Cela tourne à l’obsession dans cette période proustienne, mais 1Q84 de Haruki Murakami ne serait-il pas une sorte de Recherche du temps perdu japonaise ?
Je me trouvais il y a peu en manque de romans, et avant les tremblements et sautes d’humeur associés à ce phénomène, mon regard fut attiré par les trois volumes parus chez Belfond dans ma bibliothèque. Je n’avais que de vagues réminiscences de l’intrigue, pour tout dire, mais, au fur et à mesure de l’avancée de ma lecture, les souvenirs remontaient, sans pourtant que je réussisse à faire un tableau de l’ensemble. Et vous, de votre côté, vous pourriez résumer cette œuvre foisonnante ?
Deux personnages se détachent, Tengo et Aomamé dont le nom signifie « haricots de soja verts », ce qui n’est pas facile à porter. À noter que Tengo est le prénom du héros, un beau jeune homme doué en toute matière depuis l’école primaire, alors que Aomamé est le patronyme de l’héroïne, professeure de musculation venue d’une famille de Témoins de Jéhovah qui a renié sa foi et n’a jamais revu sa famille depuis ses onze ans. Ce n’est pas innocent : Tengo pense que son père n’est pas son père biologique, Aomamé est écrasée par sa famille enracinée dans ses croyances depuis des générations.
Du classique ? Pas vraiment car Aomamé – tueuse à ses heures de maris violents – emprunte un escalier qui la fait basculer dans un monde parallèle qu’elle va nommer 1Q84 :
1Q84 — voilà comment je vais appeler ce nouveau monde, décida Aomamé.
Q, c’est la lettre initiale du mot Question. Le signe de quelque chose qui est chargé d’interrogations.
Tout en marchant, elle hocha la tête pour s’approuver.
Que cela me plaise ou non, je me trouve à présent dans l’année 1Q84. L’année 1984 que je connaissais n’existe plus nulle part. Je suis maintenant en 1Q84. L’air a changé, le paysage a changé. Il faut que je m’acclimate le mieux possible à ce monde lourd d’interrogations. Comme un animal lâché dans une forêt inconnue. Pour survivre et assurer ma sauvegarde, je dois en comprendre au plus tôt les règles et m’y adapter. (p.199-200)
Nous voilà embarqués dans ce monde étrange et pourtant si proche, agacés par l’impossibilité de se penser dans une uchronie, tant les notations précises de notre monde contemporain nous ramènent à la réalité que nous connaissons. Un monde où les sectes sont toutes-puissantes, où l’argent et le profit écrasent les hommes ordinaires dans la laideur de constructions anarchiques, un monde où quelques-uns s’érigent en justiciers. Mais aussi un monde où les Little People dont on ne sait s’ils sont bons ou mauvais se fraient un chemin dans notre monde par l’intermédiaire de la bouche d’une vieille chèvre ou d’une petite fille, un monde où il y a deux lunes, celle que nous connaissons et une plus petite, tout près d’elle, mother et daughter, mère et fille. Un univers double où le bien et le mal ne sont pas parfaitement identifiés, où il faut lutter contre la solitude, un univers dont nous sommes captifs, d’où l’immense retentissement de cette trilogie dans le monde.
Quel rapport avec Proust, me direz-vous ?
Un nombre incroyable de similitudes et clins d’œil, à commencer par le héros, Tengo, qui se sent écrivain mais n’arrive pas à écrire avant de s’être lancé en tant que Ghost writer dans la réécriture d’un roman qui va lui valoir bien des ennuis. Tengo trouve son inspiration et son écriture au fil du roman, cela rappelle Marcel en train de devenir écrivain à travers la re-création de l’univers qu’il a connu. D’écrivain fantôme Tengo devient écrivain, nous relatant un univers dont nous doutons de la réalité tout en étant totalement immergés dans celui-ci.
La Sinfonietta de Janáček remplace la sonate de Vinteuil, la multitude de personnages, les digressions littéraires, philosophiques, l’avancement du temps avec ses douleurs et renoncements, les mentions d’écrivains, etc, que de réminiscences ! Manque seulement le petit pan de mur jaune et les peintres. Murakami se permet un clin d’œil appuyé à Marcel Proust en le donnant à lire à l’héroïne enfermée, prisonnière d’un appartement dont elle ne peut sortir, et nous donne en passant un mode d’emploi de La Recherche :
« L’écriture est magnifique, et à ma manière, je peux comprendre la structure de cet astéroïde solitaire. Simplement je n’avance pas beaucoup. Comme si j’étais sur un bateau, et que je ramais vers l’amont de la rivière. Je manie les rames tant et plus, puis, dès que je pense à quelque chose et que je me repose un peu… ah, je m’aperçois que le bateau est revenu à son point de départ, expliqua Aomamé. Je crois que maintenant, c’est ainsi que je dois le lire. Plutôt que d’avancer pour suivre l’intrigue. Je ne sais pas si c’est juste de le dire comme ça, mais de la sorte, cela me donne la sensation que le temps oscille de manière irrégulière. Ce qui se situe avant peut bien être après, et l’après avant, cela n’a pas d’importance. » (…)
« J’ai l’impression que c’est comme si je faisais le rêve de quelqu’un d’autre. (…) Même si nos sensations sont très proches, la distance entre nous est immense.
C’est exactement ça. Raison pour laquelle 1Q84 me trouble tellement ; par ces mondes confus, étranges, par la réalité de ce monde japonais inscrite de manière presque obsessionnelle avec la description précise des menus des personnages, les douleurs universelles qui nous rappellent là-encore La Recherche sont légion. Lorsque Tengo contemple son père dans le coma :
Là-dedans – à l’intérieur de ce crâne obstiné et dur à l’image d’une vieille enclume –, sous quelle forme sa conscience se dissimulait-elle ? Peut-être ne restait-il plus rien du tout ? Comme une maison laissée à l’abandon, vidée de tout ce qu’elle contenait, y compris de ses occupants ? Mais même dans ce cas, on peut s’attendre à ce qu’un souvenir ou une scène y demeurent gravés dans les murs ou au plafond. Les choses qui ont été cultivées pendant une longue période de temps ne peuvent tout de même pas être aspirées dans du rien. Alors qu’il était couché dans son lit tout simple de cet hôpital de bord de mer, son père n’était-il pas cerné, en même temps, par des scènes ou des souvenirs invisibles aux autres, dans le calme et les ténèbres d’une arrière-chambre de sa maison vide ?
Je vous laisse méditer ; quant à moi, je vais reprendre La Recherche.