Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Attention au parquet ! et à l’humour noir anglais…

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Attention au parquet!La perfection est la chasse gardée du divin, se souvient le narrateur qui ne voudrait surtout pas concurrencer Dieu, contrairement à son ami d’université Oskar :

Il lui fallait l’équilibre parfait, toujours, sur la corde raide, sans s’octroyer la moindre petite marge d’erreur.

Oskar, brillant musicien, se trouve dans une mauvaise passe : il doit régler son divorce et demande à son ami londonien s’il pourrait habiter son appartement en son absence et s’occuper de ses deux chats. Belle aubaine pour le narrateur : quitter Londres et s’occuper enfin de son œuvre, loin des notices administratives qu’il est chargé de rédiger pour la ville ! Le voilà donc dans une capitale de l’ancien bloc soviétique dont nous ignorerons tout autant le nom que celui du narrateur, installé dans le somptueux appartement design de son camarade d’université. Seulement voilà : tout est immaculé, d’une perfection obsessionnelle, et Oskar a parsemé l’appartement de messages de recommandations et de mises en garde :

S’IL TE PLAÎT, FAIS ATTENTION AU PARQUET ! Il est en chêne français et m’a coûté beaucoup d’argent quand j’ai remplacé l’ancien, et il faut le traiter comme la chose la plus raffinée de l’appartement, à l’exception du piano, bien sûr.

Notre écrivain à l’œuvre en devenir n’est pas un modèle d’ordre et les événements vont s’enchaîner comme dans le dessin animé l’apprenti magicien. D’abord une petite tache sur le parquet :

La tache retint mon attention pendant deux ou trois minutes : du verre pilé me coulait dans les veines. Des taches de vin rouge, pensai-je. (…) Une marque subsistait, arrondi rougeâtre très léger à peine visible dans les fibres naturelles du bois. Tache de naissance en attente de son dernier traitement laser.

Puis une plus grosse, et une autre, et encore une autre, et si on s’arrêtait au parquet ce serait un moindre mal ! Le lecteur rit souvent nerveusement tellement il s’identifie au malheureux dépassé par les événements. Tout est amplifié par le dépaysement dans cette ville inconnue dont le narrateur ne comprend pas la langue, cette ville dont le passé plombe l’atmosphère :

De l’autre côté de l’avenue, on avait considérablement agrandi la place pour accueillir la contribution du XXe siècle à la scène. L’empilement menaçant de boîtes en béton tachées, zébrées méchamment par la pluie qui tombait, donnait simultanément une impression de poids terrible et imposant, et de fragilité mitée. Un peu comme si les innocents centres culturels gris sur la rive sud de la Tamise avaient enflé sous la pluie, bouffis de ciment et de tumeurs d’amiante, et avaient soudain commencé à diffuser une malveillance ineffable. Incarnation d’une campagne de sécurité publique à l’encontre du modernisme, cette bâtisse annonçait haut et fort : « cadeau du peuple soviétique ».

« Cadeau » construit sur le cimetière de la ville et s’enfonçant lentement, symbole de l’échec  soviétique pendant qu’un autre fiasco se profile dans l’appartement.

Ce premier roman d’un journaliste anglo-indien spécialiste d’architecture se lit à plusieurs niveaux.

Il y a d’abord la prééminence des lieux : l’appartement d’une modernité triomphante et la ville étrangère déliquescente en contrepoint grinçant. Ensuite la très fine analyse des rapports amicaux entre deux personnes que tout oppose : caractère, origine sociale, réussite professionnelle ; celle-ci nous interroge sur nos propres rapports à l’amitié. Qu’y a-t-il de commun entre Oskar le compositeur qui pense sa vie entière comme une œuvre tendant vers la perfection et le narrateur imperméable à la musique ?

Et le concert ? Supportable et j’avais eu l’agréable surprise de reconnaître la musique. Comme c’est le cas pour toute la musique classique : Oh, n’est-ce-pas-la-musique-pour-la-publicité-du-café-Nectar-de-Jacques-Vavre ? Mais je savais que j’avais entendu La jeune fille et la Mort auparavant – peut-être bien dans le film avec Sigourney Weaver – ; et La Truite s’avéra être la mélodie choisie pour accompagner une série télévisée des années 1990 à la BBC dont je ne me rappelais pratiquement rien. Ancré par ces références culturelles – et rassuré de savoir que je n’allais pas devoir subir deux heures expérimentales avec des cris de bébé ou le raclement d’une pelle le long d’un trottoir –, j’eus toute liberté pour me divertir. (…) Quand j’écoute de la musique classique, je veux en même temps pouvoir lire le journal ou bricoler.

Un abîme sépare les deux hommes. Alors pourquoi Oskar a-t-il demandé à son ami de garder son appartement ? Vous le saurez à la fin du roman dans une apothéose de cruauté et d’humour noir.

So british… Vous n’allez pas vous priver d’un tel plaisir !

Attention au parquet !
Will Wiles
traduit de l’anglais par Françoise Pertat
Liana Levi, mars 2014, 296 p., 21,00 €
ISBN : 978-2-86746-716-5

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À toute berzingue, duel dans l’outback australien

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a-toute-berzingue_C’est un livre taillé à coups de hache que je vous propose aujourd’hui, pas le temps de fignoler, l’assassin est aux trousses de Shaw le paysagiste et de Katie la photographe. La créature a volé la grosse 4/4 de la jeune fille et poursuit ses proies qui se trouvent dans une petite voiture citadine vraiment pas destinée à affronter la piste des déserts. Nous sommes en Australie et l’auteur est Kenneth Cook, bien sûr…

Piste d’Obiri. Danger. D’ici à Obiri, la chaleur, les sables mouvants et autres dangers rendent la traversée extrêmement périlleuse. En cas de panne, n’abandonnez jamais votre voiture.

Rien à voir avec ses drôlissimes nouvelles, pourtant, une fois de plus, le bush australien tient la vedette de ce « page turner » à l’américaine, un de ces livres addictifs dont vous ne pouvez pas vous défaire avant le dénouement. À toute berzingue illustre parfaitement le concept : pas de psychologie, de l’action, uniquement de l’action dans une tension extrême. La fuite éperdue dans l’outback australien de deux jeunes citadins devant un tueur monstrueux mal identifié, dont seule l’odeur est véritablement décrite (un mélange de pourriture et de mort) se lit d’une traite.

Dans sa préface, Douglas Kennedy fait le parallèle entre le roman À toute berzingue et le premier film de Spielberg Duel, où un chauffeur de camion dont nous ne voyons jamais le visage poursuit un voyageur de commerce pour le tuer. La similitude est troublante, et au départ Kenneth Cook avait écrit un scénario qui n’avait pas trouvé preneur, l’avait transformé en roman avant de l’oublier dans un tiroir. Des années après sa mort sa fille retrouve le roman dactylographié et une photocopie de celui-ci atterrit chez la traductrice française Mireille Vignol. Émotion…

L’essence du roman se trouve ici, dans cet affrontement entre une créature monstrueuse que l’on hésite à qualifier d’homme, lancée dans une traque sans merci contre deux jeunes gens qui ne connaissent pas les pièges qui les attendent. Quant au lecteur, il découvre s’il ne connaît pas l’Australie, la grandeur et la sauvagerie des immenses espaces vides.

À l’ouest, le lac plat du désert se fractura un océan de sable. De longues et hautes vagues, dont les crêtes scintillaient au clair de lune, s’étiraient à l’infini, en lignes parallèles. Toujours en mouvement mais ne se brisant jamais, elles progressaient imperceptiblement dans le lac des plaines. Les dunes évoquaient une houle formée par la tempête aux premiers jours du désert, puis pétrifiée par un étrange phénomène d’art cosmique. (p.118)

Quelle est la place de l’homme moderne dans ce paysage de début du monde ? Quelle est la place des deux héros dans un tel environnement ?

Shaw et Katie avancèrent, leurs corps se touchant parfois, prenant appui l’un sur l’autre, dans la galerie de peintures rupestres. Elles représentaient des hommes, des poissons, diverses formes de bêtes. Des mains fantasmagoriques, jaunes et blanches – empreintes au pochoir d’anciens artistes – papillonnaient, épinglées autour des formes animales.

Shaw et Katie poursuivirent en silence. Une impression d’indifférence, plus que d’hostilité, se dégageait de cet endroit. Les peintures semblaient leur dire : Vous n’avez rien en commun avec nous, nous sommes les habitants, vous êtes des étrangers sans importance, vous n’êtes pas à votre place, vous ne faites que passer. (p.206)

Plus loin, il leur semble reconnaître l’homme à la hache dans une peinture rupestre, comme si les temps immémoriaux se vengeaient de l’intrusion du monde moderne.

C’est un livre qui me semble destiné plus particulièrement à un public masculin porté sur la voiture et les films d’actions, même si la tension qui s’exerce dès les premières pages peut vraiment saisir n’importe qui.

À toute berzingue
Kenneth Cook
Traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, préface de Douglas Kennedy
Autrement, février 2016, 230 p., 18,50 €
ISBN : 978-2746743076

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Creole Belle, blues et crapules de Louisiane

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Personne ne transforme le suspense en poésie comme James Lee Burke.

Comment résister à cet appel de la quatrième de couverture de Creole Belle ? C’est un épais roman publié en français aux éditions Payot-Rivages, un thriller de 620 pages dont la plupart se lisent avec passion, mélancolie et douceur, dans un état de tension qui ne connaît pas de répit.

Creole BelleL’ouragan Katrina et la pollution provoquée par l’explosion de la plateforme Deepwater dans le golfe du Mexique, le fatalisme des pauvres et l’abandon du gouvernement fédéral forment la trame objective de ce roman noir. Le reste est création littéraire, mélancolie et superbe écriture.

Ce volume fait partie du cycle des aventures de l’inspecteur Dave Robicheaux à la Nouvelle-Orléans, et au début du récit celui-ci se trouve plutôt mal en point. Il est  sujet à des hallucinations à l’hôpital où il pense qu’une jeune femme, Tee Jolie Melton, lui a rendu visite. Est-ce l’effet de la morphine ? Physiquement, cela s’arrange au fil des pages, quoique Tee Jolie ressurgisse au téléphone alors qu’elle a disparu et qu’on a retrouvé le cadavre de sa petite sœur congelé dans un bloc de glace flottant sur l’eau.

Ce n’est pas le seul mystère de ce roman noir, entre politiciens véreux et flics pourris, alcool et exécutions, combats et enquête têtue, on se retrouve dans un parfait produit de la littérature de suspense. Tous les ingrédients sont connus et utilisés à la louche : disparitions, meurtres, vengeances, traques diverses, obsessions du personnage principal, tout y est. Y compris le méchant encore pire qu’on l‘imagine et une nébuleuse menaçante. Y compris le psychopathe de service et les scènes de combat, ou bien la famille de Clete menacée d’une manière particulièrement perverse.

Nous reconnaissons bien sûr les ficelles du thriller pourtant nous nous laissons prendre très vite et le livre fonctionne à merveille : la tension de l’action dramatique malgré les faiblesses évidentes (invraisemblances et autres difficultés à nouer l’intrigue) ne se relâche pas. Quant à la puissance d’évocation de la Louisiane et la poignante nostalgie que distille le blues qui donne son titre au livre, elles vous maintiennent dans une obsédante note bleue.

Creole Belle est un hymne aux écorchés de la vie, ceux qui se défendent à leur façon contre les cauchemars de la guerre ou d’une enfance meurtrie. L’alter ego de l’inspecteur, son ami Clete Purcel, détective privé depuis qu’il a été viré de la police, essaie en vain de chasser les tourments du Viet-Nam avec de l’alcool. Sa fille Gretchen, découverte sur le tard, pourchasse les hommes qui l’ont torturée enfant pour les éliminer. Gretchen est tueuse à gage et Clete essaie à la fois de la protéger et de l’aider ; difficile quand il s’avère que la jeune femme doit honorer un contrat contre la famille de son ami Dave Robicheaux…

Comme les héros sont tristes, comme ils sont fragiles ! Ils sont nostalgiques de la Louisiane d’antan, avant le pétrole et l’ouragan Katrina, avant la dégradation de l’environnement et celle de la morale. Creole Belle est à la recherche d’un paradis perdu où le bien triompherait du mal, où les hommes ne vendraient pas la nature pour de l’argent. Combat naïf et perdu d’avance, mais il y a les somptueuses descriptions de la pluie et du soleil sur le bayou, le grincement métallique du pont qui se soulève, la vie qui s’infiltre dans les moindres recoins de cette région où l’eau et la terre ne sont pas vraiment différenciées.

Au fur et à mesure que le soleil descendait dans un banc de cumulo-nimbus, à l’ouest, le ciel, d’or et de pourpre, tournait au vert. La brise sentait la pluie déversée par les nuages venus du golfe, et l’odeur de frai montant des marais. Elle sentait les pelouses fraîchement tondues, les arroseurs frappant le ciment chaud et le charbon de bois sur un gril. Elle sentait les chrysanthèmes épanouis dans les jardins noyés d’ombre, nous disant que la saison n’était pas encore terminée, que la vie était encore une fête et qu’on ne devait pas y renoncer sous prétexte que la nuit approchait.(p.255)

La poésie s’infiltre comme l’eau dans les pages du roman, une musique lancinante et superbe, même si l’on peut s’agacer de certaines faiblesses de traduction et de fautes de langues :

Une lumière s’éteignait pour toujours dans la maison de quelqu’un et le reste d’entre nous poursuivions nos existences. Le scénario était toujours le même. Les visages des acteurs changeaient, mais le script d’origine avait sans doute été écrit au charbon, il y a bien longtemps, sur le mur d’une grotte, et je suis persuadé que, depuis, nous sommes livrés à ses exigences. (p. 538-539)

La lutte contre le mal est comme le tonneau des Danaïdes et les héros sont fatigués.

Existe-t-il un sort pire que de se sentir approuvé ? Les gens qui acceptent le monde tel qu’il est vous ont-ils jamais appris quelque chose de nouveau ? Les individus les plus courageux que j’ai rencontrés sortent de nulle part et accomplissent des actes héroïques qu’on associe généralement aux parachutistes, mais ils sont tellement banals que lorsqu’ils ont quitté la pièce, on a du mal à se rappeler leurs traits. (p. 616)

Au final, James Lee Burke a-t-il écrit un thriller ? Un roman de société ? Une ode triste à la Louisiane ? Cela n’a pas vraiment d’importance, chacun choisira sa propre grille de lecture.

Creole Belle
James Lee Burke
Traduit de l’anglais (états-unis) par Christophe MERCIER
Rivages, avril 2014, 624 p., 22 €
ISBN : 978-2743627362

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Ella Maillart, aventurière des années 30

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Envie de vous évader en ce début de mars où l’hiver laisse enfin pointer quelques froidures ? Plongez-vous dans le récit de voyage de la Suissesse Ella Maillart Des monts célestes aux sables rouges, vous découvrirez alors ce qu’avoir froid veut dire. Ella MaillartÀ 5 000 mètres d’altitude dans le Turkestan soviétique, à dos de chameau ou à cheval, précipices et montagnes grandioses – sujets au mal des montagnes et au vertige s’abstenir – la jeune femme désire rencontrer les nomades d’Asie Centrale de l’empire soviétique.

En cette journée internationale des droits des femmes, (inutile de vous rappeler qu’il n’existe pas une journée des droits des hommes), je tiens à vous parler d’Ella Maillart, ce modèle pour toutes les femmes qui essaient de tracer leur propre chemin, cette femme de courage, cette aventurière obstinée et casse-cou des années 30 qui n’a jamais recherché l’épaule secourable d’un compagnon mais a assumé ses droits d’être humain dans les endroits les plus difficiles de la planète.

Jamais je n’ai raisonnablement songé à mener une vie rangée.

dira-t-elle plus tard à un journaliste qui l’interroge sur son extraordinaire existence. Certes…

Ella-MaillartCette fille de la bonne société genevoise (père fourreur, mère danoise grande sportive) n’a sans doute jamais rêvé chiffons et princes charmants ; elle préférait des actions beaucoup plus musclées : la jolie blonde un peu carrée d’épaules a fondé à seize ans le premier club féminin de hockey sur terre de Suisse romande ! Elle a continué en faisant de la voile à un haut niveau de compétition ; elle fut la plus jeune barreuse aux régates olympiques de 1924 où elle représenta la Suisse, et accessoirement la seule femme de la compétition. De 1931 à 1934 elle participa aux premiers championnats du monde de ski alpin dans l’équipe suisse.

En dehors du ski et de la voile, Ella Maillart aimait voyager, à la recherche d’une sorte d’absolu :

Partout je cherche le secret des hommes droits qu’un ciel clair suffit à rendre heureux,

écrit-elle dans Des monts célestes aux sables rouges qui raconte son deuxième voyage en Union soviétique. « Raconter » n’est d’ailleurs pas le terme qui convient à ses descriptions précises et sans fioritures, ce véritable document sociologique des endroits où elle se rend. Elle transcrit les dialogues avec les gens qu’elle rencontre dans un style presque abrupt, on croit entendre parler ses interlocuteurs. Elle prend du recul chaque fois qu’elle le peut en mettant ce qu’elle voit en perspective avec l’histoire passée. Car Ella Maillart a des lettres, et une grande culture, et un style bien à elle, mélange de précision, d’humour et de respect pour les personnes qui sont en face d’elle. Une certaine condescendance coloniale ou occidentale est si éloignée de sa façon de penser que ses interlocuteurs lui font confiance.

En 1930, elle a vingt-six ans et part rencontrer les cinéastes russes dont elle aime le cinéma. À ce moment elle sait déjà qu’elle pourra gagner sa vie en écrivant des livres et en exposant les photos qu’elle fait avec son Leica. Dans ce livre, deux ans plus tard, la jeune Suissesse rencontre les nomades du Turkestan, les Kirghizes et les Ouzbeks.

La vie des nomades me captive. Leur instabilité m’attire, je la sens mienne comme celle des marins : ils vont, d’une escale à l’autre, partout et nulle part chez eux, chaque arrivée ne marquant somme toute qu’un nouvel appareillage.

Quel humour, lorsqu’elle croque ses rencontres, comme celle du mari d’une nomade Kirghize :

Son mari, cordial et sympathique avec ses trois poils noirs de barbe au menton, me demande naturellement où est mon mari. Chaque fois qu’il me parle, il me tape sur l’épaule, s’imaginant qu’ainsi sa question descendra plus vite dans mon entendement. Il sait quelques mots de russe et nous conversons en petit-nègre.

Impossible de dire qu’elle n’est pas mariée, ses compagnons de voyages, des scientifiques russes, disent aux Kirghizes que son mari, malade, est resté à Moscou.

Elle oscille sans cesse entre la réalité brute et la mise à distance de l’histoire :

Ici l’argent ne représente rien, la seule monnaie d’échange est le mouton, et c’est en moutons qu’ils transforment toutes leurs économies. Le rédacteur kirghize de Karakol m’avait raconté que sa première femme, en 1918, lui avait coûté vingt chevaux. Et je pense qu’en latin, pecunia ­– monnaie – vient de pecus, bétail, et que dans l’Iliade la valeur des boucliers s’exprimait en têtes de bétail…

Ella rencontre des prisonniers politiques, mais leur sort est beaucoup plus enviable que plus tard, lors des grandes purges staliniennes :

­— On m’a déporté après m’avoir accusé de faire partie d’une secte religieuse en formation, ce qui est totalement inexact. À peine arrivé ici, on m’a offert un poste à l’Université et la direction des archives de la ville. Je crois d’ailleurs que la révision de ma condamnation est en bonne voie et qu’on me rappellera à Leningrad. Dans un sens, j’en serai triste, parce que je me suis beaucoup attaché à mon travail ici.

Quelle minutie dans le détail !

Comment on part

Je n’ai plus qu’à partir ; opération difficile, mais j’ai vu comment mes compagnons s’y sont pris. En cours de route, je dépends de la Société de Tourisme prolétarien. Pour moi, le chef de la « base » remplit un formulaire à la date voulue, confirmant ma demande de billet de chemin de fer ; ainsi, j’ai le droit de faire partie des « bronniy billets » (billets cuirassés).

Avec ce papier, on se rend à la gare deux ou trois heures avant l’ouverture du guichet, la veille du départ projeté. Là, une queue est déjà formée. Le premier venu de tous a inscrit sur son carnet les arrivées successives et chacun apprend son numéro d’ordre ; selon le papier qu’on montre, on est catalogué dans une classe particulière.

Ceux qui se tiennent devant le guichet, pâles et lassés, seront les premiers à être servis : des « kurortniy » qui partent en convalescence. Ils sont trois déjà. Puis vient la classe des communistes qui montrent seulement le coin de leur carte rouge de membre du Parti. On n’a pas à leur demander de papiers explicatifs : il est certain qu’ils se déplacent pour des raisons de première importance.

Les « bronniy » dont je suis, forment la troisième classe ; ceux à qui on reconnaît le droit de voyager sans avoir à perdre de temps. Viennent encore les « kommandirovka » envoyés en mission par les services qui les emploient ; en queue, ceux qui voyagent pour eux-mêmes sans dépendre d’une organisation. Pour eux, peut-être bien ne restera-t-il plus de billets : alors ils reviendront patiemment le lendemain.

Voilà à quoi ressemble le récit de la Suissesse : du factuel, du précis. Aucun romantisme, aucune envolée lyrique, même lorsqu’elle se trouve en face de paysages grandioses qui la sidèrent : elle n’est pas là pour donner son propre ressenti, à quelques rares moments près, comme lorsqu’elle risque de basculer dans un ravin.

Aujourd’hui encore son écriture n’est pas démodée parce qu’elle est exempte de coquetteries stylistiques. Les multiples rencontres au cours de son périple sont relatées avec minutie, et c’est un peuple qui se dévoile avec la collectivisation et la sédentarisation forcées. Des peuples en train de perdre leur culture pour ne pas disparaître, force du témoignage. Ella Maillart ne juge ni les uns ni les autres, elle témoigne.

On peut lire Des monts célestes aux sables rouges en empruntant de nombreuses grilles de lectures : témoignage, aventure extraordinaire, journal de voyage, mais en aucun cas on peut rêver à bon marché. Dureté et monotonie du voyage, faim, tensions entre les compagnons de voyage, problèmes techniques, problèmes d’argent, Ella ne nous cache rien. Mais que de choses nous apprenons grâce à son récit factuel : la vie quotidienne, la façon de tuer les animaux, de tanner leur peau, de faire cuire leur chair, de manger, rien n’échappe à son œil attentif !

Et au détour d’un sentier, la description presque involontaire d’un paysage sublime.

Il faut lire ce livre par étapes, accompagner la voyageuse et rendre hommage au sens de l’hospitalité de ceux qui la reçoivent.

Journée des droits de la femme oblige, je recopie le témoignage d’une femme membre du parti communiste qu’Ella rencontre avec des brodeuses ouzbeks :

Il faut faire attention. La libération de la femme crée du mécontentement dans les ménages. Les vieilles qui gagnent s’en moquent. Pour les jeunes, c’est toujours la même rengaine : « Je ne veux pas que tu sortes comme ça », dit l’homme. Nous instituons une petite cour pour juger les scènes de famille. Il faut faire entendre raison au mari qui voit des mauvaises choses partout. Seule l’instruction finira par ouvrir les yeux aux hommes.

C’était en 1932 en Ouzbekistan. Nous savons ce qu’est devenue cette tentative de dévoiler les femmes. Bonne journée à toutes et à tous.

Si vous désirez mieux connaître Ella Maillart, voici quelques liens utiles :

Un très beau témoignage de Charles-Henri Favrod.

Sa biographie qui vaut le détour.

Un bel article des écrivains voyageurs.

Un article du Temps (excellent journal suisse romand) sur la longue vie de cette aventurière extraordinaire.

Des monts célestes aux sables rouges
Ella Maillart
Payot, mai 2001, 358 p., 10,65 €
ISBN : 978-2228894401

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De sang froid, passions et vérité

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Je vous propose de redécouvrir un livre publié il y a cinquante ans et qui a connu une incroyable postérité, le roman-document De sang froid de l’auteur américain Truman Capote. Pourquoi ce roman ? Parce qu’il sort de l’ordinaire, que ce soit par sa qualité ou par les mystères qui l’entourent.De sang froid

Beaucoup de romans, enquêtes ou biographies, ont tenté d’imiter cet objet d’une noirceur incandescente ­– je pense par exemple à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère – mais aucun ne l’a jamais égalé, ni par l’intensité de ce qui est relaté, ni par la force de l’investissement de son auteur. Il faut revenir sur la genèse hors normes du plus célèbre roman de l’après-guerre aux États-Unis.

En 1959, dans une toute petite communauté du Texas faisant partie de la Bible Belt, ces vastes étendues dominées par la Bible et ses différentes églises, la famille d’un riche fermier est massacrée peu avant Thanksgiving. Ce fait divers tragique fonctionne comme un déclic pour l’écrivain new-yorkais Truman Capote qui cherche depuis longtemps à tirer la quintessence du journaliste : la restitution de la réalité. Il déclarera plus tard dans une interview :

Le facteur qui a motivé ce choix de sujet – à savoir, écrire un compte rendu véridique d’une affaire criminelle réelle – était entièrement littéraire. Ma décision était fondée sur une théorie que je porte en moi depuis que j’ai commencé à écrire de façon professionnelle, ce qui fait déjà largement plus de vingt années. Il me semblait que l’on pouvait tirer du journalisme, du reportage, une forme nouvelle et sérieuse ; ce que j’appelais en mon for intérieur le roman-vérité.

Il se rend sur place, comme de nombreux journalistes, mais lui, il s’installe pendant plusieurs mois. Ce qui va se passer durant ce temps d’investigation et de maturation de son projet est aussi passionnant que le roman qui va paraître six ans après le quadruple meurtre, en novembre 1966.

Cinquante ans plus tard son œuvre n’a pas perdu de sa force, c’est un coup de poing, et le lecteur, K.O. debout, ne comprend pas ce qui lui arrive. Il connaît pourtant l’histoire, il sait que les assassins étaient de pauvres types qui ont fini pendus, et pourtant de la première à la dernière page il ne peut pas lâcher ce livre.

Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ».

Tout s’enchaîne dans cette narration où alternent les victimes qui ne savent pas qu’elles vivent leur dernier jour et leurs futurs assassins, petites frappes qui se sont rencontrées en prison. La tension dramatique, l’issue fatale, la fuite des assassins et leur traque par le KBI (le Bureau d’investigation du Kansas), le coup de chance improbable qui permet leur arrestation, les interrogatoires, tout est si visuel que le film des événements de Holcomb semblait déjà fait. Il sera d’ailleurs tourné immédiatement après, le film sortant sur les écrans en 1967.

Voilà pour l’aspect roman policier haletant. Mais il y a le roman sociologique, la description intime de cette Amérique qui semble avoir peu changé depuis un demi-siècle, avec ses personnages ancrés dans la Bible et le travail de la terre, ses marginaux perdus et leur misère affective, matérielle et sexuelle. Une Amérique pas si loin de Faulkner, une Amérique aux immenses plaines à blé peuplées de solitude, comme celle de Mrs Clutter, l’épouse dépressive du fermier :

Bien qu’elle fût abonnée à de nombreux périodiques (…), aucun de ceux-ci ne se trouvait sur sa table de chevet, seulement une bible. Un signet était placé entre les pages, un bout rigide de soie moirée sur lequel un avertissement avait été brodé : « Prends garde, veille et prie : car tu ne sais ni le jour ni l’heure. »

Grâce à son immersion totale dans la vie des habitants, le journaliste va comprendre intimement la vie de cette région si éloignée à tous points de vue de New York, pénétrer la vie de la famille Clutter, grâce  au journal de la jeune fille de la maison, Nancy, dix-sept ans, analyser les jeux de pouvoirs entre les différentes églises… Il reconstitue le crime avec une précision et une tension hallucinantes : jusqu’au bout, avant que tout ne bascule, on pense que le drame va être évité. Mais le massacre a lieu, il provoque une onde de choc dans la communauté qui reste persuadée qu’un de ses membres a armé le bras des assassins. Magnifique description du retournement de l’innocence primitive à la méfiance la plus noire :

La mort brutale et sans mobile apparent produisit chez le destinataire moyen (…) un étonnement qui se changea en consternation ; une superficielle sensation d’horreur qu’approfondirent rapidement les sources froides de la peur individuelle.

Le système judiciaire est décrit de l’intérieur (Truman Capote a assisté au procès), système qui peine à reconnaître les troubles mentaux comme circonstances atténuantes.

La règle M’Naghten ne reconnaît aucune forme de folie tant que l’accusé est capable de reconnaître la différence entre le bien et le mal, légalement, non pas moralement. (…) La règle Durham dit simplement qu’un accusé n’est pas criminellement responsable si son acte illégal est le produit d’une maladie ou d’une déficience mentale.

L’issue du procès est inéluctable, mais De sang froid ne s’arrête pas à la condamnation de Perry Smith et Dick Hickock. Truman Capote les accompagne jusqu’au bout, dans une trouble et troublante empathie, en particulier pour Perry Smith, le métis indien à l’enfance dévastée :

La vie de Perry Smith n’avait pas été un lit de roses mais un cheminement pitoyable, sinistre et solitaire vers une série de mirages.

Dans le couloir de la mort, Truman Capote décrit les autres condamnés, eux aussi atteints de troubles mentaux. Le compagnonnage va jusqu’au bout, et le mercredi 14 avril 1965, il assiste à leur pendaison. Il écrit à Alvin Dewey l’enquêteur :

Perry et Dick ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement. Je vous en parlerai un jour, si vous pouvez le supporter.

Car Truman Capote est devenu l’ami de l’enquêteur vedette de son livre qui se termine par une triste envolée lyrique :

Puis, retournant chez lui, il se dirigea vers les arbres, s’engagea sous leur voûte, laissant derrière lui le ciel immense, le murmure des voix du vent dans les blés qui ployaient sous le vent.

Le roman-document paraît en novembre 1966 dans un grand show mondain et commercial d’un goût douteux mais efficace : De sang froid connaît aussitôt un extraordinaire succès (plus de huit millions d’exemplaires vendus). Ce raz-de-marée médiatique et financier fut une sorte de malédiction ; jamais plus Truman Capote n’écrira de roman ;  jamais il ne se remettra complètement de cette affaire. Après De sang froid Truman Capote n’arrivera plus à écrire une œuvre d’une telle puissance. Voyage, femmes, alcool et cocaïne, journalisme plutôt que romans. Était-ce parce que la « vérité-vraie » la compréhension de la différence entre le vrai et le réellement vrai, comme il l’a écrit, était inaccessible ? Était-ce pour une autre raison ?

Truman Capote présente Dewey comme un héros dans son histoire, que ce soit pour la tension de l’intrigue, sa construction dramatique, ou pour des raisons personnelles. Dewey lui a grandement facilité son enquête auprès de la population, méfiante vis à vis des journalistes, mais avec la caution de Dewey, les langues se sont déliées. Dewey lui a permis de rencontrer les assassins en prison, lui a ouvert les documents du KBI, y compris le journal de la jeune Nancy qui donne cet aspect tellement véridique et émouvant à la reconstitution de la vie des Clutter… Des documents confidentiels faisant partie de l’enquête. Pour finir Dewey a attesté le côté véridique du roman de l’écrivain. Les rapports d’amitié perdureront entre les deux hommes, comme le montre l’extrait de lettre au moment de la pendaison des assassins de la famille Clutter, presque cinq ans après les faits. Quand De sang froid sera adapté à l’écran, madame Dewey bénéficiera sur la recommandation de l’auteur du livre d’un poste de consultante grassement rémunéré. Il ne s’agissait sans doute pas d’un retour d’ascenseur cynique mais d’une sorte de climat très particulier autour de cette histoire hors normes par tous ses aspects.

Des documents du Kansas Bureau of Investigation sont sortis de l’oubli fin 2012 à l’occasion d’un procès et ils tendent à prouver que la vérité-vraie de Truman Capote n’était qu’une construction narrative. Il semblerait que l’auteur ait pris certains accommodements avec la vérité. Ceux-ci concernent le détective Dewey qui a mis plusieurs jours avant de vérifier les assertions du prisonnier qui a mis sur la piste des assassins, et ces cinq jours avant de retrouver l’arme du crime chez les parents de Hickock ont peut-être permis l’assassinat d’une autre famille. Circonstances similaires de massacre collectif que Truman Capote insère avec habileté dans le roman, faisant dire à Perry Il y en a qui ont fait comme nous… Façon de camoufler ce qui semble une faute professionnelle ?

Nous nous trouvons, avec De sang froid, dans une histoire gigogne : l’histoire de départ recèle une autre histoire qui mène à une autre histoire. Si vous désirez approfondir le sujet, voici quelques pistes.

Tout d’abord, après la lecture du roman, les bandes annonces des films tout aussi passionnants les uns que les autres méritent vraiment le détour; elles vous donneront envie de voir les films, j’en suis sûre.  Celle du film tiré du livre en 1967 par Richard Brooks se trouve plus haut, on trouve le film en DVD. Il faut ajouter deux films récents (2005-2006) centrés sur la personnalité de l’auteur:

Le film de Bennett Miller, Truman Capote

Celui de Douglas McGrath, Scandaleusement célèbre

Je n’ai pas encore lu la bande dessinée de Chris Samnee et Ande Parks, Capote in Kansas.

Enfin, si vous avez envie de démêler entre vérité et accommodements littéraires, les excellents articles de slate.fr et de litterature.net.

Soixante ans après sa parution, De sang froid n’a pas fini d’agiter les passions. N’est-ce pas un roman-vérité plus passionnant que le meilleur des romans policiers ?

De sang-froid
Truman Capote
traduit de l’anglais (États-Unis) par Raymond Girard
Gallimard, mars 1972, 512 p., 9,20 €
ISBN : 9782070360598

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