L’énigme du retour, Odyssée vaudoue

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La nouvelle coupe la nuit en deux.
L’appel téléphonique fatal
que tout homme d’âge mur
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.

J’ai pris la route tôt ce matin.
Sans destination.
Comme ma vie à partir de maintenant.

Ainsi commence cette énigme du retour au pays natal, ce voyage circulaire autour du père, des origines, de la douleur d’être d’un pays en n’étant plus de celui-ci.

Lent poème magnifique, ode à la vie, à la solitude, au temps qui s’imprime comme les cercles des arbres dans le tronc.
Le narrateur revient au pays qu’il a quitté depuis plus de trente ans. Il n’a pratiquement pas connu son père, dandy révolutionnaire parti en exil alors qu’il était tout petit et qui n’a jamais repris contact avec lui, même lorsqu’il est parti à son tour en Amérique du Nord.

Ce père mirage et douleur hante ce retour, son portrait se dégage des souvenirs de la mère du narrateur, des amis restés au pays, de tout un réseau de correspondances qui se mêlent d’une façon étrange et peut-être rêvée. Vaudou, misère, beauté, violence, tout s’amalgame dans ce portrait d’Haïti :

Pour chaque bras qui pointe un
revolver sur vous
il y a une main qui vous offre un fruit.
Toute parole méprisante de l’un
est effacée par le sourire de l’autre.
On reste incapable de bouger
entre ces deux pôles.

Portrait rêvé ? Le narrateur dort beaucoup et lorsqu’il voyage cela tient parfois du rêve éveillé comme si la réalité se manifestait à travers un voile, une distance où même le narrateur ne possède pas d’existence propre : son neveu qui ambitionne d’être écrivain et de partir possède le même prénom que lui. Lors d’une fête étrange dans un village, le narrateur croit que c’est lui que l’on honore, mais non, c’est son neveu. Lui n’est que la manifestation de la présence d’un dieu vaudou. Le vaudou, présence obsédante et protectrice : un des meilleurs amis de son père lui offre une poule noire qui va le protéger des âmes néfastes.

Legba. Il me confond avec le dieu qui se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible. Celui qui peut vous permettre de passer dans l’autre monde. Je n’étais pas dans le pays. On le sait. Je suis venu enterrer mon père, et c’est moi qu’on accueille comme un dieu dans sa ville natale. On vous attendait, fait-il gravement. Je ne suis pas Legba. Vous êtes le fils de Windsor K., mon camarade de classe. On a fait nos classes primaires ici ensemble. Me voilà bouche bée. Si on ne savait pas qui vous étiez, vous ne seriez plus vivant à cette heure. ( …) Et puis vous êtes accompagné de Legba. Et Legba qui a choisi de passer la nuit sur notre tombe. Nous ne méritons pas un tel honneur. Je me demande à quel signe avez-vous reconnu Legba. La poule noire. La poule ? Oui, la poule noire. Bien sûr, la poule noire. Il faut parfois faire semblant de comprendre. C’est une manière rapide d’apprendre, car personne ne vous expliquera ici ce que vous êtes censé savoir.

Cette énigme du retour, c’est un peu celle de notre vie. Que connaissons-nous vraiment de notre vie à part l’écume des souvenirs et des faits ? Haïti le lieu rêvé, violent et inquiétant est celui de la dérive intime qui nous a fait oublier ce que nous sommes :

On circule dans les rues illuminées
des grandes métropoles du monde
avec nos airs urbains et nos politesses apprises
ignorant que nos vies sont gorgées
de sentiments secrets et de chants sacrés
oubliés quelque part en nous
et qui ne surgiront qu’à nos funérailles.

Laissez-vous porter, envoûter, par cette Odyssée chantée-murmurée qui rejoint des paysages enchanteurs et dévastés. Celui qui la chante se trouve à la frontière des mondes, mais n’est-ce pas une définition possible de l’écrivain ?

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Réparer les vivants, rhapsodie contemporaine

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Voilà le palais des ombres de Virgile et les étapes d’une transplantation cardiaque, voilà le chant funèbre de ceux qui sont foudroyés par la mort et l’ode pressée par le temps des acteurs de la transplantation, voilà la rhapsodie contemporaine que nous offre Maylis de Kerangal avec  Réparer les vivants.

Simon Limbres, jeune surfer de dix-neuf ans, se retrouve en état de mort cérébrale suite à un accident au retour d’une session de surf, « à la recherche de la plus belle vague qui se soit formée sur Terre ».

Le chant choral est en marche, tout comme le chemin vers la transplantation des organes de Simon. La douleur des parents Marianne et Sean tout d’abord, leur incompréhension, leur révolte, leur lent chemin vers l’acceptation que la mort de leur enfant serve à réparer les vivants.

Le chemin des acteurs médicaux, ceux qui, avec délicatesse, accompagnent les parents endeuillés vers cette démarche impensable : utiliser le corps de leur enfant, le dépouiller de ses organes pour permettre que d’autres vies continuent.

C’est le rôle de Thomas Rémige le coordinateur assisté de l’infirmière Cordélia Owl.

« Ils parlent de leur fils au présent, ce n’est pas bon signe. Thomas poursuit : je vous pose ces questions car si la personne décédée, ici votre fils Simon, n’a pas fait connaître son refus de son vivant, si elle n’a pas exprimé son opposition, nous devons nous interroger ensemble sur ce qu’elle aurait souhaité – « la personne décédée, ici votre fils Simon », Thomas a haussé la voix et prononcé distinctement chaque mot, il enfonce le clou. Du consentement à quoi ? C’est Marianne qui a parlé, relevant la tête – mais elle sait, elle veut être clouée. Thomas déclare : du consentement au prélèvement de ses organes, afin de permettre des greffes – il faut  en passer par la brutalité de ces phrases dépliées comme des slogans sur des banderoles, il faut en passer par leur charge massive, leur matière contondante, les entretiens où traînasse l’ambiguïté sont des nasses de souffrance, Thomas sait cela ».

Suivra ensuite toute la logistique et l’organisation de la transplantation cardiaque.

Nous assistons à un chant choral  douloureux et palpitant dont la richesse, l’intensité et la vie nous roulent dans cette vague que recherchait tant Simon.

Les noms que l’auteur a choisi de donner aux personnages de son roman ne doivent rien au hasard. Simon Limbres, tout d’abord. A un r près nous sommes dans les limbes, le séjour où attendent les enfants morts, et ce r supplémentaire, c’est l’air qui manquera à jamais à Simon qui s’enfonce dans la mort. Mais Simon va conserver une partie de vie, remonter du séjour des morts en explosant la sienne comme autant d’éclats de miroir chez ceux à qui il rendra la vie.

La plupart des noms choisis dans l’équipe médicale participent de cette métaphore de la vie dans les airs : Thomas Rémige (les grandes plumes des ailes d’un oiseau, celles qui le maintiennent dans les airs) possède un chardonneret très spécial, capable de chanter le chant de tout un village. Quant à Cordelia Owl l’infirmière est doublement signifiante : par son prénom qui vient du latin cor, cordis qui signifie cœur et par son nom, Owl qui signifie hibou, en anglais. L’oiseau de nuit est d’ailleurs repris dans la dynastie de médecins, les Harfang (la chouette Harfang est un grand rapace) dont un des membres transplantera le corps de Simon alors que sa fille Alice aura assisté au prélèvement du corps :

« Alice s’attarde. Elle focalise la scène, dévisage un à un ceux qui sont réunis autour de la table et le corps inanimé qui en est le centre éclatant – La leçon d’anatomie de Rembrandt passe en un éclair devant ses yeux (…) elle finit par apprendre que percer la paroi péritonéale fut longtemps considéré comme une atteinte à la sacralité du corps de l’homme, cette créature de Dieu, et comprit que toute forme de connaissance contenait sa part de transgression (…). »

Un oiseau de nuit qui nous renvoie à cet obscur et sacrilège entre-deux de la transplantation. On dépouille un mort de ses organes pour permettre que la vie continue ailleurs. Tout se passe de nuit, « les équipes de prélèvement arrivent les unes après les autres à partir de vingt-deux heures ».

Ils allaient, obscurs, sous la nuit solitaire écrit Virgile dans l’Enéide. Et c’est bien du séjour des morts dont il s’agit, celui d’où les différents acteurs des prélèvements agissent dans la nuit car le tabou reste très fort. Le jeune interne chargé de prélever le cœur de Simon s’appelle Virgilio, comme le poète de l’Enéide. Il va participer à la greffe qui rendra Claire à la vie.

Thomas veille au respect des volontés des parents de Simon :

« On peut clamper ? La voix de Virgilio, haussée dans le bloc bien qu’étouffée par le masque, fait sursauter Thomas. Non, attendez, il a crié. Les regards se tournent vers lui, les mains s’immobilisent au-dessus du corps, bras cassés en angle droit, on suspend l’intervention tandis que le coordinateur se faufile pour accéder au lit, et s’en approcher à hauteur de l’oreille de Simon Limbres. Ce qu’il murmure alors, de sa voix la plus humaine, bien qu’il sache que ses mots s’abîment dans un vide létal, est la litanie promise (…), puis Thomas sort de sa poche les écouteurs qu’il a stérilisés, et les insère dans les oreilles de Simon, allume le baladeur, piste 7, et la dernière vague se forme à l’horizon (…) ».

Lorsque tout sera achevé, Thomas veillera à ce que le corps de Simon soit restauré dans son intégrité, il le fait en chantant, « Un chant ténu, à peine audible par celui ou celle qui se trouverait avec lui dans la pièce, mais un chant qui se synchronise aux actes qui composent la toilette mortuaire, un chant qui accompagne et décrit, un chant qui dépose ».

« (…) le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire (…) et, l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, ce traitement particulier destiné à en rétablir l’image, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes ».

Avec Réparer les vivants, Maylis nous a offert, avec la puissance d’évocation et de style qu’on lui connaît, un choral contemporain jailli de l’antique. Magnifique.

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Petites en bleu

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Une grappe de petites filles en bleu avec chapeau de paille à calotte ronde et petits bords remontants, sac à dos rose et jupette dansante bleu tendre dans un parc anglais. L’uniforme de l’école de fille pétille, illumine le sous-bois d’un bouquet éclatant.

Le vert tendre des branches et celui de l’herbe, pâquerettes et soquettes, c’est le printemps.

Et ces petites au début de leur vie, accompagnées d’une mère en marinière et d’une autre la tête recouverte d’un voile, minois bruns, minois blonds, arrière-plan sombre et ombre ensoleillée sur la branche du premier plan.

Il fait beau. Printemps changeant, ombre légère sur ce groupe étincelant. Un oiseau s’envole. Les souliers vernis noirs avec leur bride sur le coup de pied s’agitent : c’est bientôt l’heure du pique-nique.

 

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Un écrivain japonais pas très catholique : Dany Laferrière

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L’éditeur s’impatiente : où en est l’auteur de son livre ? Nulle part mais l’auteur titre plus vite que son ombre, ce sera Je suis un écrivain japonais. Pourquoi un écrivain japonais ? Question subtile pour un écrivain caribéen qui se revendique avant tout comme écrivain, adoptant la façon de penser de son lecteur et sa nationalité comme un caméléon, « Du moment que je ne sois pas cet écrivain nu qui pénètre dans la forêt des phrases avec un simple couteau de cuisine ».

Tout s’embraie avec subtilité et humour : comment connaître le Japon où il n’a jamais mis les pieds ? Grâce à sa littérature, bien sûr. Il y a eu Mishima pendant l’adolescence, maintenant c’est Basho, – La Route étroite vers les districts du nord –, dans une traduction de Nicolas Bouvier. Un voyageur japonais du XVIIe siècle traduit par un voyageur suisse du XXe siècle lui-même auteur des Chroniques japonaises pour aider quelqu’un ne quittant guère son lit ou sa baignoire.

On voyage dans le temps et l’espace en compagnie du poète japonais et de son traducteur dans ce texte qui nous promène autour de la littérature en train de se faire, de la notion relative de la réalité pour un écrivain, de ses ficelles qui finissent par faire une corde d’où le livre finira par se hisser à la force des coïncidences et autres rencontres de l’imagination.

Parfois cela tourne au délire, avec les Japonais intéressés par ce non-livre qui n’est pas en train d’être écrit par un noir (racisme, racisme…) qui affirme : Je suis un écrivain japonais. Les Japonais adorent être à la pointe de la modernité. Et voilà messieurs Mishima et Tanizaki, membres du consulat du Japon en train de pister notre écrivain, mais aussi Platon et Hélène de Troie, la fille du concierge, et surtout  le groupe de jeunes japonaises un peu suicidaires qui gravitent autour de la chanteuse Midori. Le dit groupe reprenant un petit film que l’auteur a commis, manière de rappeler que la matière première d’un romancier est la vie-même, que tout se recycle dans la création.

Las, comment être noir sans éprouver d’angoisse vis à vis de la police ? les vilains policiers arrivent, bien sûr, dans cette histoire où on ne sait plus où l’on se trouve, sinon que l’écrivain nous balade, même quand il prend un bain, ce qui lui arrive souvent. Il y a aussi un tueur réservé qui offre à l’écrivain les bottes et le livre d’un autre écrivain:

« Sa phrase se faisait, selon la saison, lasso ou filet. Selon qu’il était cow-boy ou pêcheur. Il entrait dans la rivière, paraît-il, avec ses bottes. (…) Il écrivait comme il pêchait. Il se plantait au milieu du livre et ne bougeait plus. De temps en temps, on sentait un léger frémissement. Un poisson venait de mordre à l’hameçon. Le problème, c’est qu’on ne voyait jamais le poisson. Il s’arrangeait pour le laisser filer en douce… la pêche, l’écriture. »

Quelle belle leçon de littérature !

Mais est-ce vraiment un roman ? Probablement pas. Je dirai plutôt une fabrique de littérature, un atelier où on nous présente les outils et le matériau de la création, les savoir-faire et les difficultés. Sans aggraver les souffrances de l’auteur, les affres de la création ne semblent pas trop douloureuses :

« Couché, je feuillette les magazines en notant des scènes et des noms dont j’aime la graphie et la musique. J’ai fini par aligner : Eiko, Hideko, Fumi, Noriko, Tomo, Haruki et Takashi  (…) C’est à ce moment-là que j’ai commencé à monter la petite cour autour de Midori. Un roman rêvé. Tout se passe derrière mes paupières au moment de la sieste. Tout allait bien jusqu’à ce que j’aie commencé à penser que quelqu’un devait mourir. Pourquoi ? Aucune raison particulière. Ça roulait trop bien. Il me fallait intervenir pour briser le rythme afin de faire mienne cette histoire. Toujours s’approprier l’histoire. Pour que la littérature existe vraiment, il faudrait que les livres soient anonymes. Pas d’ego, plus d’intervention personnelle. Vous verrez. Alors j’ai sorti Noriko du groupe. Maintenant il faut faire face à la question du temps. La question fondamentale pour un roman. Pour la vie d’un individu aussi. Quand va-t-on mourir ? (…) Moi, je sais quand Noriko va mourir, mais je ne dois rien laisser paraître. Pour obéir à la règle du suspense. (…) Il suffit, je crois, de veiller à un certain équilibre. Je vois de mieux en mieux l’histoire, ce qui manque, c’est une perspective. Une bonne raison d’écrire un tel livre. Je me demande à quoi tout ça rime. Et pourquoi toute cette agitation ? On s’agite dans le livre, et on s’agite hors du livre. Pourtant, je n’ai pas bougé du divan ».

Et alors, me direz-vous, est-ce qu’il le termine, ce roman ? Lisez-le, vous verrez bien.

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La cycliste de Chamonix

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Cette année le tour de France ne passera pas à Chamonix. D’ailleurs il n’y a pas de fille dans le Tour. Mais elle s’entraîne, elle a le temps. Quand elle sera grande il y aura une équipe féminine, elle en est sûre.  Alors vive les virages à fond les pédales dans cette ville de carte postale, un jour les badauds crieront sur son passage Bravo! Bravo!

Petite fille en rose dans une ville blanche, montagnes et glaciers, moral  en granit.

 

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