Réparer les vivants, rhapsodie contemporaine

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Voilà le palais des ombres de Virgile et les étapes d’une transplantation cardiaque, voilà le chant funèbre de ceux qui sont foudroyés par la mort et l’ode pressée par le temps des acteurs de la transplantation, voilà la rhapsodie contemporaine que nous offre Maylis de Kerangal avec  Réparer les vivants.

Simon Limbres, jeune surfer de dix-neuf ans, se retrouve en état de mort cérébrale suite à un accident au retour d’une session de surf, « à la recherche de la plus belle vague qui se soit formée sur Terre ».

Le chant choral est en marche, tout comme le chemin vers la transplantation des organes de Simon. La douleur des parents Marianne et Sean tout d’abord, leur incompréhension, leur révolte, leur lent chemin vers l’acceptation que la mort de leur enfant serve à réparer les vivants.

Le chemin des acteurs médicaux, ceux qui, avec délicatesse, accompagnent les parents endeuillés vers cette démarche impensable : utiliser le corps de leur enfant, le dépouiller de ses organes pour permettre que d’autres vies continuent.

C’est le rôle de Thomas Rémige le coordinateur assisté de l’infirmière Cordélia Owl.

« Ils parlent de leur fils au présent, ce n’est pas bon signe. Thomas poursuit : je vous pose ces questions car si la personne décédée, ici votre fils Simon, n’a pas fait connaître son refus de son vivant, si elle n’a pas exprimé son opposition, nous devons nous interroger ensemble sur ce qu’elle aurait souhaité – « la personne décédée, ici votre fils Simon », Thomas a haussé la voix et prononcé distinctement chaque mot, il enfonce le clou. Du consentement à quoi ? C’est Marianne qui a parlé, relevant la tête – mais elle sait, elle veut être clouée. Thomas déclare : du consentement au prélèvement de ses organes, afin de permettre des greffes – il faut  en passer par la brutalité de ces phrases dépliées comme des slogans sur des banderoles, il faut en passer par leur charge massive, leur matière contondante, les entretiens où traînasse l’ambiguïté sont des nasses de souffrance, Thomas sait cela ».

Suivra ensuite toute la logistique et l’organisation de la transplantation cardiaque.

Nous assistons à un chant choral  douloureux et palpitant dont la richesse, l’intensité et la vie nous roulent dans cette vague que recherchait tant Simon.

Les noms que l’auteur a choisi de donner aux personnages de son roman ne doivent rien au hasard. Simon Limbres, tout d’abord. A un r près nous sommes dans les limbes, le séjour où attendent les enfants morts, et ce r supplémentaire, c’est l’air qui manquera à jamais à Simon qui s’enfonce dans la mort. Mais Simon va conserver une partie de vie, remonter du séjour des morts en explosant la sienne comme autant d’éclats de miroir chez ceux à qui il rendra la vie.

La plupart des noms choisis dans l’équipe médicale participent de cette métaphore de la vie dans les airs : Thomas Rémige (les grandes plumes des ailes d’un oiseau, celles qui le maintiennent dans les airs) possède un chardonneret très spécial, capable de chanter le chant de tout un village. Quant à Cordelia Owl l’infirmière est doublement signifiante : par son prénom qui vient du latin cor, cordis qui signifie cœur et par son nom, Owl qui signifie hibou, en anglais. L’oiseau de nuit est d’ailleurs repris dans la dynastie de médecins, les Harfang (la chouette Harfang est un grand rapace) dont un des membres transplantera le corps de Simon alors que sa fille Alice aura assisté au prélèvement du corps :

« Alice s’attarde. Elle focalise la scène, dévisage un à un ceux qui sont réunis autour de la table et le corps inanimé qui en est le centre éclatant – La leçon d’anatomie de Rembrandt passe en un éclair devant ses yeux (…) elle finit par apprendre que percer la paroi péritonéale fut longtemps considéré comme une atteinte à la sacralité du corps de l’homme, cette créature de Dieu, et comprit que toute forme de connaissance contenait sa part de transgression (…). »

Un oiseau de nuit qui nous renvoie à cet obscur et sacrilège entre-deux de la transplantation. On dépouille un mort de ses organes pour permettre que la vie continue ailleurs. Tout se passe de nuit, « les équipes de prélèvement arrivent les unes après les autres à partir de vingt-deux heures ».

Ils allaient, obscurs, sous la nuit solitaire écrit Virgile dans l’Enéide. Et c’est bien du séjour des morts dont il s’agit, celui d’où les différents acteurs des prélèvements agissent dans la nuit car le tabou reste très fort. Le jeune interne chargé de prélever le cœur de Simon s’appelle Virgilio, comme le poète de l’Enéide. Il va participer à la greffe qui rendra Claire à la vie.

Thomas veille au respect des volontés des parents de Simon :

« On peut clamper ? La voix de Virgilio, haussée dans le bloc bien qu’étouffée par le masque, fait sursauter Thomas. Non, attendez, il a crié. Les regards se tournent vers lui, les mains s’immobilisent au-dessus du corps, bras cassés en angle droit, on suspend l’intervention tandis que le coordinateur se faufile pour accéder au lit, et s’en approcher à hauteur de l’oreille de Simon Limbres. Ce qu’il murmure alors, de sa voix la plus humaine, bien qu’il sache que ses mots s’abîment dans un vide létal, est la litanie promise (…), puis Thomas sort de sa poche les écouteurs qu’il a stérilisés, et les insère dans les oreilles de Simon, allume le baladeur, piste 7, et la dernière vague se forme à l’horizon (…) ».

Lorsque tout sera achevé, Thomas veillera à ce que le corps de Simon soit restauré dans son intégrité, il le fait en chantant, « Un chant ténu, à peine audible par celui ou celle qui se trouverait avec lui dans la pièce, mais un chant qui se synchronise aux actes qui composent la toilette mortuaire, un chant qui accompagne et décrit, un chant qui dépose ».

« (…) le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire (…) et, l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, ce traitement particulier destiné à en rétablir l’image, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes ».

Avec Réparer les vivants, Maylis nous a offert, avec la puissance d’évocation et de style qu’on lui connaît, un choral contemporain jailli de l’antique. Magnifique.

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Petites en bleu

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Une grappe de petites filles en bleu avec chapeau de paille à calotte ronde et petits bords remontants, sac à dos rose et jupette dansante bleu tendre dans un parc anglais. L’uniforme de l’école de fille pétille, illumine le sous-bois d’un bouquet éclatant.

Le vert tendre des branches et celui de l’herbe, pâquerettes et soquettes, c’est le printemps.

Et ces petites au début de leur vie, accompagnées d’une mère en marinière et d’une autre la tête recouverte d’un voile, minois bruns, minois blonds, arrière-plan sombre et ombre ensoleillée sur la branche du premier plan.

Il fait beau. Printemps changeant, ombre légère sur ce groupe étincelant. Un oiseau s’envole. Les souliers vernis noirs avec leur bride sur le coup de pied s’agitent : c’est bientôt l’heure du pique-nique.

 

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Un écrivain japonais pas très catholique : Dany Laferrière

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L’éditeur s’impatiente : où en est l’auteur de son livre ? Nulle part mais l’auteur titre plus vite que son ombre, ce sera Je suis un écrivain japonais. Pourquoi un écrivain japonais ? Question subtile pour un écrivain caribéen qui se revendique avant tout comme écrivain, adoptant la façon de penser de son lecteur et sa nationalité comme un caméléon, « Du moment que je ne sois pas cet écrivain nu qui pénètre dans la forêt des phrases avec un simple couteau de cuisine ».

Tout s’embraie avec subtilité et humour : comment connaître le Japon où il n’a jamais mis les pieds ? Grâce à sa littérature, bien sûr. Il y a eu Mishima pendant l’adolescence, maintenant c’est Basho, – La Route étroite vers les districts du nord –, dans une traduction de Nicolas Bouvier. Un voyageur japonais du XVIIe siècle traduit par un voyageur suisse du XXe siècle lui-même auteur des Chroniques japonaises pour aider quelqu’un ne quittant guère son lit ou sa baignoire.

On voyage dans le temps et l’espace en compagnie du poète japonais et de son traducteur dans ce texte qui nous promène autour de la littérature en train de se faire, de la notion relative de la réalité pour un écrivain, de ses ficelles qui finissent par faire une corde d’où le livre finira par se hisser à la force des coïncidences et autres rencontres de l’imagination.

Parfois cela tourne au délire, avec les Japonais intéressés par ce non-livre qui n’est pas en train d’être écrit par un noir (racisme, racisme…) qui affirme : Je suis un écrivain japonais. Les Japonais adorent être à la pointe de la modernité. Et voilà messieurs Mishima et Tanizaki, membres du consulat du Japon en train de pister notre écrivain, mais aussi Platon et Hélène de Troie, la fille du concierge, et surtout  le groupe de jeunes japonaises un peu suicidaires qui gravitent autour de la chanteuse Midori. Le dit groupe reprenant un petit film que l’auteur a commis, manière de rappeler que la matière première d’un romancier est la vie-même, que tout se recycle dans la création.

Las, comment être noir sans éprouver d’angoisse vis à vis de la police ? les vilains policiers arrivent, bien sûr, dans cette histoire où on ne sait plus où l’on se trouve, sinon que l’écrivain nous balade, même quand il prend un bain, ce qui lui arrive souvent. Il y a aussi un tueur réservé qui offre à l’écrivain les bottes et le livre d’un autre écrivain:

« Sa phrase se faisait, selon la saison, lasso ou filet. Selon qu’il était cow-boy ou pêcheur. Il entrait dans la rivière, paraît-il, avec ses bottes. (…) Il écrivait comme il pêchait. Il se plantait au milieu du livre et ne bougeait plus. De temps en temps, on sentait un léger frémissement. Un poisson venait de mordre à l’hameçon. Le problème, c’est qu’on ne voyait jamais le poisson. Il s’arrangeait pour le laisser filer en douce… la pêche, l’écriture. »

Quelle belle leçon de littérature !

Mais est-ce vraiment un roman ? Probablement pas. Je dirai plutôt une fabrique de littérature, un atelier où on nous présente les outils et le matériau de la création, les savoir-faire et les difficultés. Sans aggraver les souffrances de l’auteur, les affres de la création ne semblent pas trop douloureuses :

« Couché, je feuillette les magazines en notant des scènes et des noms dont j’aime la graphie et la musique. J’ai fini par aligner : Eiko, Hideko, Fumi, Noriko, Tomo, Haruki et Takashi  (…) C’est à ce moment-là que j’ai commencé à monter la petite cour autour de Midori. Un roman rêvé. Tout se passe derrière mes paupières au moment de la sieste. Tout allait bien jusqu’à ce que j’aie commencé à penser que quelqu’un devait mourir. Pourquoi ? Aucune raison particulière. Ça roulait trop bien. Il me fallait intervenir pour briser le rythme afin de faire mienne cette histoire. Toujours s’approprier l’histoire. Pour que la littérature existe vraiment, il faudrait que les livres soient anonymes. Pas d’ego, plus d’intervention personnelle. Vous verrez. Alors j’ai sorti Noriko du groupe. Maintenant il faut faire face à la question du temps. La question fondamentale pour un roman. Pour la vie d’un individu aussi. Quand va-t-on mourir ? (…) Moi, je sais quand Noriko va mourir, mais je ne dois rien laisser paraître. Pour obéir à la règle du suspense. (…) Il suffit, je crois, de veiller à un certain équilibre. Je vois de mieux en mieux l’histoire, ce qui manque, c’est une perspective. Une bonne raison d’écrire un tel livre. Je me demande à quoi tout ça rime. Et pourquoi toute cette agitation ? On s’agite dans le livre, et on s’agite hors du livre. Pourtant, je n’ai pas bougé du divan ».

Et alors, me direz-vous, est-ce qu’il le termine, ce roman ? Lisez-le, vous verrez bien.

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La cycliste de Chamonix

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Cette année le tour de France ne passera pas à Chamonix. D’ailleurs il n’y a pas de fille dans le Tour. Mais elle s’entraîne, elle a le temps. Quand elle sera grande il y aura une équipe féminine, elle en est sûre.  Alors vive les virages à fond les pédales dans cette ville de carte postale, un jour les badauds crieront sur son passage Bravo! Bravo!

Petite fille en rose dans une ville blanche, montagnes et glaciers, moral  en granit.

 

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Expo 58 entre dérision et nostalgie

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Jonathan Coe a eu la bonne idée de nous faire revivre l’Exposition Universelle de Bruxelles, la première après la seconde guerre mondiale, où la volonté de faire cohabiter les nations en pleine guerre froide reflétait l’optimisme belge pour la paix dans le monde.

Thomas Foley, 32 ans, bel Anglais coincé entre sa femme et bébé, sa maison de banlieue et son  travail ennuyeux au ministère de l’Information, est choisi pour travailler à l’Expo. Il devra surveiller la bonne marche du pub britannique, le Britannia. Un faux pub bien sûr, comme tout le reste de l’exposition,  du carton-pâte  destiné à présenter la meilleure image possible de chaque pays. Les Belges ont eu l’heureuse (???) idée d’installer côte à côte les pavillons russe et américain. Très vite on se rend compte que tout le monde espionne tout le monde dans cet univers factice, ce microcosme fermé sur lui-même.

Thomas laisse donc femme et bébé dans la banlieue  et découvre  avec excitation les personnages qui vont pimenter son séjour : Annecke la ravissante hôtesse belge, Emily, la belle actrice américaine vantant les aspirateurs et l’american way of life, le beau journaliste russe Chersky,  le charmant Tony qui partage le bungalow de Thomas et s’occupe de la machine Zeta qui intéresse fort les Russes… Vous l’aurez compris on se trouve dans un univers où tout le monde est beau et menteur comme dans un James Bond. Thomas lit d’ailleurs Bons baisers de Russie…

Seulement  la dérision l’emporte sur l’aventure. Thomas n’a rien d’un espion, c’est plutôt le pantin naïf qui ne comprend rien à rien, navigant entre excitation et sentiment de culpabilité à l’idée qu’il pourrait tromper sa femme. Si le journaliste est en fait un colonel des services de renseignements russes et la ravissante manipulatrice d’aspirateur une dangereuse espionne américaine, il y a aussi les Dupont et Dupont du service de renseignement anglais.

L’échange de lettres entre Thomas et sa femme Sylvia ne manque pas de saveur, Thomas se félicitant que le voisin soit un peu trop présent auprès de la femme seule, la femme au foyer admirant son mari qui approche tant de ravissantes créatures. Humour anglais, on aime ou pas, moi j’aime :

« Thomas chéri, Quel plaisir d’avoir de tes nouvelles, et dans une lettre si pleine de détails passionnants. Servir à boire au London Symphony Orchestra ! Les journaux ont beaucoup parlé des hôtesses belges et de leur rôle dans la Foire. Une collection de jolies filles, visiblement. Est-ce qu’elle parle bien anglais, cette Anneke, ou est-ce que tu as appris le belge pour elle ? (…) Quel dévouement, cette Anneke, qui t’accorde tant de temps. (…) De mon côté, je ne mène pas une vie aussi mondaine, et de loin. J’avais dit à Mr Sparks que j’avais mauvaise conscience à ne pas aller visiter ma cousine (…). Mais Norman est venu à ma rescousse – sa gentillesse n’a pas fini de m’étonner. (…) il a vaillamment proposé de garder Bébé (…) Adorable, non ? Il faut dire qu’il a passé pas mal de temps auprès d’elle ces dernières semaines.

Chère Sylvie, Merci pour ta dernière lettre, quoique les nouvelles de Béatrix soient plutôt préoccupantes. (…) Sparks a été fichtrement chic de te garder la petite pendant ce temps-là. Franchement je n’aurais jamais deviné qu’il soit du genre à savoir s’occuper des bébés mais, à mieux y réfléchir, il y a quelque chose de curieusement féminin, chez lui, c’est donc assez logique ».

Ce roman aurait pu être un chef d’œuvre d’humour anglais. Il en prend le chemin puis ça dérape, ça patine, ça fait du sur-place. Est-ce parce que Jonathan Coe peine à rendre vraiment ce microcosme de l’Exposition universelle ? Cela fait un peu vide, notre héros se déplaçant fort peu à part une promenade à bicyclette  et un passage délirant où il est enlevé dans une Coccinelle par un espion maladroit. Cela manque de brio et de vitesse malgré des éléments intéressants, un peu comme une pièce de Courteline où les portes ne claqueraient pas toutes les trois minutes, si vous voyez ce que je veux dire.

Il y a aussi cette mélancolie qui perturbe la légèreté du propos : la mère de Thomas lui demande de prendre une photo du champ de boutons d’or à côté de la ferme de ses parents, ferme détruite et famille massacrée par les Allemands pendant la guerre, une photo pour conserver une image de ce passé. Mais la photo ne lui convient pas, ce n’est pas le bon pré… Le thème de la photo revient plus tard, avec la photo d’Annecke prise par les services de renseignement pour faire pression sur Thomas. Il a succombé au charme de la belle hôtesse mais il est revenu auprès de sa femme. La fin du roman est poignante de nostalgie : le sentiment de n’avoir pas fait le bon choix, d’avoir raté sa vie, de considérer que le seul moment où le héros a vécu c’est pendant cette Expo 58. Cette tristesse poisseuse de la fin du livre étonne, déstabilise ; plus d’humour, seulement les regrets d’un vieil homme seul survivant de toute cette histoire avec l’amie d’Annecke, Clara :

« Ce que je me rappelle le mieux de cette journée, c’est que je me suis sentie… invisible. Emily et Annecke étaient si belles, et vous trois, vous les trois hommes, vous ne m’avez pas accordé un regard. » Elle parlait d’une voix tranquille, presque guillerette. « Oh, certes, j’avais l’habitude. Mais d’un autre côté, on ne s’habitue jamais. Ça fait toujours mal. De savoir qu’on a un physique quelconque dans un monde obsédé par la beauté. »

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