Juste avant le Bac, Laura décide de partir en Allemagne, au bord de la Baltique, comme jeune fille au pair. Avant son départ, elle se taille elle-même les cheveux, manière de se couper de sa famille, de fuir l’ambiance étouffante de cette maison engluée dans le deuil après la mort de du petit dernier de quinze ans.
Commence alors une aventure étrange, une année étrangère dans tous les sens du terme. La langue, tout d’abord, où les dialogues sont difficiles lorsqu’on ne sait pas argumenter dans la langue de l’autre :
Je ne dispose pas des adverbes qui me permettraient de nuancer mon refus, tous ces petits mots qui enrobent la langue et sont comme des béquilles, qui colmatent ici, amortissent là. Savoir parler une langue étrangère, c’est bien cela : être dans le confort de la demi-teinte, dans le doigté de la nuance. Et je suis loin d’être capable de parler, je m’en rends compte avec douleur chaque jour.
Tout est étranger, dans la famille Bergen, tout est opposé à sa propre famille, ainsi qu’aux stéréotypes que l’on peut avoir de l’Allemagne et de la France. Chez Laura, on magnifie le travail et l’ordre. Chez les Bergen, c’est tout le contraire : le temps s’étire, les actes sans cesse remis au lendemain dans une sorte de fatalisme déliquescent :
La succession d’instants que je vis par petites touches m’atteint, me frustre, me met en danger. Rien ne s’amorce ici, rien ne me tient, rien ne me dit que quelque chose va prendre corps. Tout semble inerte et lourd, déstructuré et pesant, imprécis, tout semble aléatoire.
C’est l’inverse de la maison où tout était orchestré dans un ordre parfait, les horaires, les habitudes, les repas, tout savamment agencé, comme préparé à l’avance, maîtrisé.
Les Bergen sont une famille atypique ; Thomas a quatorze ans et Suzanne, neuf, cette dernière ne va à l’école que lorsque ça lui convient, et les parents ont l’air de travailler eux aussi selon un rythme aléatoire.
Comment communiquer alors que les mots manquent, mais aussi la compréhension du mode de vie de la famille ? Nous suivons le désarroi de Laura, partageons ses difficultés, ce qui nous vaut de très fines descriptions de tout ce qui sépare une langue de l’autre. Le mur invisible des souhaits et de leur transcription, la solitude inhérente à cette recherche épuisante du mot ou de l’expression juste.
L’ombre de La Montagne magique de Thomas Mann plane sur le roman, et la famille s’appelle Bergen c’est-à-dire montagne, clin d’œil à la réminiscence omniprésente du grand écrivain. Hitler et Mein Kampf s’invitent également, mais là aussi rien n’est simple, impossible de placer les stéréotypes. Le grand-père n’est pas le nazi que l’on imagine…
Brigitte Giraud, dans cette année étrangère nous offre un magnifique roman tout en subtilité et en ouverture sur l’autre. Les personnages ne sont pas où on les attend, le texte s’étire en même temps que le fil qui relie Laura à sa famille se distend, se transforme, à mesure qu’elle s’intègre mieux dans la famille Bergen, elle aussi traversée par un drame : la très belle madame Bergen est atteinte d’un cancer. Cette intégration confine au malaise à la fin du roman, et l’on se sent oppressé : cette jeune fille va-t-elle s’engluer dans le désarroi du père de famille, de plus en plus présent dans sa chambre ?
Les parents Bergen fument beaucoup, dans ce roman, rideau de fumée pour masquer leur détresse, tandis que Laura écoute à pleins tubes la musique envoyée par son frère aîné Simon. La famille se promène le long des miradors de la frontière avec l’Est, une tempête empêche de rentrer du Danemark, rien n’est anecdotique dans ce roman à l’atmosphère trouble et troublante. La maison isolée, la difficulté de nouer des relations avec les jeunes de la ville d’à côté, la sympathie excessive de madame Bergen qui va jusqu’à offrir une de ses robes – trop grande – à la jeune fille. Laura s’englue dans cette atmosphère délétère, mais pourtant elle avance, devient de moins en moins étrangère à sa famille d’accueil et à elle-même.
J’ai parcouru tous ces kilomètres pour me perdre, sans doute, mais peut-être aussi pour me trouver, pour me débarrasser de la fille que je suis devenue, sauvage, transparente, vulnérable et imprévisible, une fille tout en contradictions, quelqu’un qui s’effiloche, incapable de désirer et de choisir. Je voudrais en finir avec celle qui est allée jusqu’à renoncer à sa langue pour que la métamorphose ait lieu, celle qui a dû se débarrasser de son passé, réinventant la profession de ses parents, mentant sur la ville d’où elle vient, ne mentionnant jamais ses frères, ni le vivant, ni le mort.
La fin est un peu brutale, comme si décrire les infimes progrès de son héroïne avait épuisé l’auteure, comme s’il fallait trancher ce lien qui n’avait de raison d’être que de faire grandir la jeune fille.
J’ai beaucoup aimé ce roman d’une très grande subtilité, à l’écriture délicate, tout en retenue. Suggérer autant avec si peu de mots dans les phrases, est du grand art. Tourner autour de la douleur de l’absence et du deuil avec autant de subtilité et de sensibilité, la marque d’un grand écrivain.
Mais la mort des autres n’est pas un déchirement, je le vois bien quand je lis La montagne magique, la peur de la mort donne un sens, au contraire, elle fait tenir debout le livre entier, elle tient en haleine, elle rassemble les mots de l’écrivain. Mais la vraie mort, celle qui n’est pas dans les livres, je me demande comment on la traverse, et si on en sort un jour. Je pensais qu’il suffisait de parcourir plus de mille kilomètres, mais la mort de Léo est juste derrière la vitre de l’autobus, elle est dans l’habitacle, elle est le soir dans mon lit, […] elle fait partie de moi et je ne peux me séparer de moi.
Ce beau texte sur la façon d’apprivoiser un deuil et une langue étrangère, comme si les deux éléments étaient liés par la difficulté, l’isolement et l’incompréhension, je le recommande à toute personne qui aime les romans d’atmosphère teintés de mélancolie.