Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Horrorstör, bagne de la consommation

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couverture-horrorstorAu début, on croit que quelqu’un s’est trompé et, distrait, a posé son catalogue IKEA sur le présentoir de livres… Design reconnaissable entre tous, quel est le nom de ce canapé, déjà ? Pourtant quelque chose cloche. Dans les cadres bon marché affichés sur le mur, un homme aux yeux blancs appuie ses deux mains sur le mur comme s’il voulait le traverser. Bienvenue dans Horrorstör, le livre de l’Américain Grady Hendrix.

L’impression de catalogue se renforce en feuilletant le livre : chaque chapitre est précédé par un dessin réclame d’un produit typiquement suédois. Pourtant, insidieusement, les produits présentés évoluent. Au début se trouve De BROOKA

Le canapé de vos rêves. Des coussins en mousse à mémoire de forme et un dossier haut pour un soutien optimal des vertèbres cervicales, BROOKA est le meilleur début de la fin de votre journée !

En petites lettres, les couleurs, dimensions et référence de l’article, comme dans l’enseigne bien connue. On passe après quelques meubles et chapitres à BODAVEST

Cumulant les avantages des meilleurs systèmes de contention traditionnels, BODAVEST vous confine et empêche le flux tumultueux du sang vers votre cerveau. L’immobilité forcée vous oblige à l’introspection et vous libère des stimuli extérieurs stressants.

En petites lettres, matière, dimensions et référence de l’article.

Nous sommes au milieu du livre !  Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter INGALUT

Vous soumettre à la panique, à la terreur et au désespoir de la noyade sans jamais vous accorder le soulagement de la mort, tel est le but de l’élégant INGALUT. Son bain d’hydrothérapie vous permet de souffrir encore et encore jusqu’à ce que vous soyez entièrement guéri.

Les articles suivants, vous les découvrirez tout seul…

Vous l’aurez compris, dans Horrorstör (quelque chose comme le magasin de l’horreur) l’auteur s’en donne à cœur joie. Il se protège bien sûr en disant qu’il ne parle pas d’IKEA mais d’Orsk son concurrent bas de gamme, mais vous reconnaîtrez la grande enseigne à chaque page. La façon dont sont présentés les meubles à monter soi-même, les employés conseillant les clients-amis, la philosophie lénifiante, les circuits immenses faisant parcourir tout le magasin… Les techniques sophistiquées comme la désorientation programmée (pas de point de repère, un circuit sinueux), le management destiné à faire sortir le meilleur de chaque employé et le maximum de la poche du client badaud, tout est là.

Avec dans le rôle principal Amy, jeune femme velléitaire et râleuse, le chef Basil qui cite à tout moment le fondateur de l’enseigne, la gentille Ruth Ann qui n’a que le magasin pour famille, et deux intrus chasseurs de fantômes, les vendeurs Matt et Trinity.

Mais quelque chose ne va pas dans le magasin de Cleveland : des appels au secours, des odeurs innommables, des objets abîmés, des graffiti… Les employés restent la nuit pour piéger le ou les responsables.

Commence alors la partie horreur du roman, avec des parallèles éclairants : le bagne des employés du magasin a été construit sur un bagne détruit au XIXe siècle et les âmes d’autrefois reviennent sur les lieux. Le magasin Orsk redevient la Ruche. Le magasin où chaque employé a l’impression d’être épié par les caméras redevient la prison où les prisonniers pensent qu’aucun de leur geste n’échappe à leur gardien : c’est le concept de la panoptique utilisé au  XIXe siècle.

Au cours de cette nuit d’horreur, le gardien fou prend possession du corps d’un SDF qui squattait le magasin, les tortures, les zombies, les hordes de rats et le pus dégoulinant des plafonds s’accumulent comme dans un page turner, l’auteur s’en donne à cœur joie.

Question style, bon, on ne va pas chipoter, le livre est efficace, un vrai jeu de la désorientation programmée avec des personnages sympathiques. On exclut bien sûr les responsables d’un cynisme absolu, c’est la règle, non ? Quant à la fin, ah, la fin, c’est un vrai plaisir que je vous laisse découvrir. Voilà pour le premier degré.

Mais au-delà du roman d’horreur, la critique sociale de ce mode de consommation et d’exploitation des travailleurs est magistral, le magasin concentrationnaire est métaphoriquement une  bête monstrueuse :

Amy décida de faire le grand tour. Défiant l’aboutissement brillant de la réflexion d’une équipe de psychologues ès Marketing, elle remonta Orsk à l’envers. Commençant par l’anus de la bête (les caisses), elle remonta son système digestif jusqu’à sa bouche (l’entrée de l’Expo). Le magasin avait été pensé pour obliger les clients à avancer dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le but était de les maintenir dans une espèce d’état hypnotique. Amy, elle, avait seulement l’impression de déambuler dans une maison hantée de fête foraine toutes lumières allumées. Elle passait totalement à côté de l’effet recherché.

Horrorstör de Grady Hendrix, un format carré aux éditions Milanetdemi, vous ne pouvez pas vous tromper, il est juste plus gros qu’un catalogue IKEA. Et la troisième de couverture est aussi hilarante et inventive que le reste du roman.

Déstabilisant, désorientant et hypercréatif. Pour adolescents sans limite d’âge et consommateurs avertis.

Horrorstör
Grady Hendrix
Traduit de l’américain par Amélie Sarn
Milan et demi, août 2015, 240 p., 19€
ISBN : 978-2-7459-7158-6

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Tourisme humanitaire et gros sous

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Les vacances vont commencer, pourtant vous n’avez plus envie de bronzer sur une plage avec un œil sur un roman policier et l’autre sur les excitantes voisines de serviette. La misère à un jet des plages de rêve, la pauvreté choquante des pays visités, la lassitude du tourisme de masse, tout vous pousse vers autre chose.

Vous êtes mûr(e)s pour l’éco-tourisme ou pire le volontourisme selon le mot-valise anglais. L’éco-tourisme dans nos contrées ne fait aucun dégât. Il n’en est pas de même de ce tourisme humanitaire en pleine expansion. Vous trouverez ci-dessous une image tirée de l’excellent et très drôle site Barbie Savior sur Instagram qui se moque du volontourisme et de ses dégâts. Barbie1

Jetez un œil sur internet et vous trouverez abondance d’organismes qui vous proposent de participer à l’éradication de la misère ou de l’ignorance. Leur argumentaire est magnifiquement construit et explore notre mauvaise conscience d’Occidentaux. Ces organismes oublient d’écrire qu’ils sont en fait des associations à but (très) lucratif ou des agences de voyage spécialisées.

C’est le secteur qui connaît le plus fort développement de l’industrie touristique, le plus rentable aussi. Cela se chiffre en milliards d’euros, avec des marges bénéficiaires de 30 à 40 % contre 2 à 3 % pour les agences traditionnelles. Cela pourrait être seulement une attrape-gogos comme une autre ; après tout le type qui rentre le dos cassé d’avoir dormi sur le sol avec la satisfaction d’avoir partagé la vraie vie des pauvres et d’avoir apporté sa pierre à l’édification d’un monde meilleur, cela a un prix. Malheureusement les dommages dans les pays « aidés » sont nombreux. On ne parle pas seulement des écoles démontées et reconstruites la nuit par des professionnels, du travail pris aux locaux, mais aussi de trafics d’enfants, comme au Népal par exemple. Katmandou compte plus d’orphelinats que l’Europe entière…

Certaines entreprises essaient de se démarquer de ces pratiques. L’organisation anglaise Tourism Concern tente de moraliser le secteur, la fondation suisse Nouvelle Planète, de son côté, refuse d’intervenir au Népal.

Au lendemain du tremblement de terre qui a secoué le Népal en avril 2015, Projects Abroad proposait déjà des séjours pour reconstruire le pays, « ne nécessitant aucune qualification particulière ».

De qui se moque-t-on le plus ? Des populations locales gravement éprouvées ? Des jeunes plein d’idéal qui désirent aider ? Des organismes humanitaires qui auront ensuite mauvaise presse ?

Pour plus de renseignements sur ce problème je vous conseille le site sur lequel le Service Volontaire international (association belge à but non lucratif) a expliqué les dangers de cette nouvelle forme de tourisme, et l’article de Courrier international paru en juin 2015.

C’est l’été, (enfin presque !) personne ne vous demande de rester sur votre transat, seulement d’être prudent et de vous renseigner avant de partir ou d’envoyer vos enfants en « mission humanitaire ». L’aide efficace aux populations ne s’improvise pas et nécessite des professionnels entraînés.

L’article de Sciences humaines d’avril 2016 donne des détails édifiants sur certaines pratiques d’organisations qui s’implantent rapidement en France. Le jeune qui veut « aider » va payer le prix fort. Deux mille euros plus le prix du voyage pour faire l’expérience de l’humanitaire pendant les vacances scolaires. C’est plus cher que des vacances ordinaires, mais Volunteering Overseas est fait pour rassurer les parents inquiets car leurs enfants sont totalement pris en main par le personnel, et s’ils décident tout compte fait de ne pas faire d’humanitaire, ils sont libres et repartiront avec leur beau tee-shirt. Les parents paient, en partie pour aider leurs enfants à trouver leur voie, en partie pour ajouter une ligne à leur futur CV, l’humanitaire prouvant, pensent-ils, que leurs enfants sont capables de s’engager.

Ce voyage qui part de très bonnes intentions, ce voyage hors de prix ne concerne qu’une frange très aisée de la population. Le magazine fait très justement le parallèle entre le « grand tour » de formation d’autrefois et cette nouvelle forme de tourisme dont le point de départ est pourtant généreux.

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Un éléphant vert, ça n’existe pas !

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éléphant

Un éléphant vert, ça n’existe pas !

Un éléphant vert paré comme la monture d’un maharadjah, ça n’existe pas !

Un éléphant qui sort d’une élégante maison aux persiennes blanches, ça n’existe pas !

En général, il est vrai, les éléphants ne visitent pas Londres. Même s’ils sont verts et affichent leur coquetterie. Une exception pourtant : durant le Chelsea Flower Show, une des plus importantes manifestations d’horticulture de Grande-Bretagne, les vitrines des magasins se parent de splendides décorations.

D’où cet éléphant de buis haut de deux mètres sorti des rêves exotiques ou de la nostalgie coloniale d’un pépiniériste créatif qui observe les badauds.

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Couleurs londoniennes

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Londres

Gris, le monde est gris… Votre moral est en berne ? Suivez l’exemple de Londres, adepte des couleurs qui pétillent, et voyez la vie en rose, toutes les nuances de rose : rose chair, rose bonbon, fuschia, magenta, violet qui claque, et par dessus toute cette envolée de bonne humeur, des touches de jaune bouton d’or et de rouge vermeil sans oublier les deux jambes bleu électrique de ce jean qui danse.

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Alzheimer, neuro-imagerie et amour

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La journée mondiale de la maladie d’Alzheimer que certains appellent pudiquement « la maladie du souvenir » est célébrée (!!!) le 21 septembre. On voit le message : les trois quarts de l’année sont écoulés, changement de saison, comme si l’automne signifiait la saison de tous les désastres. Les futurs retraités apprécieront. Il me semble que s’il fallait choisir une symbolique,  le 21 décembre aurait été plus approprié, le cliché de l’hiver saison morte fait sens. Mais la date était sans doute trop proche de Noël, cela aurait fait mauvais effet au milieu de la grand-messe commerciale.

Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts […]

Marcel Proust exprime à merveille la continuité de la chaîne des générations, mais lorsqu’on est bloqué dans un présent incompréhensible ? Pour les  familles des malades restent les stratégies pour éviter le plus longtemps possible le placement en institution. Supprimer le gaz, surveiller le contenu du frigo, évacuer les produits périmés, mettre partout des affiches pour pallier à la mémoire défaillante, panonceaux pathétiques dans l’armoire de la chambre à coucher, au-dessus de la porte d’entrée, de la cuisinière ou du frigo : le lieu de vie se transforme en jeu de pistes où l’écriture grossie des vieux enfants angoissés sur des feuilles A4 scotchées fait penser aux cailloux du Petit Poucet dans la forêt de l’Ogre. Culottes, pulls, pantalons deviennent de plus en plus faciles à enfiler : des élastique à la place des boutons, des « scratch » plutôt de que des lacets ; vient pourtant le moment où il faut imposer les repas à domicile, les soins, la toilette. Humiliation des uns, culpabilité des autres, épuisement avant la défaite devant cette maladie qui nous rend étrangers ceux que nous aimons.hiver

Les pertes s’accumulent, le monde devient glacial. […] Ce qui est perdu en chemin, c’est soi-même… il n’y a pas de nouveau départ, on ne fait que continuer, sur un chemin de plus en plus étroit. (Ruth Kluger, Perdu en chemin)

Les études en neuro-imagerie montrent que les mêmes zones du cortex préfrontal sont impliquées pour des activités mentales concernant le passé et l’avenir. Se souvenir de notre enfance, de nos actions passées, des gens que nous avons aimés, décider de changer de vie, d’apprendre une langue ou un métier, décomposer nos projets en étapes, prévoir l’avenir, tout cela se trouve dans  les mêmes zones de notre cerveau. Quand celles-ci dysfonctionnent ou ne répondent plus, que reste-t-il de nous ? Nous sommes ce que nous avons accumulé d’expériences, nous sommes nos projets, nous sommes notre passé et notre avenir, le présent n’est qu’un curseur en perpétuel déplacement.

Les cicatrices sont comme les années, elles s’accumulent petit à petit, et tout ça finit par faire un être humain. (Robert Seethaler, Une vie entière)

Un présent qui a perdu tout son sens mais dans lequel les malades continent à vivre. Chaos de souvenirs et de priorités, éclatement de ce qui constituait une personne, bien sûr. Mais aussi parfois l’amour, comme dans la nouvelle Éclaircie, l’amour plus puissant que la destruction, l’amour comme lumière dans la confusion, l’amour guide dans la forêt obscure des signes brouillés.

Cela doit tous nous donner à réfléchir sur les priorités de nos vies.

Je voudrais conclure cet article où la lumière se fait rare par le bouleversant poème d’Aksinia Mihaylova dans le recueil Le ciel à perdre :

Il reste assis des heures dans un fauteuil

discute avec quelqu’un dans la pénombre et en agitant les mains, il renverse le verre de vin sur la nappe blanche qu’on met lors des fêtes :

Un silence rouge.

Après, il déplace le miroir de mur en mur : J’ai perdu ma carte d’identité, dit-il, les jours dans cette saison sont courts, la lumière n’est pas suffisante

et je ne me reconnais plus.

L’amour, vous dis-je, la lumière qui éclaire nos vie du berceau à la tombe.

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