La capitale leçon d’écriture de Sylvie Germain

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Lili Liliane, enfant sans mère, apprend à l’école qu’elle s’appelle Barbara. Une erreur, lui dit son père. Et si c’était toute sa vie qui était une erreur ? Avant il y avait quoi ? demande Lili à sa grand-mère qui lui montre le bébé dans les bras de sa mère. Avant il y avait quoi ? avant ce bébé, avant la création de la vie ? Et après, il y a quoi ? « Ce grelot de questions s’agite par moments dans ses pensées, sonnaillant dans le vide. Puis le grelot finit par se taire, fatigué de tintinnabuler en rond, en vain ».

Entre ces deux interrogations la vie de Lili-Barbara s’écoule en séquences, impressions qui ponctuent sa vie, de la solitude à deux avec son père à la famille recomposée, jalousie,  concurrence dans le cœur des parents, drame qui éclate la famille, vie d’adulte et les mêmes sentiments, jalousie et concurrence, et enfin une maturité pas vraiment apaisée.

Roman est-il écrit sous le titre, roman, vraiment ? Ce condensé de vie comme une épure, avec sa période de formation, ses drames et ses incertitudes, est-ce un roman ?

Nous suivons Lili-Barbara de la petite enfance à la vieillesse, trajet à sauts de puce, trajet d’impressions et d’essence même de la vie. La sienne, celle des gens qui l’entourent, famille, amours, leur fragilité et leurs errements, les accidents de la vie, l’amour, le vieillissement, la mort. Mais tout cela est un peu désincarné, à l’image de Lili qui est une petite fille puis une femme sans grand relief. C’est peut-être la trouvaille : une héroïne qui n’en est pas une sur laquelle n’importe qui peut coller sa propre identité sans être gêné par un personnage envahissant.

Ce qui est important dans ce livre, c’est l’écriture. Somptueuse :

« La voix des oiseaux. Les voix de brume et de rouille des oiseaux écroués. Elles bercent ses siestes et ses nuits. Elles ne l’effraient pas, elles l’apaisent au contraire. Parmi ces voix étranges et familières, elle aime particulièrement celles des paons, grise et rugueuse, et les hululements des rapaces nocturnes qui lui font l’effet de longs rubans de sons soyeux ondoyant dans le noir. Elles remplacent la voix inconnue de sa mère, sa voix manquante et désirée.

La voix des grands oiseaux captifs ; jamais un chant, mais des appels hagards lancés vers un dehors qui leur est refusé, vers un ailleurs inaccessible. Elle écoute ces appels aux accents de colère mêlée d’imploration certains expriment une telle douceur qu’elle en est affligeante et lui donne envie de pleurer. Elle voudrait pouvoir leur répondre, leur faire signe tout au moins, et elle essaie parfois, debout dans son lit, les mains ouvertes autour de la bouche. oi ououh… On an héon on…

Ils ne l’entendent pas. Pas davantage que sa mère. Sa voix ne porte pas bien loin, elle n’atteint ni les oiseaux ni les morts ».

« Et que ce passe-t-il après ? Après on va où, on devient quoi ? La question de sa petite enfance devant la photographie de sa mère avec elle nouveau-née s’est depuis longtemps retournée en elle, la stupeur de l’après l’a emporté sur celle de l’avant, et le vertige devant l’absence de réponse est beaucoup plus puissant. Avant, qu’importe au fond, on est embarqué, les dés sont jetés, mais après, que se passe-t-il après ?

Peau noire du temps, chair si vive, sensitive, des mortels, peau noir glacé, noir brûlant, des questions, chair tremblée des réponses qui toujours demeurent incertaines ».

Sylvie Germain affirme son statut de créateur, n’hésite ni devant la préciosité : orbe lacté,  palimpseste nu, épiphanique, cristaux micacés comme une congère grêlée par le soleil, ou le terme rare : trémuler, thyrses. Les mots qui se heurtent pour rendre l’impression dans sa netteté absolue, une allègre brutalité, mesure du temps catastrophée, les allitérations : sauvages soliloques, les néologismes : elle s’affronte, elle s’à-paume, elle s’à-ventre au mystère de sa trace, ignescent quand igné ne rend pas exactement l’impression, et que dire de le sang houlait dans tous les sens brasillant dans l’écume, cette étreinte dilatante !

L’écrivain joue de son immense palette pour nous rendre la vie dans ses sensations obscures ou lumineuses, au travers des petits cailloux qui jalonnent l’existence de Lili-Barbara avec une puissance d’écriture rarement égalée.

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Le monde lucide et cruel d’Alice Munro

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FugitivesAlice Munro a obtenu le prix Nobel de littérature cette année 2013, mais avez-vous lu les nouvelles de la Canadienne, avez-vous pénétré dans son monde cruel et quotidien, dans la vie de ces femmes qui reflètent toutes les femmes, à tous les âges de la vie en un terrible effet miroir ?

Le recueil « Fugitives » porte le titre de la première nouvelle, «Runaway» en anglais pour le titre original et reflète parfaitement la thématique récurrente de l’ensemble.

Chaque personnage principal est féminin, de la petite chèvre blanche et de la jeune femme de la première nouvelle à l’handicapée capable de lire l’avenir de la dernière. Le recueil est peuplé de femmes qui fuient. L’affection de leurs parents, un conjoint envahissant ou décevant, une vie trop bien programmée. Elles font du mal à ceux qui les aiment par leur silence, aucun éclat de voix ou de geste violent, rien que de la retenue et de la fuite, comme si elles ne pouvaient se coltiner à la réalité et lui régler son compte.

L’autre fil conducteur de ces nouvelles, après la fuite, ce sont les malentendus et le ratage de vies à cause du hasard et des non-dits.

Cela vous semble triste ? Vous avez raison, mais quelle cruauté jubilatoire dans la description !

Dans Pouvoirs par exemple, quand l’héroïne, devenue vieille et veuve rencontre par hasard un des personnages importants de sa vie :

« Elle se lança donc sur le sujet de la croisière. Elle dit qu’elle n’en ferait plus jamais, dût sa vie en dépendre. Ce n’était pas le temps, encore qu’il ait été mauvais en partie, avec plue et brouillard empêchant de voir le paysage. Ils en avaient vu assez, à vrai dire, plus qu’il n’en fallait pour une vie entière. Montagne après montagne, île après île, et rochers et eau et arbres. Tout le monde se récriant, n’est-ce pas prodigieux ? N’est-ce pas sensationnel ?

Sensationnel, sensationnel, sensationnel. Prodigieux.

Ils avaient vu des ours. Ils avaient vu des phoques, des otaries, une baleine. Tout le monde prenant des photos. En nage et pestant, craignant que leurs luxueux appareils flambant neufs ne fonctionnent pas bien. Puis à terre, la ballade dans le célèbre chemin de fer jusqu’à la célèbre ville de chercheurs d’or et encore des photos et des figurants habillés comme à la Belle Epoque, et que faisaient la plupart des gens ? La queue pour acheter des caramels.

Les chansons dans le train. Et à bord, l’alcool. Pour certains, dès le petit déjeuner. Les cartes. Le jeu. Bal tous les soirs, avec dix vieilles pour un vieux.

Nous, tout enrubannées, frisées, pailletées, enchoucroutées comme des chienchiens pour une exposition canine. J’aime mieux vous le dire, la concurrence était féroce. »

 

Les nouvelles d’Alice Munro ne ressemblent en rien à celles qu’on a l’habitude de lire sous nos contrées, où l’auteur condense une histoire et où la chute est déterminante. Ici nous sommes plongés dans une atmosphère, pas de schéma narratif linéaire, plutôt un tissu impressionniste où la vie se déroule comme dans la réalité, en un patchwork d’actions et décisions dont le sens n’apparaît que de loin, et pas toujours. Pendant que la vie passe et que tout s’effiloche dans une attente dont les personnages ne perçoivent pas la finalité.

Ces nouvelles à l’écriture fluide, presque blanche, avec ses descriptions d’une acuité visuelle rare, son acidité parfois, m’ont touchée au-delà de ce que je peux écrire : l’impression que la vie se déroule devant moi avec une clarté inexorable, ma vie, la vie de toutes les femmes.

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Léonarda: la version actuelle de la dent d’or

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Vous vous rappelez le texte de Fontenelle que vous avez étudié au lycée ? Mais oui, souvenez-vous, cette histoire d’une dent en or venue à un enfant à la place de ses dents… Et chacun d’y aller de son explication savante avant de vérifier la véracité du fait.

Toutes les réactions concernant l’expulsion de la jeune Léonarda me font penser à ce texte : les uns s’indignent, les autres approuvent, mais personne ne sait exactement ce dont il retourne. Cette petite que l’on arrache de l’école, comment peut-on, oui, comment peut-on ? Abomination ! Cœur de pierre ! Les   polémiques autour de notre ministre de l’Intérieur se déchaînent de plus belle.
Mais qui a vérifié les faits ? Qui a regardé le dossier de cette famille rom dont on commence à connaître tous les problèmes qu’elle a causés en Italie ? Qui a comptabilisé le nombre incroyable des  absences de Léonarda à l’école ? Et son parcours scolaire ? La mendicité à la place des cours ? Qui a vérifié les conditions dans lesquelles la jeune Rom a été appréhendée pour rejoindre sa famille ?
Je pense qu’avant de susciter une telle tempête – alors que des cas beaucoup plus dramatiques n’ont pas été médiatisés – on ferait bien de méditer le texte de Fontenelle, Histoire des oracles, Première dissertation, chapitre IV (1687).
Le voici :

« Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait, mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’Université de Helmstad, écrivit en 1595 l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les Chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme nommé Libavius ramasse tout ce qui avait été dit de la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. »

Bernard Le Bovier de Fontenelle, Histoire des oracles, Première
dissertation, chapitre IV (1687).

 

 

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Le trésor de la baie des orques

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Vous cherchez un bon roman pour les prochaines vacances ? Vous avez trouvé : Le trésor de la baie des orques de Kenneth Cook, avec la chasse à la baleine en Australie à la fin du XIXème siècle en toile de fond obsédante et terrifiante.
Vous avez tout ce qu’il faut dans ce roman : un jeune héros attachant, Cassidy, jeune paysan éduqué échoué à Three Fold Bay où il se retrouve à ramer dans une baleinière ; un tyran bien dégoûtant qui exploite les chasseurs de baleine ; un personnage trouble et séduisant façon Rhett Butler dans Autant en emporte le vent ; une jeune japonaise qui tombe amoureuse de Cassidy et va nous apporter l’élément déclencheur de l’histoire.
Une énorme perle que Yoko et son frère voulaient vendre à prix d’or se trouve dans la baie des orques.
Chasse au trésor, abordage, amour, tout se trouve dans ce roman.
Avec un petit plus : la description hallucinante de la chasse à la baleine, où l’on apprend que les orques servaient de rabatteurs pour les hommes en échange des lèvres et de la langue de la baleine. La redoutable intelligence de ces animaux, leur cruauté, celle des hommes, la baleine traquée, agressée de toute part qui se défend avec sa seule masse comme arme redoutable.
On ne sait de qui on doit avoir le plus pitié, des hommes dans leur fétu de paille, de leur mort possible pour presque rien, ou de la baleine, géant sacrifié dont la mort est certaine.
Les descriptions sont poignantes, extrêmement documentées. Cœurs sensibles s’abstenir.
L’histoire est un peu prévisible mais bien menée, vous ne vous ennuierez pas une seconde et c’est ce que l’on attend pour les vacances.

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Quand on prend les spectateurs pour des canards sauvages ou pourquoi on a sifflé le film publicitaire « Shalimar »

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Shalimar se veut une ode poétique à l’amour, la beauté, le temps qui passe, la mort.

De somptueuses images très travaillées, beaucoup d’effets numériques très réussis, des paysages à couper le souffle et une femme très belle : pourquoi la sauce n’a-t-elle pas pris ? Différentes raisons entrent en jeu.

Ne parlons pas du coût du film, nous sommes dans le domaine du luxe, secteur économique qui ne connaît pas la crise.

Ne parlons pas de l’actrice russe, mannequin de profession, aussi peu indienne et expressive que possible. Etre filmée à contre-jour dans des voilages transparents suffit-il à émouvoir le spectateur ?

Ne parlons pas de cette princesse passive qui se prélasse dans son bain pendant que son beau prince moustachu cavale un temps interminable dans les paysages du Rajasthan pour la rejoindre, cela n’émeut personne, cela irrite. Quand est-ce qu’il va enfin arriver ? Elle n’a rien d’autre à faire qu’à exhiber son beau visage inexpressif dans son harem de pacotille ? Que c’est long, mon Dieu que c’est long !

Ne parlons pas de la façon dont ce film a été annoncé, par petits bouts de bande annonce, photos alléchantes, etc. comme un film à ne pas manquer. Tout donnait à penser que ce film publicitaire, osons l’adjectif, avait oublié la raison pour laquelle il avait été commandité, une ode à la maison Guerlain, et qu’il allait révolutionner notre perception du cinéma.

Il est vrai que c’est bien de cinéma dont il s’agit : l’auteur de ce court métrage publicitaire est l’une des personnes les plus douées de sa génération, souvenez-vous par exemple de la publicité Perrier et plus récemment de la publicité Cartier qui utilisait les mêmes ressorts que Shalimar mais avec plus de bonheur. Un créateur brillant au service de l’industrie du luxe, ce qui n’est pas une tare mais une ambiguïté fondamentale. De la contrainte naît l’œuvre, bien sûr. Mais là nous n’avons une publicité présentée comme du cinéma d’auteur.

Les spectateurs se sont insurgés de ce glissement de statut : la publicité amuse, intrigue, fait rire, on l’accepte avant le film pour lequel le spectateur a payé sa place, elle est cadrée. En aucun cas il ne doit y avoir confusion. Le film Shalimar, outre sa longueur, a irrité les spectateurs par ce glissement vers l’œuvre d’auteur.

 

Oublions vite ce faux pas, la publicité doit rester à sa place. Beaucoup de réalisateurs sont passés par la publicité avant de construire leur œuvre, ne serait-ce pas le moment pour Bruno Aveillan de franchir le pas ?

 

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