Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Umberto Eco, le rire et l’ignorance

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le nom de la roseUmberto Eco vient de mourir, et le Nom de la rose me revient en mémoire, ce roman si riche, si érudit et si profond dont la lecture m’a imprégnée durablement.

Jorge le moine bibliothécaire aveugle d’une très sage abbaye bénédictine est prêt à tout pour que l’unique exemplaire du Rire d’Aristote reste secret :

 Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, suivant le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? (…) Un philosophe grec (…) dit qu’on doit démanteler le sérieux de ses adversaires avec le rire, et le rire adverse avec le sérieux. La prudence de nos pères a fait son choix : si le rire est le plaisir de la plèbe, que la licence de la plèbe soit tenue en bride et humiliée, et sévèrement menacée.

Le moine Jorge commet des crimes parce qu’il n’a pas étudié à l’université et que son ignorance l’a conduit à un dangereux délire. Les philosophes enseignaient la scolastique qui essayait de concilier la philosophie antique avec la philosophie chrétienne. La philosophie scolastique recherchait les « propria » c’est-à-dire les propriétés distinctives de l’homme, et le rire participe de leur définition de l’homme car les animaux ne rient pas.

Les théologiens s’efforcent de codifier le rire pour différencier le bon rire, celui qui exprime la joie sincère, du mauvais, le rire méchant qui se gausse des malheurs d’autrui. À leur suite, et de manière parfaitement conforme aux éléments de la scolastique, Dante parle de la faculté de rire dans Le Banquet : Dante

Et qu’est-ce que le rire, sinon un étincellement du plaisir de l’âme, c’est-à-dire une clarté apparaissant au-dehors selon ce qui se passe au-dedans ? C’est pourquoi il convient à l’homme (…) de rire modérément, avec honnête sévérité et à petit branle de sa mâchoire.

À petit branle de sa mâchoire… Parce qu’il y a danger si on éclate de rire, le rire est associé au plaisir, à l’excès, ou pire à la cruauté et à la moquerie. Rire est dangereux, pensent les grands mystiques Bernard de Clairvaux et Hildegarde de Bingen, le chrétien ne devrait pas rire, par peur du Jugement dernier. Hildegarde de BingenPour Hildegarde, le rire est le propre du diable. La dérision est l’arme des esprits malins qui ont contesté la suprématie de Dieu. C’est le diable en action qui provoque ce rire irrépressible qui ne peut-être canalisé, ce si justement nommé fou-rire, irruption de l’animalité pour la grande visionnaire du XIIe siècle. Elle associe le rire de l’homme au plaisir charnel d’où la comparaison des larmes de rire avec le sperme… Hildegarde de Bingen a été mise en échec par un démon moqueur lors de tentatives d’exorcisme, ceci explique peut-être cela.

Le Christ a-t-il ri ? Comment le savoir ? Seul le Christ en croix de l’abbaye de Lérins semble sourire et jamais aucun écrit n’atteste le rire du fils de Dieu.christ-souriant-detail

N’empêche, le rire s’insinue dans la religion et la vie religieuse : Jacques le Goff avait parlé des « Jeux de moines » attestés depuis le haut Moyen Âge. C’était des séries de devinettes proposées dès le VIe siècle aux moines en dehors des moments imposés de silence. De nombreux manuscrits de ces Joca monachorum nous sont parvenus. C’est devenu nettement moins biblique à la fin du Moyen Âge avec des livres de devinettes. Le rire envahit les églises au XIIIe siècle, quand les prédicateurs tiennent leur public en haleine en lui faisant tour à tour peur et rire, et comme le rire marche mieux que la peur pour déplacer les foules, certains sermons dérapent vers un comique qui n’a plus grand chose à voir avec la religion…

Au cours de ce même XIIIe siècle qui voit l’apogée de la chrétienté et une extraordinaire embellie de la vie quotidienne, apparaissent le théâtre comique et les fabliaux, les farces et les sermons parodiques. Le rire envahit l’espace public, rire de petites gens sur le parvis des églises, rire des bourgeois avec les fabliaux, rire des élites avec le Décaméron de Boccace ou les Cent nouvelles nouvelles qui pillent sans vergogne l’ouvrage de Boccace. Le rire plutôt que l’ascétisme.

Umberto Eco, érudit de la philosophie médiévale, en choisissant comme assassin un moine bibliothécaire capable de tuer pour qu’un livre de philosophie sur le rire ne soit pas diffusé, montre que la bêtise et l’ignorance sont les plus grands dangers auxquels sont confrontés l’espèce humaine.

Est-ce la raison pour laquelle, peu de temps avant de mourir, il a quitté sa maison d’édition qui était passée sous la houlette de Bernasconi ? Beau séjour, cher Umberto, dans le paradis des érudits.

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« Une vie entière » donne un magnifique roman

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Les cicatrices sont comme les années, elles s’accumulent petit à petit, et tout ça finit par faire un être humain.

Une vie entière

Une vie entière

Les cicatrices viennent après la blessure, après les coups physiques et les coups du sort, ceux qui font chanceler l’être humain avant de faire partie de son histoire. Andreas Egger appartient au monde des obscurs, des petites gens si admirablement décrits par Flaubert dans Un Cœur simple dont la trame de départ ressemble à celle du livre de Robert Seethaler : même début de vie pour Félicité et Andreas, tous deux recueillis par un paysan qui les bat, tous deux cœurs simples sans amertume et amoureux du travail bien fait.

Il y a une longue filiation de ces descriptions de vie exemptes de romanesque, de Flaubert à Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon. Dans la littérature contemporaine, ces vies s’inscrivent dans l’histoire et l’évolution de la société. Chez Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek parlait déjà des changements en Autriche pendant la seconde guerre mondiale, et le héros était un jeune garçon modeste. La comparaison avec Une vie entière s’arrête là tant l’envergure du deuxième roman surprend par son ampleur.

On suit Andreas Egger de son arrivée dans ce village de montagne au pied des Alpes au début du vingtième siècle à sa mort dans une cabane au-dessus du village presque quatre-vingts ans plus tard :

Enfant, Andreas Egger n’avait jamais crié de joie, voire crié tout court. Jusqu’à sa première année d’école, il n’avait même pas vraiment parlé. Il s’était constitué non sans peine un petit pécule de mots qu’il se disait tout haut en de rares moments et assemblait au hasard. Parler voulait dire attirer l’attention, ce qui pour le coup ne présageait rien de bon. Quand, un beau jour de l’été dix-neuf cent deux, on l’avait hissé hors de la voiture qui l’amenait d’une ville située au-delà des montagnes, le petit garçon était resté coi, levant de grands yeux étonnés sur les cimes d’un blanc irisé. Il pouvait avoir environ quatre ans alors, peut-être un peu moins, ou un peu plus. Personne ne le savait exactement, personne n’en avait cure, et c’était bien le cadet des soucis du fermier Hubert Kranzstocker qui réceptionna le petit Egger à contre-cœur (…).

Durant cette existence difficile si admirablement décrite, on suit l’évolution de la vie dans les Alpes Autrichiennes : l’installation des téléphériques, le nazisme, la guerre, la transformation de l’agriculture de montagne en activité touristique… D’autres encore comme l’arrivée de l’électricité, de la télévision, le spectacle des hommes qui marchent sur la lune…

La population du village avait triplé depuis la guerre et le nombre de lits presque décuplé, ce qui amena la commune à entreprendre, outre la construction d’un centre de vacances, avec piscine couverte et jardin thermal, l’agrandissement du bâtiment scolaire qui s’imposait depuis longtemps.

Robert Seethaler parle également d’un épisode habituellement passé sous silence, à savoir le fait que des soldats allemands sont restés prisonniers en U.R.S.S. jusqu’en 1951.

Egger, rendu boiteux à la suite des sévices du paysan Kranzstocker, possède une grande force physique et ne connaît pas le vertige ; il participe à l’installation puis à l’entretien des pylônes des téléphériques. Dans la dernière partie de sa vie il deviendra guide de montagne pour les touristes.

Manifestement, les gens venaient chercher dans les montagnes quelque chose qu’ils croyaient avoir perdu ils ne savaient quand, longtemps auparavant. Il ne comprit jamais de quoi il s’agissait exactement, mais, les années passant, il acquit la certitude qu’au fond ce n’était pas lui que les touristes suivaient de leur pas mal assuré, mais quelque insatiable nostalgie inconnue.

Cette nostalgie n’envahit pas que les touristes. Elle submerge le lecteur, ébloui par l’extraordinaire et spectaculaire demande en mariage de Egger à Marie la servante de l’auberge, et bouleversé par la fin tragique de l’éclaircie dans la vie d’Andreas Egger. Car on s’attache très vite à ce taiseux, comme on s’était attaché par exemple au Joseph de Marie-Hélène Lafon, même si les deux livres se situent aux antipodes l’un de l’autre tant le style de leur auteur respectif est différent.

La vie fracassée dès le départ du petit Andreas, cette vie d’orphelin vouée à l’exploitation, nous bouleverse pour d’autres raisons que cette version moderne des Misérables. Parce qu’elle est universelle. Parce que, au-delà du cas particulier du petit autrichien du début du vingtième siècle, c’est notre propre vie que nous apercevons en filigrane, cette vie qui nous échappe au milieu des évolutions technologiques qui vont de plus en plus vite.

Comme tous les êtres humains, il avait, lui aussi, nourri en son for intérieur, pendant sa vie, des idées et des rêves. Il en avait assouvi certains, d’autres lui avaient été offerts. Beaucoup de choses étaient restées inaccessibles ou lui avaient été arrachées à peine obtenues. Mais il était toujours là. Et dans les jours qui suivaient la première fonte des neiges, quand il traversait le matin le pré humide de rosée devant sa cabane et s’étendait sur une des dalles rocheuses qui le parsemaient, avec dans son dos la fraîcheur de la pierre et sur le visage les premiers chauds rayons de soleil, il avait l’impression qu’il ne s’en était tout de même pas si mal tiré.

Lisez cette Vie entière, avec émotion, avec respect, et admiration.

Une vie entière
Robert Seethaler
traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes
Sabine Wespieser, octobre 2015, 160 p., 18,00 €
ISBN : 978-2-84805-194-9

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Naissance d’un père et tempête de souvenirs

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Naissance d'un pèreNaissance d’un père de Laurent Bénégui vient interrompre la succession de livres drolatiques à l’activité effrénée où un personnage apparemment normal se trouve confronté à des situations invraisemblables qui suscitent l’hilarité du lecteur. Jusque-là le héros d’un roman de Bénégui s’exprimait à la première personne, et ce « je » pourtant opérait une mise à distance du lecteur, comme l’impression de se trouver au cinéma en train de regarder le héros se dépatouiller avec la pagaille qu’il a suscité. Avec Naissance d’un père, c’est tout l’inverse. Le héros de l’histoire est mis à distance du narrateur et pourtant ce « il » est terriblement intime, renvoie le lecteur à sa propre histoire, supprime la distance.

Naissance d’un père, livre oxymore universel.

Le titre en lui-même est un superbe oxymore qui nous éclaire sur le contenu du livre. On donne naissance à un enfant, bien sûr, mais qui s’est intéressé à la façon dont on devient père ? C’est bien une façon de naître, puisque c’est un nouvel individu qui apparaît avec l’irruption d’un enfant dans sa vie.

L’argument de départ est simple : Romain, chauffeur de taxi, partage la vie de Louise, violoncelliste dans un orchestre qui va bientôt accoucher d’une petite fille. Mais nous sommes chez Bénégui, et cela ne peut bien sûr pas rester longtemps paisible. Les heureux futurs parents ont une histoire compliquée bien actuelle. Tout d’abord le bébé était déjà conçu lorsque Louise a rencontré Romain par l’intermédiaire de sa meilleure amie, harpiste dans l’orchestre et sœur de Romain. Demi-sœur plus exactement, et c’est important : le père de Romain, grand mathématicien, a eu trois enfants avec trois femmes différentes avant de disparaître dans la nature. Maya, Romain et Shirley Longueville n’ont pas eu de père, mais l’absent hante leur vie. Les deux jeunes femmes passent d’une aventure insatisfaisante à une autre, et leur frère, ancien grand sportif qui a abandonné la compétition après un accident semble tout aussi fragile. Demi-famille, enfants instables. Au fond un miroir de notre société.

Louise avant sa rencontre avec Romain semblait tout aussi perdue, elle aussi passait d’une aventure à l’autre, sans se protéger parce qu’elle pensait ne pas pouvoir avoir d’enfant suite à trois avortements. Fragilités diverses et au milieu de tout cela, la grossesse de Louise. Romain est resté parce qu’il aime Louise, mais cet enfant qui a poussé dans son ventre c’est autre chose… Louise pense que c’est difficile parce qu’il n’est pas le géniteur, Romain a peur de se sauver comme son père l’a fait.

Ainsi, ligne après ligne, sur les feuilles où Louise consignait ses idées, les Chloé, Éva, Emma, Léone, Alessia, Gabrielle, Paloma ou Clara avaient défilé, lui chuchotant tour à tour qu’il n’était pas leur père. Et aucun prénom ne lui avait épargné ce refrain.

Arrive une  énorme tempête qui va tout bousculer : Louise se retrouve en salle de travail avec une autre parturiente, Sandrine Brunoy ; après bien des péripéties Romain se retrouve seul avec les deux femmes qu’il va devoir aider à mettre au monde leur enfant respectif.

Il découvrit Louise, de dos, sur la table de travail, allongée sur le flanc, repliée sur son ventre douloureux, expirant à petites bouffées rapides. Des câbles électriques émergeaient sous l’étoffe bleue, reliés à l’imprimante sur laquelle l’aiguille traçait une courbe dont la pente allait croissante.

— Louise, ça va? se rua-t-il en lui attrapant le bras.

La femme se retourna et révéla son regard, brouillé par la souffrance et la surprise, ses traits crispés entre les mèches brunes collées par la sueur. Ce n’était pas Louise.

Alessia naît la première, la fille de Louise va bien. Inès arrive ensuite, et là c’est différent.

Le reste, vous le découvrirez dans ce beau roman initiatique. Bien sûr il y a des scories comme les scènes de sexe stéréotypées ou des phrases trop hâtivement écrites qui frisent le cliché, mais le reste est plein de sincérité, de pudeur et de justesse dans les sentiments humains. Tous les hommes se reconnaîtront dans cette difficulté à se sentir père, à appréhender tout ce que ce ventre qui s’arrondit va bouleverser dans leur vie, le fait de passer après, de gravir un échelon dans leur existence. Toutes les femmes se reconnaîtront dans cette espèce de flottement, de déception face à leur compagnon qui n’adhère pas comme elles le désireraient à cet incroyable bouleversement de leur existence.

On rit parfois, comme le moment où Louise, au milieu du déluge, dit « J’ai perdu les eaux », du Bénégui pur jus… Mais on est le plus souvent bouleversé par la finesse et l’exactitude de l’analyse des désarrois humains. Pour ma part, pour des raisons d’histoire familiale, je n’ai pas ri longtemps. Donner la vie, c’est parfois donner la souffrance puis la mort, et rien ne prépare les futurs parents à cela. Mon mari, quant à lui, après avoir beaucoup ri à des moments qui me semblaient étonnants et typiquement masculins, après avoir revécu de l’intérieur ses angoisses lors des grossesses de sa femme, a pleuré face à ce qui nous ramenait à notre drame personnel. Monsieur Bénégui, ce livre est très différent de ce que vous écrivez d’habitude. J’ai aimé vos livres précédents mais celui-ci m’a touchée profondément. Ce que vous offrez à vos lecteur, c’est un moment de leur vie.

Vous êtes préparées à donner la vie, poursuivit le docteur Mauduis. On vous le répète depuis que vous êtes petites et le jour où vous avez vos règles, on vous explique que ça y est, vous êtes devenues des femmes puisque vous pouvez devenir mères… Alors que la société conforte vos homologues masculins dans l’idée que leur participation au processus est assez accessoire et plutôt brève. Croyez-moi, j’ai vu un paquet de types qui n’ont réalisé ce qui leur arrivait qu’en posant un pied dans cette salle. (…) Au fond, les hommes ont aussi quelque chose à faire naître ce jour-là. conclut-il en se redressant.

Naissance d’un père, livre oxymore universel, est-il écrit plus haut. Une femme transmet la vie à son enfant mais son compagnon ne connaît pas la transformation intime de la mère, cet échange entre l’enfant qui grandit et la prépare à son rôle. Un homme naît à la paternité plus tard, il doit apprendre son rôle et devenir ce qu’il doit être. Il doit grandir d’un coup s’il est encore « adulescent », il sait que cette vie fragile qui vient bousculer sa vie l’occupera jusqu’à sa mort à moins d’une fuite devant ses responsabilités. Le personnage de Romain, pris dans ses contradictions et son dilemme, va grandir grâce à une tragédie qui ne le concerne pas.

L’oxymore du titre résume une contradiction fondamentale : donner la vie et perdre ce que la sienne avait de fermé sur elle-même.

Alors, me direz-vous, est-ce du Bénégui, ce médicament contre la morosité ambiante ? Bien sûr, parce qu’on ne se débarrasse pas facilement de ce qui fait votre marque de fabrique : le torrent d’images (Alessia ne pouvait naître qu’au cœur d’une tempête), de situations à la fois cocasses et surréalistes, de jeux de mots un peu salaces, mais à doses beaucoup moins importantes que dans les romans précédents. Ce qu’on a perdu en éclats de rire on l’a gagné en émotions et en retour sur sa propre vie, je ne pense pas que l’on soit perdant.

Naissance d’un père
Laurent Bénégui
Julliard, février 2016, 238 p., 18 €
ISBN : 978-2-260-02222-0

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Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique : splendeur du Japon

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SôsekiOreiller d’herbe ou le Voyage poétique, de l’écrivain japonais Sôseki (1867-1916) est un livre rare qui doit absolument être connu des amateurs de beauté et de poésie, un texte qui distille une impression de douceur et de légèreté, plonge le lecteur dans une atmosphère de rêve éveillé terriblement lointain. Un voyage dans l’espace, le temps et la beauté.

Un jeune artiste entreprend, au début du vingtième siècle, un voyage à pied loin de la ville et de ses distractions, dans la campagne japonaise immuable qui va plonger dans la modernité.

A prendre part plus que de raison aux rumeurs du monde, l’odeur nauséabonde d’ici-bas s’infiltre à travers les pores de la peau et le corps tout entier s’alourdit de crasse.

Vous l’aurez compris, notre trentenaire veut s’alléger, s’élever et réussir à peindre le tableau dont il rêve dans ce monde sans tentations. Il rencontre d’abord un cavalier, puis une vieille dame dans une auberge abandonnée, une vieille femme qui regarde passer les hommes et les chevaux :

A peine a-t-elle murmuré que déjà ils ont disparu. Un printemps puis un autre sur le chemin tranquille et solitaire, passé et présent, dans ce hameau jonché de pétales de fleurs de cerisiers au point que le pied ne peut se poser sans les fouler, depuis combien d’années cette vieille femme compte-t-elle les chevaux qui passent, combien d’années ont passé sur ses cheveux devenus blancs ?

Chanson du cocher

Passent les printemps

Sur les cheveux toujours plus blancs

Voici un haïku, puis un autre, le texte et la poésie coulent de source pour notre peintre qui transporte son matériel. La vieille femme lui apprendra la légende de cette belle jeune fille morte noyée, telle Ophélie, elle lui parlera aussi d’une autre jeune fille au destin difficile : les chevaux qui transportent les jeunes filles vouées au malheur passent devant sa porte, et les légendes, et les paysans… Notre jeune homme continue son voyage et s’installe dans une auberge dont il est le seul client. Il décrit scrupuleusement les splendeurs de la nature, les repas tels un tableau, si beaux qu’on hésite à les manger, les jardins, les desserts à la beauté charnelle… Et la jeune femme de la maison, Nami la belle jeune femme mal mariée, écho de l’autre  jeune fille descendue de la montagne. Mais cette Ophélie bouscule le jeune homme, se moque de lui, joue de son trouble, obsédante et mystérieuse.

l’ombre de la femme s’effaça, mélancolique et solitaire, alors que la couche de nuages, ne pouvant la retenir plus longtemps, laissait tout doucement tomber les fils de pluie au bout de l’attente.

La musique lointaine de la chanteuse triste, celle des bambous sous la lune, les fleurs qui tombent, le temple et ses moines, mais aussi le coiffeur à l’haleine épouvantable : tout se transforme en poésie. Même le trivial, même le ridicule. Nous sommes prisonniers du regard du narrateur, prisonniers de ces impressions vibrantes, de ces ombres qui semblent un rêve, de ces rêves qui semblent la vie, de ces brumes qui cachent les êtres puis les révèlent, de cette vie restituée en dix-sept syllabes, prisonniers de ce que Sôseki a appelé un « roman haïku ».

Le jeune homme veut peindre, mais il n’utilisera pas son matériel : l’acuité du regard ne suffit pas, il faut autre chose, mais quoi ? Qu’est-ce que peindre ? Qu’est-ce qu’écrire et pourquoi ? C’est un Voyage poétique, une plongée dans les origines de la création pour un écrivain japonais de l’ère Meiji, ce qui n’est pas du tout la même chose que pour un artiste occidental. Le jeune homme fait sans cesse des parallèles entre des éléments de la vie occidentale (nourriture, pâtisserie, peinture de nus) et de la vie japonaise. Bien sûr les Occidentaux apparaissent frustres et balourds, difficile de démêler part de vérité et part d’humour, tant Sôseki manie celui-ci jusque dans sa poésie :

On verse des larmes. On métamorphose ces larmes en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l’on se réjouit de savoir qu’on a été capable de pleurer.

Ou encore :

Une chose effrayante, si on la regarde telle qu’elle est, devient un poème. Un événement terrible devient une peinture, à condition que je l’éloigne de moi pour le considérer tel qu’il est. C’est ainsi qu’un chagrin d’amour devient une œuvre d’art. Oublier la souffrance de l’amour déçu pour laisser place à l’observation objective des sentiments, s’attendrir à distance, en poussant un peu plus loin, examiner l’origine de la douleur sentimentale, voilà qui constitue la matière même de la littérature et de l’art. Il y a de par le monde des gens qui s’inventent des chagrins d’amour qui n’existent pas, qui se forcent à souffrir et y prennent plaisir. Le commun des mortels les juge stupides, ou fous. Tracer soi-même les contours de son malheur pour y vivre heureux, se réjouir d’habiter un monde où se trouvent peints avec minutie des oiseaux qui n’existent pas (…) Ainsi est-il possible de définir l’artiste comme celui qui vit dans un monde à trois angles, car il en a radié le quatrième, qui se nomme le bon sens.

Peintre ou poète ? Regard de peintre et mots de poète. Théorie ou expression somptueuse de la réalité ? Dans la nature vibrante et les jardins comme des tableaux, dans cette beauté envahissante, la contemplation se transforme en poésie, toujours.

Mais les herbes aquatiques qui stagnent au fond de l’eau, attendrait-on cent ans, restent immobiles. Elles se tiennent pourtant en alerte, prêtes à bouger, appelant du matin au soir le moment où elles seront touchées, elles vivent dans cette attente, par cette attente, concentrant dans leurs tiges le désir de générations innombrables, sans pouvoir s’animer jusqu’à ce jour, elles vivent, incapables de mourir.

 Où se trouve la réalité du monde moderne ? À peine une évocation de la guerre sino-japonaise, des soldats qui partent en Mandchourie et prennent le train, et c’est tout.

Et ce tableau, peut-il enfin le peindre ? un élément rend possible la peinture, un élément ténu et bouleversant que je vous laisse découvrir.

Sôseki 2Kinosuke Natsume a pris le nom de plume de Sôseki, mais nous sommes très loin des pseudonymes européens destinés à mettre en valeur leur auteur.

Choisir un nom de plume, pour un poète ou un écrivain japonais, c’est offrir une clé de son âme et de son art à ses lecteurs. Sôseki signifie « obstiné », et lorsque vous aurez lu Oreiller d’herbe vous comprendrez pourquoi.

Lorsque Kinosuke Natsume est né, en février 1867, le Japon entrait dans l’ère Meiji, cette période qui vit le pays passer sans transition du moyen-âge à la modernité. Sôseki fut un des plus grands écrivains de l’ère Meiji, et le livre dont je vous parle représente parfaitement ce saut dans la modernité ; cérémonie du thé, moines et soldats partant mourir en Mandchourie.  Sôseki a écrit plus de 2 500 haïkus, et vous vous coulerez dans son art sans même vous en rendre compte lorsque vous lirez Oreiller d’herbe, cette immersion dans la poésie japonaise ressemblera à ce bain dans les sources chaudes du jeune peintre poète du livre.

Oreiller d’herbes a paru au Japon en 1906, la traduction présente – et superbe – a rafraîchi le texte qui avait paru aux éditions Rivage poche. Le titre si poétique vient de la poésie japonaise classique : l’oreiller rempli de certaines herbes servait à protéger contre les mauvais esprits dans une auberge. Or le jeune artiste qui entreprend un voyage au début du printemps dans la montagne pour trouver l’inspiration va séjourner dans une auberge déserte.

Le livre que nous livrent les éditions Philippe Picquier vient d’une édition japonaise de 1926 particulièrement exceptionnelle : en écho à nos moines copistes du Moyen-âge, le texte de Sôseki était calligraphié sur trois rouleaux qui contenaient des peintures illustrant des moments du texte. Superbes peintures intégralement reproduites dans cette édition.

Ne manquez pas ce bel ouvrage, plongez-vous dans ce bain de poésie lointaine, dans les brumes d’un moment rêvé qui vous laissera en état de grâce. Que Elizabeth Suetsugu soit remerciée pour nous avoir transmis toute la légèreté de ce texte magnifique !

 

Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique
Sôseki
Roman traduit du japonais par Elizabeth Suetsugu
Éditions Philippe Picquier, octobre 2015, 200 p., 23 €
ISBN : 9782809711202

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P.O.L nid d’espions, la CIA chez les écrivains français ?

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polSi pour vous un roman est comme une maison dont vous parcourez les pièces, attentif à construction, à l’harmonie de la structure de l’œuvre plus qu’à la musicalité du texte, je connais le livre qui vous convient : P.O.L nid d’espions de Jean-Luc Bayard publié aux éditions P.O.L, ce qui devrait vous alerter.

L’auteur construit son livre (enquête ? intuition ? pastiche de roman d’espionnage ?) autour d’un fait : il lit pendant ses vacances deux livres très minces publiés tous les deux aux éditions P.O.L au même moment : le Consul d’Islande, d’Emmanuel Hocquard, et Sainte-Catherine, de Harry Mathews. Il ressent un certain trouble à la lecture de ces deux livres : ils recèlent, malgré leur brièveté, quatorze phrases (exactement) parfaitement identiques. Bizarre… Ce n’est que le début d’un ensemble de signes qui confortent l’auteur dans son hypothèse : les auteurs utilisent leurs livres pour correspondre parce que ce sont des espions.

Les éditions P.O.L sont-elles un nid d’espions ? Quelques années plus tard Harry Mathews publie Ma Vie dans la CIA , donnant ainsi du corps au soupçon de départ. Jean-Luc Bayard envoie ce qu’il a trouvé à la maison d’édition P.O.L qui le publie sur son site sous le titre P.O.L nid d’espions.

Est-ce un aveu ? Un soupçon ? Une dérision à peine voilée ? Une malice de la part de Paul Otchakovsky-Laurens ? L’auteur s’emballe, lit les livres du catalogue des éditions P.O.L publiés en 2000, trouve des points communs dans certains d’entre eux. Ses trouvailles textuelles virent à l’obsession, on sait que tout devient signe à celui qui a une grille de lecture quasi obsessionnelle. Il doit s’en rendre compte et se moque parfois de lui :

 L’Oulipo n’a jamais officialisé le recrutement de Stendhal parmi ses membres. Or la publication de Vingt lignes par jour, en 1994, permet d’entériner le processus d’adhésion par anticipation engagé avec « 53 jours », paru à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de La Chartreuse de Parme.

Personnellement je ne suis pas entrée dans cette investigation, même si certains faits sont avérés et que Alain Guérin, journaliste d’investigation à l’Humanité, était véritablement un agent de la CIA. L’écriture plate, factuelle, comme un rapport de filature d’agents de police, n’a rien de séduisant. L’accumulation de « preuves » non plus. Non, ce qui m’a intéressée est ailleurs, dans cette théorie de la lecture en filigrane, qui fait de chaque livre l’élément d’un édifice commun : un livre conduit le lecteur à un autre qui va le conduire à un autre, etc. Comment ne pas partager cette vision de la lecture ? Le lecteur se construit lui aussi comme une maison, autour des briques livres : certains forment ossature, d’autres ne sont qu’ornement interchangeables. Entrez dans la maison littérature, l’immense maison de mots qui se répondent en écho à travers les siècles.

Rien ne vous oblige à suivre Jean-Luc Bayard dans son enquête, j’avoue avoir sauté nombre de paragraphes qui m’ennuyaient profondément : trop de détails sur des phrases sans relief. J’aime l’Histoire et les histoires, pas les recherches tatillonnes sur telle ou telle phrase pour démontrer que Mathews était un agent de la CIA ; cela ne m’empêche pas de dormir, la recherche de Bayard, chevalier de la littérature moderne aurait même tendance à m’aider à trouver le sommeil. Mais il y a dans ce livre des analyses subtiles d’auteurs qui comptent pour moi, Roussel par exemple :

La machine décrite par Roussel est une machine musicale. Quel air est-elle destinée à jouer ? quelle mélodie inaudible pour nous, apte à rien, sinon, peut-être, à nous endormir ? on pense aussi à une incroyable horlogerie : pour indiquer l’heure de quel événement ? on pense à un engrenage de visions, à une machine logique et hallucinatoire, qui rapproche des segments de réalité dans un jeu de reflets, pour rassembler une image insaisissable, pur espace, hologramme qu’on imagine tel un volume multiple, réunissant des fragments disparates d’ouvrages éloignés comme un grand livre enfoui dans l’ombre des textes.

Et surtout, surtout ce qui sauve ce livre pour moi, c’est le superbe hommage à Georges Perec, édité chez P.O.L Le fait qu’en1973 Harry Mathews (espion présumé) soit entré à l’Oulipo au moment où Perec commence à rassembler ses souvenirs pour Je me souviens m’indiffère, mais il y a dans ce livre des palindromes qui méritent votre attention, un examen enrichissant de la Vie mode d’emploi.

Palindrome : groupe de mots qui peut être lu de gauche à droite ou de droite à gauche, vient du grec Palin qui signifie de nouveau et de Dromos qui signifie course.

Une métaphore du cycle éternel de la vie masquée en jeu sur les mots.

Perec publie pour la première fois son livre monde, la Vie mode d’emploi chez Paul Otchakovsky-Laurens qui publiera plus tard le premier livre de Perec, le Condottière après la mort de l’auteur. Le dernier livre publié était le premier écrit par l’auteur, une boucle littéraire qui aurait fait sourire Perec, membre éminent de l’Oulipo.

P.O.L, nid d’espions ?
Jean-Luc Bayard
P.O.L, juin 2015, 224 p., 16 €
ISBN : 978-2-8180-3676-1

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