La ballade du café triste, musique obsédante

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Voilà la saison de la rentrée littéraire, comme le Beaujolais nouveau ou la saison du blanc, et une obscure lassitude me saisit devant la quête toujours recommencée du roman qu’il ne faut surtout pas rater avant qu’il ait obtenu un prix. Je me suis tournée vers deux auteures du Sud des Etats-Unis, mortes toutes les deux depuis belle lurette.

Commençons par Carson Mc Cullers, morte à cinquante ans en 1967, avec une vie à la Gatsby, pleine d’alcool et de jalousies d’écrivains, de fuites éperdues et d’amours tristes.

La ballade du café triste, comment peut-on trouver un titre si beau ? Est-il dû à Michel Tournier ? Quand un grand écrivain français traduit un grand écrivain américain cela fait penser à Baudelaire traduisant Poe, une re-création d’une beauté envoûtante dont on ne sait à qui appartiennent la séduction et la mélancolie.

Je n’ai pas voulu commencer par la préface de Michel Tournier, pourtant je me doutais qu’elle fournirait un éclairage bouleversant et multiple, chasserait les ombres et dissiperait les ambiguïtés ; je me suis jetée dans ce texte dans l’éblouissement du début de la première nouvelle qui donne son titre au recueil :

« La ville même est désolée ; il n’y a guère que la filature, des maisons de deux pièces pour les ouvriers, quelques pêchers, une église avec deux vitraux de couleur, et une grand-rue misérable qui n’a que cent yards de long. Les fermiers des environs s’y retrouvent chaque samedi pour parler affaires. Le reste du temps, la ville est triste, solitaire, un endroit loin de tout, en marge du monde ».

Une ballade comme celle des bardes saxons qui chantaient les combats des guerriers avec la préparation de la bataille, le combat et ses suites.

Dans ce lieu de nulle part, miss Amélia va combattre son ex-mari, combat homérique, cosmique, à la mesure de la poésie du texte. Trahison, défaite, destruction : nous sommes en pleine tragédie amoureuse alors que nous croyions assister à un match de catch avec grimaces feintes et exagérations.

Les sept nouvelles de ce recueil parlent de douleur, de déception ou de peur de décevoir. L’enfant prodige de Wunderkind a grandi, et, atteint l’adolescence, a perdu sa magie. Comme Carson Mc Cullers, pour qui sa mère avait vendu un bien de famille pour qu’elle puisse payer son inscription à la Julliard School : comment assumer la déception, après tant d’attentes ?

Carson se mettra à l’écriture, mais la musique continuera de hanter son écriture, mélodies entêtantes, fluides ou staccato, dissonances et soupirs.

L’amour ne rend pas heureux dans ses nouvelles, il apporte incompréhension, solitude dans le couple, alcool, regrets, affabulations.

L’amour n’est pas une sonate facile dans les nouvelles de Carson Mc Cullers, mais gageons que vous n’oublierez pas de sitôt cette incroyable musique transcendée par la traduction de Jacques Tournier.

 

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Nina Simone, un tord-boyau allongé de limonade

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nina La vie de Nina Simone est à elle seule un vrai roman bien noir, un blues profond, si profond que sa voix ne pouvait être que l’expression de ce qui nous prend aux tripes lorsqu’on l’écoute.

Eunice Kathleen Waymon, née en 1933 dans une famille dont la mère est pasteure, la petite Eunice que l’on a mise toute petite devant un piano, si douée que des femmes blanches ont payé ses études au Allen High Institute, sort major de sa promotion, prépare le concours d’entrée du Curtiss Institute à la Julliard School, sûre de devenir la première concertiste classique noire de tous les temps. Seule noire parmi huit cents candidats.

Recalée. Le séisme fondateur.

Après, elle connaîtra la gloire avec  cette voix qui nous enchaîne et qu’elle n’a pas travaillée, cette musique qu’elle n’a pas choisie. Tout s’enchaîne:  les tournées qu’elle n’aime pas, les amants, l’alcool, l’exploitation de son talent unique par toutes les sangsues qui l’entourent. La folie qui rôde, les troubles bipolaires.

La vie de Nina Simone, vraiment, est un roman au sang épais.

Gilles Leroy met du temps pour trouver le tempo, oscillant entre biographie et roman, il piétine pendant la première partie du livre. Son domestique philippin inventé pour les besoins de la narration sent la limonade alors qu’un alcool fort demandait à s’exprimer. Il est factice, le pauvre Ricardo.

Pas d’émotion véritable, juste des bons sentiments. L’émotion vient dans la dernière partie, presque malgré l’auteur, et c’est dommage car l’écriture est belle, c’est comme si Gilles Leroy n’avait pas très bien su par quel bout prendre ce paquet de douleur et de solitude, ce monstre d’égoïsme créé par ceux qui ont su si bien l’exploiter. Jusqu’au bout. Jusqu’à l’écœurement.

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Les amants de Vérone

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JulietteCela fait six mois que ça dure, les frissons et la culpabilité du mensonge, l’érotisme puissant de l’illégitimité.

Leurs mains se frôlent.

Ils n’en peuvent plus de l’odeur du jasmin en fleur et des palais obscurs, ils n’en peuvent plus de cette excitation qu’ils peinent à masquer aux autres, de ce bonheur qui les roule comme des galets dans une vague d’érotisme insensé. Oui, insensé.

C’est arrivé comme ça, la rencontre par hasard dans une conférence, et le coup de foudre, il n’y a pas d’autre mot. Et depuis six mois les rencontres clandestines, Je vais voir une amie à Genève, les hôtels romantiques, – il a toujours eu la délicatesse de choisir des hôtels romantiques. Mais très vite ils ont eu peur de rencontrer quelqu’un de leur connaissance, et une nuit ne leur suffisait plus. C’est lui qui a pensé aux voyages organisés, Une semaine rien qu’à nous, ce n’est pas mal, non ?

C’est devenu un rite : ils se donnent rendez-vous à l’aéroport de Genève, elle arrive de Suisse allemande, lui de Neuchâtel, il est Suisse allemand, elle est Suisse romande. Leurs destinées croisées les attendrissent : c’est le destin, ils devaient se rencontrer.

Ils rejoignent le groupe. Il a réservé une chambre pour deux personnes, elle une chambre individuelle qu’elle n’occupera pas.

Le bonheur de cette chambre interdite, leurs yeux brillent, bonheur insolent, entente évidente, ils essaient d’être discrets mais ils attirent la jalousie des autres, ceux qui partagent la même chambre par habitude, la jalousie et la suspicion. Un couple légitime ???

Pour l’heure ils se trouvent à Vérone, la ville des amants tragiques, ruisselante de chaleur et de touristes.

Ils se sont isolés sur une petite place silencieuse où de temps à autre une femme en noir voûtée comme un pardon s’avance avec un cabas en plastique. Pas de touristes.

Le silence et la chaleur, l’ombre maigre d’un jeune arbre qui peine en ce mois de juin. Les grandes dalles grises qui pavent la place reflètent une lumière dure, il est midi et demie et ils sont là, sur leur banc vert, à jouir de leur présence mutuelle.

Deux amoureux, à controverser sans cesse sur les mérites et l’acoustique du théâtre d’Ephèse ou celui d’Orange, la beauté du Colisée et celle des arènes de Nîmes, avec des « Chéri je ne suis pas d’accord » et des réponses tendres et murmurées. Ils aiment se disputer, faire assaut de culture pour éviter de marivauder bêtement mais c’est la séduction en marche, la roucoulade et la parade, le bonheur animal. C’est aussi une façon de reporter à plus tard ce qui les préoccupe : quand préviendront-ils leurs familles respectives ?

Sur la place de Bra, après s’être fait prendre en photo à côté d’un soldat romain devant les arènes, les autres touristes de leur groupe attendent leur plat du jour.

La guide leur a souri, complice et attendrie : s’ils étaient à 14 heures 30 devant le café, elle ne voyait aucun inconvénient à ce qu’ils ne mangent pas avec eux.

Ils ont trouvé cette petite place, regardé le trajet sur le plan de l’office du tourisme que la guide leur a fourni et ils soupirent d’aise et de bonheur. Seuls pour une heure et demie, seuls avec le sentiment puissant qui les submerge.

Vérone, la ville de Roméo et Juliette, la très vieille ville de Vérone réduite pour beaucoup aux très jeunes amants inventés par Shakespeare ou plutôt aux films qui leur ont raconté l’histoire.

Ils ont dû suivre le groupe, ce matin, la place des Seigneurs au touche-touche, impossible de respirer, impossible d’admirer, la guide avec son parapluie rose tout devant, le flot, les bousculades sous les arcades avant de finir par tourner dans une petite rue aux murs couverts de graffitis, la cour de la maison de Juliette, et dans un coin, quand ils réussissent à avancer, une petite statue en bronze sous un arbre, Juliette impuissante contre les abus lubriques des touristes.

Sur le balcon, une jeune fille salue la foule. Elle est vraiment très jolie, la municipalité a vraiment bien fait les choses en choisissant cette figurante ! mais voilà que la jeune fille aux cheveux longs rentre dans le bâtiment, remplacée par un quinquagénaire obèse qui salue à son tour, bientôt remplacé par son alter ego féminin. Aussi obèse et laide, salutations, ils en ont assez vu, se coulent dans le courant inverse.

– Tu as vu ? Pauvre petite Juliette, elle est devenue verte, seuls les seins sont d’un beau brillant doré tellement ils sont caressés, ils brillent comme un sous neuf…

Il rit doucement. Il aime son impertinence subtile, son humour un peu décalé, sa finesse. Il la regarde, ému, et lui prend la main pour la serrer.

Ils se taisent. Comme il fait chaud, les pierres comme des braises, la lumière au zénith, le ciel implacable et cette odeur de jasmin, d’où vient-elle ?

– Comme on est bien ! La température idéale dans l’endroit idéal… Chéri, j’ai repéré en marchant un endroit où l’on vend des salades.

– Je l’ai vu. Nous irons tout à l’heure, profitons encore un peu… C’est une si belle ville ! Si mal récompensée de sa beauté par les gens qui passent trop vite…

– Nous aussi, nous passons trop vite. J’aurais aimé que nous restions une semaine, tout seuls, sans le groupe.

– Tu sais bien que c’est impossible… Nous avons déjà eu de la chance de trouver ce circuit, et la guide est compréhensive. Il faut trouver le moment favorable, c’est compliqué. Nous avons le temps.

– Bien sûr, tout notre temps.

Elle soupire mais elle comprend.

Elle revient à la charge :

– Tu crois vraiment que nous arriverons à les tromper longtemps ?

Ils doivent ruser pour se retrouver, leur famille s’étonne des deux côtés :

– Un voyage organisé ? Encore ! Mais tu as toujours dit que tu détestais les troupeaux de moutons incultes qui avalent des sites au pas de course, tu te rappelles ?

– Oui, oui, mais ce voyage en Italie me tente, je n’ai pas le temps d’organiser…

Elle sait bien qu’il a raison. Elle aussi a peur du séisme que cela risque de provoquer, les enfants sont si conformistes ! Elle anticipe leur regard sidéré, elle redoute leurs rires. A quatre-vingt quatre ans, leur mère veuve depuis vingt ans a retrouvé l’amour ! Un veuf de quatre-vingt sept ans vous imaginez un peu ? Son cœur se serre, battements d’oiseaux noirs, il a compris son angoisse, il lui serre la main.

– Nous avons tout notre temps, ne t’inquiète pas ma chérie. Pour l’instant nous sommes à Vérone, la ville des amoureux.

– Oui, nous avons le temps…

Comme il fait chaud, comme ils sont bien ! Il regarde sa montre : presque quatorze heures, ils n’ont pas mangé, il faut aller trouver le marchand de salades avant de rejoindre le groupe.

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Mise en abyme de « Drood » ou comment faire du Dan Simmons avec du Dickens

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DroodLecteur, toi qui as été fasciné par Hypérion, tu risques fort d’être surpris par Drood, roman victorien. Je parie que, agacé, tu as rejeté le livre au bout de dix pages avant de le reprendre (c’est quand même un livre de Dan Simmons !) et de te retrouver fasciné une fois la première centaine de pages passée.

Résumons l’argument : constatant que la biographie de Charles Dickens qu’il vient de lire fait l’impasse sur les cinq dernières années de sa vie, de 1865 à 1870, Dan Simmons entreprend de les reconstituer en utilisant le roman laissé inachevé par Dickens, Le Mystère d’Edwin Drood et en utilisant comme narrateur du roman Wilkie Collins, le collègue de Dickens.

Cela donne une mise en abyme  du roman de Dickens devenant l’argument de celui de Simmons, un  mélange de roman d’horreur, de polar et de fantastique mâtiné de concurrence littéraire entre Dickens et Collins.

Vous l’aurez compris : bien qu’il affirme faire quelque chose de totalement nouveau pour se renouveler, une prise de risques, Dan Simmons utilise (admirablement) les vieilles recettes qui ont fait son succès.

Tout y est. De l’intrigue à tiroirs, des descriptions atroces de scarabée enfoncés dans le corps ou de viscères installées comme des guirlandes de Noël, de résurrection d’un culte égyptien avec Drood comme gourou gratiné, des effets miroirs destinés à égarer le lecteur, des tranches de culture servies bien saignantes, nous sommes en territoire connu.

Ne manque apparemment que la science-fiction. Mais si on regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit que ses grands thèmes sont là : le contrôle des esprits et la quête de l’immortalité. Comme dans Hypérion, à cela près que nous sommes plongés dans les bas-fonds de Londres au XIXème, avec des descriptions terribles d’un capitalisme inhumain mais aussi les fumeries d’opium, les catacombes et les cimetières.

Rien de vraiment risqué, non ?

Du Dan Simmons au temps de Dickens, avec citations clins d’œil à l’appui.

C’était une magnifique idée de choisir comme espace temporel le moment où Charles Dickens est rescapé d’un terrible accident de chemin de fer de Londres et celui où il meurt, très exactement cinq ans plus tard, jour pour jour et à une heure près.

C’était une autre magnifique idée de choisir comme narrateur Wilkie Collins un narrateur écrivain qui a réellement existé. J’avoue que j’ai longtemps cru que c’était une invention de Simmons tant le portrait est chargé, mais la lecture de la note page 871 m’a indiqué mon erreur. Aucune importance : même si le personnage avait été inventé, l’auteur nous peint de la plus réjouissante des façons les rivalités et jalousies entre écrivains, les affections ambiguës, les craintes de se faire voler une idée, etc. Cela permet aussi à Simmons de nous donner une véritable leçon d’écriture : Dickens et Collins travaillent ensemble, l’un progresse dans l’œuvre la plus puissante de son siècle, l’autre fonde le roman policier tel que nous le connaissons, l’un est reconnu comme un génie, l’autre comme un honnête romancier, le temps de l’un est compté, celui de l’autre lui permettra de retomber dans l’oubli.

Une leçon de créativité et de littérature, donc.

Mais d’où vient ce sentiment d’irritation et de frustration qui gêne la lecture comme de la buée sur les lunettes ? La fin peut-être, un peu bâclée, trop attendue et bavarde, un comble pour un roman si long.

C’est là que le bât blesse : un roman si long. Un roman trop long où on a envie de dire « cou­pez ! ». Pourtant le lecteur français s’est précipité sur le dernier Dan Simmons, comme il l’a fait pour le dernier Stephen King.  Puisqu’il s’agit d’un auteur américain à succès, le pavé de huit ou neuf cents pages ne lui fait pas peur, aux éditeurs non plus…

Jetez un œil sur les productions des écrivains français : épaisses comme un sandwich SNCF, aurait dit le chanteur Renaud. Les éditeurs scandent : « Coupez ! Coupez ! Plus c’est court, plus nous vendrons ! » Est-ce le syndrome Stéphane Hessel ? Bientôt nous lirons des livres aussi épais qu’un Haï Ku. Entre le maxi burger et la feuille de salade sans sauce, pas de milieu ?

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La voix et le poème

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Léotard chante FerréLa voix éraillée de Philippe Léotard, les vers d’Aragon et la chanson de Léo Ferré : un cocktail bouleversant.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ? s’interroge Louis Aragon ; et l’absurdité de la vie, et la douleur et le bonheur d’aimer sont repris par ricochets : les chansons de Léo Ferré, les reprises de Lavillier ou de Léotard…

Les deux sont très belles, mais la fragilité, la voix détruite de Philippe Léotard ajoutent un sel amer et indispensable sur les interrogations de Léo Ferré et de Louis Aragon.

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