Expo 58 entre dérision et nostalgie

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Jonathan Coe a eu la bonne idée de nous faire revivre l’Exposition Universelle de Bruxelles, la première après la seconde guerre mondiale, où la volonté de faire cohabiter les nations en pleine guerre froide reflétait l’optimisme belge pour la paix dans le monde.

Thomas Foley, 32 ans, bel Anglais coincé entre sa femme et bébé, sa maison de banlieue et son  travail ennuyeux au ministère de l’Information, est choisi pour travailler à l’Expo. Il devra surveiller la bonne marche du pub britannique, le Britannia. Un faux pub bien sûr, comme tout le reste de l’exposition,  du carton-pâte  destiné à présenter la meilleure image possible de chaque pays. Les Belges ont eu l’heureuse (???) idée d’installer côte à côte les pavillons russe et américain. Très vite on se rend compte que tout le monde espionne tout le monde dans cet univers factice, ce microcosme fermé sur lui-même.

Thomas laisse donc femme et bébé dans la banlieue  et découvre  avec excitation les personnages qui vont pimenter son séjour : Annecke la ravissante hôtesse belge, Emily, la belle actrice américaine vantant les aspirateurs et l’american way of life, le beau journaliste russe Chersky,  le charmant Tony qui partage le bungalow de Thomas et s’occupe de la machine Zeta qui intéresse fort les Russes… Vous l’aurez compris on se trouve dans un univers où tout le monde est beau et menteur comme dans un James Bond. Thomas lit d’ailleurs Bons baisers de Russie…

Seulement  la dérision l’emporte sur l’aventure. Thomas n’a rien d’un espion, c’est plutôt le pantin naïf qui ne comprend rien à rien, navigant entre excitation et sentiment de culpabilité à l’idée qu’il pourrait tromper sa femme. Si le journaliste est en fait un colonel des services de renseignements russes et la ravissante manipulatrice d’aspirateur une dangereuse espionne américaine, il y a aussi les Dupont et Dupont du service de renseignement anglais.

L’échange de lettres entre Thomas et sa femme Sylvia ne manque pas de saveur, Thomas se félicitant que le voisin soit un peu trop présent auprès de la femme seule, la femme au foyer admirant son mari qui approche tant de ravissantes créatures. Humour anglais, on aime ou pas, moi j’aime :

« Thomas chéri, Quel plaisir d’avoir de tes nouvelles, et dans une lettre si pleine de détails passionnants. Servir à boire au London Symphony Orchestra ! Les journaux ont beaucoup parlé des hôtesses belges et de leur rôle dans la Foire. Une collection de jolies filles, visiblement. Est-ce qu’elle parle bien anglais, cette Anneke, ou est-ce que tu as appris le belge pour elle ? (…) Quel dévouement, cette Anneke, qui t’accorde tant de temps. (…) De mon côté, je ne mène pas une vie aussi mondaine, et de loin. J’avais dit à Mr Sparks que j’avais mauvaise conscience à ne pas aller visiter ma cousine (…). Mais Norman est venu à ma rescousse – sa gentillesse n’a pas fini de m’étonner. (…) il a vaillamment proposé de garder Bébé (…) Adorable, non ? Il faut dire qu’il a passé pas mal de temps auprès d’elle ces dernières semaines.

Chère Sylvie, Merci pour ta dernière lettre, quoique les nouvelles de Béatrix soient plutôt préoccupantes. (…) Sparks a été fichtrement chic de te garder la petite pendant ce temps-là. Franchement je n’aurais jamais deviné qu’il soit du genre à savoir s’occuper des bébés mais, à mieux y réfléchir, il y a quelque chose de curieusement féminin, chez lui, c’est donc assez logique ».

Ce roman aurait pu être un chef d’œuvre d’humour anglais. Il en prend le chemin puis ça dérape, ça patine, ça fait du sur-place. Est-ce parce que Jonathan Coe peine à rendre vraiment ce microcosme de l’Exposition universelle ? Cela fait un peu vide, notre héros se déplaçant fort peu à part une promenade à bicyclette  et un passage délirant où il est enlevé dans une Coccinelle par un espion maladroit. Cela manque de brio et de vitesse malgré des éléments intéressants, un peu comme une pièce de Courteline où les portes ne claqueraient pas toutes les trois minutes, si vous voyez ce que je veux dire.

Il y a aussi cette mélancolie qui perturbe la légèreté du propos : la mère de Thomas lui demande de prendre une photo du champ de boutons d’or à côté de la ferme de ses parents, ferme détruite et famille massacrée par les Allemands pendant la guerre, une photo pour conserver une image de ce passé. Mais la photo ne lui convient pas, ce n’est pas le bon pré… Le thème de la photo revient plus tard, avec la photo d’Annecke prise par les services de renseignement pour faire pression sur Thomas. Il a succombé au charme de la belle hôtesse mais il est revenu auprès de sa femme. La fin du roman est poignante de nostalgie : le sentiment de n’avoir pas fait le bon choix, d’avoir raté sa vie, de considérer que le seul moment où le héros a vécu c’est pendant cette Expo 58. Cette tristesse poisseuse de la fin du livre étonne, déstabilise ; plus d’humour, seulement les regrets d’un vieil homme seul survivant de toute cette histoire avec l’amie d’Annecke, Clara :

« Ce que je me rappelle le mieux de cette journée, c’est que je me suis sentie… invisible. Emily et Annecke étaient si belles, et vous trois, vous les trois hommes, vous ne m’avez pas accordé un regard. » Elle parlait d’une voix tranquille, presque guillerette. « Oh, certes, j’avais l’habitude. Mais d’un autre côté, on ne s’habitue jamais. Ça fait toujours mal. De savoir qu’on a un physique quelconque dans un monde obsédé par la beauté. »

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Que vivre c’est apprendre à mourir ?

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La sagesse et la liberté du choix selon Montaigne :

C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut ; et que le présent que nature nous ait faict le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous plaindre de nostre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille yssuës.

Michel de Montaigne, Les Essais, Livre II, Chap. III

L’écrivain  ne pouvait pas savoir que 450 ans plus tard  les issues de la vie seraient barrées par le progrès médical et la puissance de la loi. C’est fini. On ne peut plus prendre la clé des champs lorsqu’on a atteint le trop grand âge, impossible de sauter la barrière et de rejoindre les espaces inconnus d’où personne n’est revenu. Quelqu’un doit le faire à notre place, décider d’une sédation massive ou nous laisser agoniser dans l’angoisse la plus profonde.

Puissance et solitude du corps médical.

En ce moment, l’affaire Humbert et l’acquittement du docteur Bonnemaison occupent l’espace médiatique. Nous sommes tous concernés par le problème de la fin de la vie : cancers, accidents de la route, AVC, extrême vieillesse, le panorama est sinistre. Autrefois on mourait plus vite, regretté de tous. Maintenant les enfants eux-mêmes au bord de la vieillesse naviguent entre soulagement et culpabilité lorsque le très grand âge de leurs ascendants s’arrête enfin.

Le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut, écrit Montaigne. Ce n’est plus vrai depuis longtemps et cela provoque de terribles déchirements dans les familles. Quant au corps médical, il doit se sentir parfois bien seul malgré tous les garde-fous mis en place par la loi.

L’acquittement du docteur Bonnemaison par un jury populaire est le signe de cette angoisse que nous éprouvons tous et abolit les problèmes moraux pour les remplacer par une réaction émotionnelle. On simplifie terriblement quand l’émotion prend la place de la réflexion.

Les parents qui refusent de voir partir leur fils, la femme qui veut se retrouver du côté de la vie et tourner la page, les uns et les autres qui se targuent de savoir ce qu’il voudrait, celui qui repose intubé sur le lit d’hôpital, c’est une situation que nous pourrions tous connaître. Je me souviens de mon père qui me montrait le fusil (il était chasseur) sur son râtelier : Tu vois, lorsque je sentirai que mes moyens diminueront, je mettrai une balle. Mais lorsqu’il est devenu aveugle et atrocement diminué il s’est accroché à la vie comme les animaux qu’il chassait autrefois.

Chacun doit opérer sa propre réflexion en sachant que c’est très différent de disserter de la mort lorsqu’on est bien portant que lorsque la camarde s’approche inexorablement.

 

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Marguerite Porète, mystique incandescente

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J’aimerais vous entretenir d’une femme d’exception  qui a écrit un livre unique au titre terrassant de beauté : Le Miroir des simples âmes anéanties

Elle fait partie des grandes mystiques de l’Histoire mais ce n’est pas à ce titre qu’elle m’a touchée. Il y a d’abord eu ce titre, Le Miroir des simples âmes anéanties, puis des coïncidences :  l’héroïne de mon prochain roman publié s’appelle Marguerite, et Porète est si proche de poète. Mais quand je l’ai découverte, j’ai compris que c’était quelqu’un d’extraordinaire, une de ces personnes qu’il faut sortir du cercle confidentiel dans lequel elles sont maintenues.

Elle nous vient du Moyen Age et on ne sait quasiment rien d’elle sinon que c’était une béguine des Flandres, mais son livre a traversé les siècles comme une onde de choc dont beaucoup de mystiques s’imprègnent encore.

Marguerite Porète était la reine de la transgression.  Elle  décrit son approche de Dieu et son expérience mystique dans ce livre incandescent,  étonnant mélange de poésie lyrique et de subtilité théologique, elle qui n’est pas religieuse et qui n’appartient pas au monde universitaire, pire : elle l’écrit en langue vernaculaire et non en latin !

Autant dire qu’elle accumule toutes les preuves d’indépendance d’esprit. Elle n’a pas utilisé le latin obligatoire pour tout texte religieux et elle écrit en langue d’oïl de manière à toucher le peuple. C’est une réussite car le succès est immense dès la parution du Miroir.

De plus Marguerite est une femme qui n’a pas prononcé de vœux religieux et qui appartient à une communauté s’autorisant à penser par elle-même. Marguerite dérange et elle le sait. Sa façon de vivre en marge de l’ordre féodal chez les béguines, d’écrire un livre  qui ose, c’est multiplier les affronts à l’ordre établi.

Le  scandale est à la mesure du succès et dès la parution du Miroir, aux alentours de 1290, les ennuis commencent. Le livre est très vite condamné pour hérésie en 1300 puis brûlé sur la place de Valenciennes en 1306 sur ordre de l’évêque de Cambrai. Marguerite refuse de retirer son livre et continue de le laisser diffuser. Elle a peut-être le sentiment que son texte répond à un besoin, que la spiritualité vivante ne se transmet pas en latin :

He ! Ame lassee, come tu yes encombree !

Marguerite, elle, a fait le vide. Brûlée par l’amour divin, son âme transformée par l’expérience mystique comme l’œuvre au noir transforme le plomb en or, elle n’est plus dans le temporel, portée par son âme anéantie elle ne peut accepter de compromis.

Dieu m’a créée comme du non être qui a l’air d’exister, afin qu’en renonçant par amour à cette existence apparente, la plénitude de l’être m’anéantisse.

On ne sait pas très bien quelles sont les propositions de son livre qui ont été condamnées par le tribunal de l’Inquisition, car très peu nous sont parvenues. Par contre on sait que sa doctrine elle-même n’était pas mise en cause et que rien ne justifiait de la brûler en place de Grève le lundi de Pentecôte premier juin 1310. En ce temps-là on avait, il est vrai, le bûcher facile : trois semaines avant Marguerite les Parisiens avaient assisté à l’autodafé de 53 templiers condamnés après leur procès.

Marguerite dérangeait : trop de force, d’intelligence, de lyrisme, une femme ne doit pas être comme cela, c’est péché d’orgueil. Condamnée par l’Inquisition Marguerite meurt sur le bûcher, mais son courage et sa sérénité impressionnent la foule, un compte-rendu de l’événement a traversé les siècles.

Comme les Hindous l’ont vu, la grande difficulté pour chercher Dieu, c’est que nous le portons au centre de nous-mêmes. Comment aller vers moi ? Chaque pas que je fais me mène hors de moi. C’est pourquoi on ne peut pas chercher Dieu. Le seul procédé, c’est de sortir hors de soi et de se contempler du dehors. Alors, du dehors, on voit au centre de soi Dieu tel qu’il est. Sortir de soi, c’est la renonciation totale à être quelqu’un, le consentement complet à être seulement quelque chose.

Stupéfiant, non ? Je vous rappelle que ce texte a plus de sept cents ans.

L’ouvrage de Marguerite fut pourchassé, ses exemplaires traqués, brûlés, mais il continua sa vie souterraine. En Angleterre, en Allemagne et en Italie l’ouvrage fut recopié dans  des monastères de Chartreux et de Bénédictins qui reconnaissaient sa valeur mystique. En France ce livre écrit pour les laïcs chemina par les laïcs, raison sans doute pour laquelle on ne trouve pas de traces écrites du  Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour, titre complet de l’ouvrage, avant le XVIème siècle.

Plus près de nous la philosophe Simone Weil avait lu une version abrégée du Miroir des simples âmes anéanties à Londres, et cela éveilla une telle résonance en elle que c’est le texte qu’elle lut encore la veille de sa mort, le 22 août 1943.

Un compagnonnage sublime à travers les siècles de femmes ayant connu les mêmes exigences d’absolu.

Le Miroir des âmes simples et anéanties
traduit par M. Huot de Longchamp
Albin Michel « Spiritualités vivantes », 1984 ; 1997.
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L’Anthogrammate, extrait en avant-première

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Chers lecteurs,

Voici une petite mise en bouche : le début du premier chapitre de l’Anthogrammate qui, comme chacun sait, est un spécialiste du langage des fleurs.

Le livre paraîtra en juillet, je vous donnerai plus de détails dans quelques semaines. Bonne lecture !

Marguerite

 

Dans l’absolu je suppose que quarante ans d’Éducation Nationale ne prédisposent pas une institutrice à la retraite à devenir la reine de l’arnaque.

Quoique…

Combien de fois ai-je pris un air mystérieux, les yeux brillants comme si j’allais leur révéler un trésor, avant d’affirmer à mes élèves : « Nous allons faire maintenant quelque chose que vous allez adorer une fois que vous aurez compris comment cela fonctionne, et votre science étonnera vos parents ! », tout cela pour introduire les accords des participes passés avec avoir ou la règle de trois ? Je m’interroge. Non, non, il est ridicule de penser que tous ces petits mensonges nécessaires pour faire passer les pilules du savoir m’ont aidée à devenir ce que je suis. Vous connaissez beaucoup d’enfants se précipitant avec des hurlements de joie sur les tables de multiplication ?

Aucun rapport avec mes filouteries actuelles.

Arnaque, filouteries : comme j’ai changé, moi qui ai fait la chasse au terme familier, ou pire, populaire pendant des décennies, convaincue que si mes élèves apprenaient le « bon français » une place au paradis des bonnes situations les attendrait certainement. Je m’efforçais de n’employer que des termes simples mais choisis, reprenant en douceur, sans jamais me lasser, les petits qui ramenaient leur quotidien à l’école.
— M’dame, hier les keufs ont embarqué Bibi, vous savez, le mec qu’est allé à l’école avec vous ! Il avait de la blanche planquée dans ses WC, un gros paquet !
— Merci de cette information, Malika. Je suis désolée d’apprendre qu’hier la police a emmené un de mes anciens élèves parce que celui-ci trafiquait de l’héroïne. J’espère que cela n’arrivera avec aucun d’entre vous, j’en suis sûre, et vous aussi, n’est-ce pas ?
— Sûrs, maîtresse !

Ils hochaient vigoureusement la tête mais manquaient de conviction : les moyens de survivre n’étaient pas si nombreux, et moi non plus je n’étais pas sûre de ce que j’avançais mais je faisais semblant. Je refusais l’intrusion de la cité dans ma salle de classe. Ce n’était pas du passéisme mais de la résistance : j’avais une théorie que mes collègues ne partageaient pas, ils me regardaient d’un drôle d’air lorsque la chose transpirait, ce qui arrivait dans la première semaine de la rentrée :
— Alors comme ça, Marguerite, il paraît que dans ta classe on ne parle que le français ?
Je hochais la tête, attendant le mauvais coup.
— Et ils comprennent ?
Là-dessus mes jeunes collègues pouffaient de rire. Eux-mêmes employaient un langage fort proche de celui de nos élèves et se gaussaient du mien. Je m’entêtais : dans ma classe on ne parlait pas l’argot des cités, on s’essayait au français, langue étrangère inlassablement ressassée. Lorsque j’y pense, cela frôlait le ridicule. Heureusement, j’étais sauvée par le samedi matin.

Le samedi matin donc, je ramenais un livre de ma bibliothèque, Le merveilleux voyage de Nils Olgerson, un superbe volume doré sur tranche qui impressionnait beaucoup les gamins. Ils s’installaient comme ils voulaient, sur les tables, dessous, par terre, ils amenaient à manger, des coussins, n’importe quoi à part des cigarettes et de l’alcool. C’était le moment privilégié, j’allais leur lire une histoire extraordinaire, magique, un croisement entre Harry Potter et les livres dont vous êtes le héros.

Je faisais à l’instinct, Selma n’aurait pas reconnu le voyage en Suède de son héros mais elle aurait approuvé, je suis sûre, la trahison de son texte. Les yeux brillants, perdus dans leur propre rêve comme Nils Olgerson, le petit chenapan du départ, mes petits du cours moyen étaient transportés dans un autre monde, ils prenaient de la hauteur par rapport aux vicissitudes de l’existence. J’ai toujours eu le don de l’improvisation et le samedi matin je l’exploitais au maximum, utilisant les éléments de la semaine pour rassurer mes graines de misère aux grands yeux noirs : bien sûr qu’ils allaient triompher de ce monde infâme, c’était écrit dans mon beau livre, alors, comment pourrait-il en être autrement ?

C’était ma force, les histoires du samedi matin, la carotte nécessaire pour les obliger à entrer dans une culture qui leur était étrangère : pas d’insultes en arabe ou en portugais, pas de verlan, seulement du français et c’était exotique. Jamais ils ne se sont révoltés contre ce diktat : dans ma classe on parlait français, j’annonçais la couleur dès le premier cours. J’allais les transformer en Français plus blancs que blancs, avec des tournures correctes à se faire pâmer de jalousie ceux qui étaient là depuis Vercingétorix.

— Qui c’est, Vercingétorix ?
— Un ami d’Obélix.

Je prenais quelques libertés avec l’histoire, avec toutes les histoires, en fait, maintenant que j’y pense, mais c’était pour la bonne cause. L’orthographe, le calcul, j’ai dû parfois faire face à des frondes ou des mouvements de résistance larvée, mais jamais contre le français. Tous mes collègues ne pouvaient pas en dire autant.

Mes histoires du samedi matin étaient pour beaucoup dans cette soumission. Même malades ils étaient tous là, le regard perdu dans des horizons lumineux, et ma voix s’égrenait dans la salle, des échos nous parvenaient des autres classes, des chahuts parfois, rien ne les arrêtait. Ils étaient partis dans un univers de lumière où l’amitié et le courage triomphaient de tous les obstacles. Ils étaient des héros, ils étaient extraordinaires et leur vie serait belle. « Et alors Nils prit son vilain beau-père à la gorge et l’envoya dix mètres plus loin. Tous les autres enfants le félicitèrent : jamais plus Nils ne fut ennuyé par le deuxième mari de sa mère. Il avait osé s’opposer, surmonter sa peur, montrer qu’il existait ». Parfois un petit futé s’interrogeait :
— C’est bizarre, ce livre, c’est comme des histoires de par ici et pourtant sur les images on voit des forêts, pas des cités…
Il inclinait la tête, à moitié convaincu. Celui-là s’en sortirait, j’en étais sûre, quand on se méfie, on a une longueur d’avance. Il y avait tant de requins autour, prêts à manger mes petits élèves, la mer était grise, le bateau salvateur n’arrivait pas, l’oie magique leur permettant de s’élever au-dessus de la mêlée non plus. Alors on faisait ce que l’on savait faire, petits ou gros trafics, histoire d’avoir une vie. Et moi je continuais à raconter des histoires, à leur fabriquer une mythologie sur mesure.

Pendant quarante ans j’ai menti comme je respirais, entassant inventions et contrevérités avec la conscience nette et le regard franc du pédagogue pur et dur.

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L’équilibre du monde, entre rire et désespoir

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J’aimerais vous parler encore d’un roman de  Rohinton Mistry, l’Equilibre du monde, titre original A fine Balance, titre amèrement, désespérément antithétique.

Ce roman, comme tous les autres livres de l’auteur, brasse l’histoire contemporaine de l’Inde, avec ses désespérés de la terre qui essaient de redresser la tête et qui seront irrémédiablement broyés par la machine sociale et politique, avec Indira Gandhi et ses programmes de stérilisation, ses magouilles et son amour immodéré pour son fils.

Mistry situe son roman comme les autres à Bombay ; il décrit ce qu’il connaît de l’intérieur : la petite bourgeoisie parsie, la misère grouillante du petit peuple de la rue, les magouilles politiques et les abominations du système des castes, la violence atroce qui s’exerce pour que le système social puisse se perpétrer.

Pas de révolution dans les romans de Mistry. Pas de grands personnages qui vont changer le monde, seulement de petites gens, avec leur courage et leur rouerie, leur volonté de vivre une vie qui vaille la peine et puis les voilà qui baissent les bras.

Pas de rédemption, pas d’espoir mais du rire au milieu de l’horreur, des satisfactions minuscules au sein de la misère la plus atroce.

Quel roman, quel souffle, quel grouillement de vie dans ce microcosme !

Dans un quartier de Bombay une jeune parsie, Dina Dalal, lutte pour conserver son indépendance après la mort de son mari ; elle ne veut pas retourner au domicile de son frère Nusswan qui appartient à la classe sociale moyenne qui commence à apparaître en Inde. Elle prend un pensionnaire, un étudiant venu de sa montagne, Maneck. Elle décide aussi de faire travailler deux tailleurs intouchables, Ishvar et Omprakash, sous-traitant ainsi la sous-traitance qu’elle a obtenue. Nous avons ici une analyse très fine du sous-prolétariat et des conditions de travail dans la confection.

Tout semble s’améliorer, Dina peut payer son loyer malgré les menaces du propriétaire qui veut récupérer le logement, Ishva et Omprakash ne dorment plus dans la rue, Maneck va passer ses examens. Mais il y a l’état d’urgence décrété par Indira Gandhi, les exactions, les horreurs dont seront victimes les deux tailleurs. Quant au meilleur ami de Maneck, Avinash l’étudiant leader de la contestation estudiantine, il mourra torturé dans les geôles de la police, entraînant sa famille dans une cascade de malheurs.

Il faudrait citer tant de personnages forts dans ce roman fleuve ! Shankar le mendiant cul de jatte, emblématique de ce peuple parfois estropié volontairement par la volonté du roi des mendiants, Ashraf Chacha l’ami musulman de la famille des tailleurs à qui il doit la vie lors des atroces massacres de musulmans… Tant de personnages dans cette trame dense, tant de personnages qui s’agitent et tentent d’échapper à leur destin !

Mais il n’y a pas de rédemption, toute tentative de révolte contre l’ordre établi se soldant impitoyablement par la répression. L’épisode de la castration d’Omprakash est insoutenable, tout comme la description de la stérilisation forcée des hommes de tout un village dans des conditions d’hygiène déplorables. Ishvar deviendra cul-de-jatte après la survenue de la gangrène, reprenant le rôle de Shankar le mendiant dans une désespérante roue du destin. Restent la résignation et l’humour des personnages qui trouvent la force de rire, les autres comme Maneck finissant tragiquement.

Inlassablement Dina fabrique un couvre-lit en patchwork avec les chutes de tissu, mais il manque un morceau ou un fil se détache, superbe métaphore du travail du romancier et de son propre déchirement face à la dureté de la société indienne.

« Il saisit la corde et tira. Ishvar fit claquer sa langue contre ses dents, imitant le clac-clac d’un conducteur de char à bœufs. Son neveu piaffa et tendit le cou.

— Arrêtez ça, leur intima-t-elle. Si vous vous comportez ainsi, personne ne vous donnera la moindre paisa.

— Allons, mon tout bon, dit Ishvar. Soulève tes sabots ou c’est avec de l’opium que je te nourrirai.

Gloussant, Om partit en trottant lourdement. Ils cessèrent de jouer les clowns quand ils débouchèrent sur la rue.

Dina referma la porte en hochant la tête. Décidément, ces deux-là ne cesseraient jamais de la faire rire. Comme Maneck autrefois. Elle lava les deux assiettes et les rangea dans le placard afin que Nusswan et Ruby les trouvent pour le dîner. Puis elle s’essuya les mains et décida de faire un petit somme avant de préparer le repas du soir. »

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