La perfection est la chasse gardée du divin, se souvient le narrateur qui ne voudrait surtout pas concurrencer Dieu, contrairement à son ami d’université Oskar :
Il lui fallait l’équilibre parfait, toujours, sur la corde raide, sans s’octroyer la moindre petite marge d’erreur.
Oskar, brillant musicien, se trouve dans une mauvaise passe : il doit régler son divorce et demande à son ami londonien s’il pourrait habiter son appartement en son absence et s’occuper de ses deux chats. Belle aubaine pour le narrateur : quitter Londres et s’occuper enfin de son œuvre, loin des notices administratives qu’il est chargé de rédiger pour la ville ! Le voilà donc dans une capitale de l’ancien bloc soviétique dont nous ignorerons tout autant le nom que celui du narrateur, installé dans le somptueux appartement design de son camarade d’université. Seulement voilà : tout est immaculé, d’une perfection obsessionnelle, et Oskar a parsemé l’appartement de messages de recommandations et de mises en garde :
S’IL TE PLAÎT, FAIS ATTENTION AU PARQUET ! Il est en chêne français et m’a coûté beaucoup d’argent quand j’ai remplacé l’ancien, et il faut le traiter comme la chose la plus raffinée de l’appartement, à l’exception du piano, bien sûr.
Notre écrivain à l’œuvre en devenir n’est pas un modèle d’ordre et les événements vont s’enchaîner comme dans le dessin animé l’apprenti magicien. D’abord une petite tache sur le parquet :
La tache retint mon attention pendant deux ou trois minutes : du verre pilé me coulait dans les veines. Des taches de vin rouge, pensai-je. (…) Une marque subsistait, arrondi rougeâtre très léger à peine visible dans les fibres naturelles du bois. Tache de naissance en attente de son dernier traitement laser.
Puis une plus grosse, et une autre, et encore une autre, et si on s’arrêtait au parquet ce serait un moindre mal ! Le lecteur rit souvent nerveusement tellement il s’identifie au malheureux dépassé par les événements. Tout est amplifié par le dépaysement dans cette ville inconnue dont le narrateur ne comprend pas la langue, cette ville dont le passé plombe l’atmosphère :
De l’autre côté de l’avenue, on avait considérablement agrandi la place pour accueillir la contribution du XXe siècle à la scène. L’empilement menaçant de boîtes en béton tachées, zébrées méchamment par la pluie qui tombait, donnait simultanément une impression de poids terrible et imposant, et de fragilité mitée. Un peu comme si les innocents centres culturels gris sur la rive sud de la Tamise avaient enflé sous la pluie, bouffis de ciment et de tumeurs d’amiante, et avaient soudain commencé à diffuser une malveillance ineffable. Incarnation d’une campagne de sécurité publique à l’encontre du modernisme, cette bâtisse annonçait haut et fort : « cadeau du peuple soviétique ».
« Cadeau » construit sur le cimetière de la ville et s’enfonçant lentement, symbole de l’échec soviétique pendant qu’un autre fiasco se profile dans l’appartement.
Ce premier roman d’un journaliste anglo-indien spécialiste d’architecture se lit à plusieurs niveaux.
Il y a d’abord la prééminence des lieux : l’appartement d’une modernité triomphante et la ville étrangère déliquescente en contrepoint grinçant. Ensuite la très fine analyse des rapports amicaux entre deux personnes que tout oppose : caractère, origine sociale, réussite professionnelle ; celle-ci nous interroge sur nos propres rapports à l’amitié. Qu’y a-t-il de commun entre Oskar le compositeur qui pense sa vie entière comme une œuvre tendant vers la perfection et le narrateur imperméable à la musique ?
Et le concert ? Supportable et j’avais eu l’agréable surprise de reconnaître la musique. Comme c’est le cas pour toute la musique classique : Oh, n’est-ce-pas-la-musique-pour-la-publicité-du-café-Nectar-de-Jacques-Vavre ? Mais je savais que j’avais entendu La jeune fille et la Mort auparavant – peut-être bien dans le film avec Sigourney Weaver – ; et La Truite s’avéra être la mélodie choisie pour accompagner une série télévisée des années 1990 à la BBC dont je ne me rappelais pratiquement rien. Ancré par ces références culturelles – et rassuré de savoir que je n’allais pas devoir subir deux heures expérimentales avec des cris de bébé ou le raclement d’une pelle le long d’un trottoir –, j’eus toute liberté pour me divertir. (…) Quand j’écoute de la musique classique, je veux en même temps pouvoir lire le journal ou bricoler.
Un abîme sépare les deux hommes. Alors pourquoi Oskar a-t-il demandé à son ami de garder son appartement ? Vous le saurez à la fin du roman dans une apothéose de cruauté et d’humour noir.
So british… Vous n’allez pas vous priver d’un tel plaisir !
Will Wiles
traduit de l’anglais par Françoise Pertat
Liana Levi, mars 2014, 296 p., 21,00 €
ISBN : 978-2-86746-716-5
Non, je ne compte pas m’en priver… Trop savoureux! Merci de le présenter aussi bien !
Merci à toi! Un livre réjouissant dont il ne faut pas se priver, en effet!