L’art de la déchirure et du déchirement

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Par une nuit où la lune ne s’est pas levée nous conte la quête subtile et envoûtante d’un  manuscrit sur rouleau de soie et nous piège dans un fascinant jeu de boîtes gigognes. « Appelons-le relique mutilée, ce petit bout de texte sacré écrit dans une langue déjà disparue sur un rouleau de soie qui, victime d’une violente crise de folie, fut déchiré en deux non par des mains, ni un poignard ou des ciseaux, mais bel et bien par les dents d’un empereur enragé ».

Commence l’histoire de ce texte et la raison pour laquelle il a été déchiré en deux par le dernier empereur de Chine, Pu Yi à travers la narration sinueuse d’un vieil érudit donnant la parole à… Pu Yi lui-même.

« Les péripéties de ce rouleau mutilé, bien que très captivantes, seraient restées éloignées de moi d’une distance insurmontable, entre ciel et terre, si je n’avais rencontré Tûmchouq quelques mois auparavant dans une certaine rue de la Petite-Inde. »

Tout s’emboîte parfaitement, une narration en entraîne une autre, la recherche de ce texte sacré déchiré en deux sert de fil conducteur à ce roman fascinant de l’auteur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise.

La jeune narratrice française est venue en Chine pour une thèse de doctorat, elle a fait connaissance de  Tûmchouq, le jeune marchand de légume, dont elle est tombée amoureuse. Celui-ci  porte le nom d’une langue disparue et il cherche la deuxième moitié du rouleau déchiré ; quête intime, – la recherche du père inconnu –, quête historique, – l’histoire de la Chine ancienne et celle de Mao –, quête spirituelle avec le bouddhisme.

Tûmchouq s’avère être le fils du grand sinologue Paul d’Ampère, et il est déchiré entre ses identités chinoise et française. L’érudition de l’auteur concerne aussi bien l’histoire de la Chine impériale que l’histoire du bouddhisme, et le roman est écrit dans une trame si serrée que j’ai cru que le sinologue Paul d’Ampère avait existé…

Ce texte déchiré écrit dans une langue disparue pleine de douceur ne serait-il pas la jeunesse passée de la narratrice, les blessures impossibles à guérir, le paradis perdu de ce que nous ne possédons ni ne comprenons plus ?

 « Le jour se levait à peine, le chemin de sable minutieusement balayé, sans une feuille morte, scintillait sous mes pieds nus, et chacun de mes pas, je le sentais, était un acte de méditation. Avec son sable et ses quelques pierres posées çà et là comme au milieu des cendres éteintes, unies, finies, refroidies des passions, sans une seule étincelle de braise risquant de se rallumer, le petit sentier ressemblait à la vie de qui l’empruntait. Peut-être son créateur voulait-il ainsi nous rappeler que nos empreintes disparaîtraient tels les beaux jours de notre vie, au premier coup de vent, sans laisser la moindre trace. »

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Chronique d’hiver ou les petits cailloux de l’angoisse

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Avec Chronique d’hiver Paul Auster impose l’inscription du corps dans l’espace et le temps, les fluctuations de la vie à travers celui qui nous accompagne de la première à l’ultime seconde, entre surprise, apprentissage, plaisir et souffrance.

Le texte forme une boucle, un univers tautologique dont le corps est le signe de l’angoisse, de la peur du vieillissement et de la mort.

« Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre. Tu as six ans. Dehors, la neige tombe et les branches de l’arbre dans le jardin derrière la maison sont en train de devenir blanches ». Première page du roman.

« Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre. Tu as soixante-quatre ans. Dehors, l’air est gris, presque blanc, pas de soleil en vue. Tu te demandes : combien de matins reste-t-il ?

Une porte s’est refermée. Une autre porte s’est ouverte.

Tu es entré dans l’hiver de ta vie ». Dernière page du roman.

Ce « Tu » obsédant, sans cesse tenu comme une note dérangeante, ce « Tu » nous parle de nous, parce que tous nous connaîtrons ou connaissons cette angoisse, ce vertige devant le corps qui devient faible, la déchéance que nous ne pouvons nous masquer.

Bien sûr Paul Auster utilise le matériau de sa vie : enfant juif américain né juste après la guerre, avec le poids de la Shoah lorsqu’il se trouve en Europe, en particulier en France, avec ces morts qu’il sent crier lorsqu’il visite le camp de Bergen-Belsen. Mais aussi le base-ball et la soupe à la tomate Campbell’s, Brooklynn et les femmes de sa vie. Et les lieux, la liste obsessionnelle des lieux qui m’a fait penser au « Je me souviens » de Perrec, la même volonté de s’enraciner, de s’inscrire quelque part, dans des lieux sinistres ou dérisoires, avec les dates, les moments et les personnes de sa vie.

Les femmes, bien sûr, la plus contradictoire de toutes, la mère, et un hommage amoureux à celle qui le rassure depuis trente ans.

« La fin de la vie est amère » (Joseph Joubert, 1814)

Paul Auster reprend deux fois cette citation, une des seules dans le livre de cet homme qui a consacré sa vie à la littérature.

Ce livre est la chronique d’un homme qui sème des petits cailloux pour ne pas se perdre dans la forêt de l’angoisse.

Ce livre honnête, sensible, obsessionnel et d’une délicatesse extrême tourne autour de la notion de la vie, du temps de notre vie, avec une très grande richesse.

Chronique d’hiver
Paul Auster
traduit de l’américain par Pierre Furlan
Actes Sud / Leméac, mars 2013, 192 p., 22,50 €
ISBN : 978-2-330-01632-6

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Poisons de Dieu, remèdes du Diable, errements africains

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Comment résister à un titre pareil : Poisons de Dieu, remèdes du Diable ? Voilà une Afrique issue de la colonisation portugaise : l’auteur, Mia Couto est mozambicain et vit dans son pays. Il nous raconte une histoire étrange où nous nous égarons, entre fascination, malaise et parfois irritation.

Nous sommes en dehors de tout cadre de référence, déboussolés, piégés avec le jeune médecin Sidonio Rosa dans une ville étrange, Vila Cacimba où une épidémie s’est déclarée. Le jeune homme est venu en tant que coopérant ; il cherche la jeune fille dont il est tombé amoureux dans cet endroit improbable où habitent les parents de celle-ci.

Le père de Deolinda, Bartolomeu, l’ancien mécanicien de marine qui n’en finit pas de mourir, et sa femme Dona Munda entretiennent un rapport d’amour haine plutôt original :

« Dona Munda a cinquante ans. Elle connaît son âge. Mais ne paraît pas certaine d’être vivante. Elle est sûre de son veuvage anticipé. Dans Vila Cacimba, on la connaît comme « semi-veuve ». D’où sa maison toujours sombre. Le deuil déjà en place préserve en cas d’urgences impromptues ; on anticipe le désévénement. Et ce n’est pas l’avis contraire du médecin qui lui vole sa certitude : son mari ne tarderait pas à se définitifier ».

Tout le style du roman se trouve dans cet extrait : il est difficile de démêler ce qui appartient à la traductrice, Elisabeth Monteiro Rodrigues, ou à l’auteur dans ce foisonnement de créations, néologismes troublants et renouvellements de métaphores. Une langue magnifique, pleine d’un sel piquant qui transforme les mots et la réalité en une pâte violente ou poétique :

« Cette nuit-là, le clair de lune envahissait les rues vides de la ville comme la marée remplit la mer. « C’est l’époque de la lune », disait-on, comme si le clair de lune était un fruit de saison ».

Sidonio est venu par amour pour Deolinda : « Cette nuit-là, ils fondirent, mains de potier délestant l’autre de son poids. Cette nuit-là, le corps de l’un fut le drap de l’autre. Et ils furent tous les deux oiseaux car ils se retrouvèrent en un temps, avant que la terre existe. Et quand elle cria de plaisir, le monde devint aveugle : un moulin de bras se défit au vent. Et plus aucune destination n’existait. »

Sidonio cherche Deolinda, mais a-t-il une réalité autre que celle de l’étranger ? « Au fond, le Portugais n’était pas une personne. Il était une race qui marche solitaire sur les sentiers d’une ville africaine ».

Quelle langue magnifique, vraiment ! Mais l’intrigue est évanescente, à la limite de l’inconsistance. De faux semblants en mensonges en cascade,  nous sommes perdus. La narration s’étiole et on en vient à penser que nous n’avons affaire qu’à des bavardages. A un moment donné l’auteur glisse : « Il y avait trop d’intrigues pour peu de personnages », c’est parfaitement exact.

Très vite nous comprenons que tout le monde ment dans cette histoire, le médecin n’est pas médecin, les parents ne sont pas les parents de Deolinda, etc. Trop de mystères, d’intrigues, de retournements dans un roman sans action dont les seuls charmes sont l’étrangeté et la langue, ce qui n’est déjà pas rien, je vous l’accorde.

« Il se laissait exister avec la même inertie que les ongles qui poussent ».

On peut dire la même chose du roman qui aurait gagné à moins de nonchalance, quitte à se cogner aux contradictions de cette prose flamboyante.

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Suites de conférences

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Le petit Séminaire de Ville-la-GrandUne conférence, pour moi, est toujours un événement conflictuel. La tension pendant que je prépare mes notes, les attentes que je suppose chez les personnes qui feront l’effort de se déplacer pour entendre parler de Louis Favre, ma crainte de ne pas savoir faire passer à quel point cet homme était exceptionnel par son envergure morale : ce n’est pas un moment de plaisir mais toujours un stress. Je continue pourtant, car ce qui est important vient après la conférence…

Les gens qui posent des questions ne sont souvent pas concernés de manière émotionnelle par cette période : historiens, passionnés de la période de la seconde guerre mondiale, connaisseurs qui veulent vérifier si je connais tel ou tel point de détail, personnes qui veulent raconter une fois encore un épisode de leur vie. Parfois, si la salle est petite et incite à la confidence, un témoignage bouleversant, jamais plus, chamboule l’assistance.

Cela vient après. Quand le public commence à évacuer la salle et que les auditeurs s’approchent de la table.

Les histoires familiales surgissent avec les regrets que le père ou le grand-père n’ait pas parlé de cette période où il a eu pourtant un rôle clé, rôle que ses descendants ont appris presque par hasard. On l’a si mal connu !

Les grandes douleurs, les culpabilités : « Je suis de l’autre côté », m’a dit une dame allemande qui traîne depuis des décennies ce qu’elle ressent comme une faute originelle.

Chaque fois je suis bouleversée : quoi, si longtemps après la guerre, alors que l’Europe est devenue une réalité politique et économique, le poids de la culpabilité n’a pas disparu ?

Deux générations n’ont pas connu cette période terrible et sans équivalent dans notre Histoire mais cela ne passe pas, combien de temps faudra-t-il encore ?

Les témoignages de prison indiquent très clairement que le Père Louis Adrien Favre n’en voulait aucunement à ses gardiens, encore moins au peuple allemand, il espérait que tant de souffrances et d’horreur accoucherait d’un monde meilleur.

Ce monde, c’est à nous de le construire, avec ce que nous sommes, avec nos faiblesses et notre courage. Il faut retenir les leçons du passé, demeurer vigilant car la bête sauvage reste toujours tapie dans un coin, mais il faut avancer, avec confiance et amour.

C’est la leçon que j’ai retenue de la fréquentation de Louis Adrien Favre, Missionnaire de Saint François de Sales, amateur de musique et de bonnes blagues, de théâtre et de football, poète à ses heures et dessinant comme personne, Louis Adrien Favre qui  aimait la vie et ses semblables et a fait passer l’intérêt de l’humanité avant le sien propre.

Une belle leçon à méditer.

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Le vin de la colère divine ou l’apocalypse d’un gamin de vingt ans

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 Apocalypse est un mot grec signifiant révélation, c’est le titre qu’on donne aux livres dont le propos est de révéler la destinée de l’humanité, la fin d’un monde et l’avènement d’une ère de justice. Le titre du roman de Kenneth Cook, Le vin de la colère divine, nous vient tout droit de l’Apocalypse de Jean et trouve des échos flamboyants et atroces, des résonnances multiples avec  le dernier livre du Nouveau Testament.

 

La destinée de l’humanité et la fin d’un monde, c’est la jungle du Vietnam, le vin noir et orange du feu du napalm qui dévaste la jungle, l’horreur qui pétrifie le narrateur très catholique de cette  apocalypse  hantée et le lecteur fasciné par l’intensité de ce court roman. Quant à l’avènement d’une ère de justice, nous pouvons oublier.

Nous ne connaîtrons jamais le nom du narrateur dont l’identité se résume à quelques données : « Elevé dans le système catholique, j’ai côtoyé exclusivement des catholiques. Ma mère était une catholique française, ce qui n’est pas si mal, mais mon père était catholique à la virgule près, sans doute la pire variété qui soit (…). Toute ma vie on m’a fait croire que le seul mal dans ce monde, était le communisme athée. »

Il faut éliminer le mal pour créer un monde de justice, le narrateur a dix-neuf ans et il s’engage pour le Vietnam. Après un an de préparation militaire, on l’envoie à la guerre.

« Le premier coup de feu offensif que l’on entend ressemble à tous les autres coups de feu. Sauf que le premier coup de feu offensif que j’ai entendu allait dans le sens inverse des balles auxquelles j’étais habitué. Et qu’il a emporté la moitié de la tête du soldat marchant derrière moi ».

Bienvenue au Vietnam, bienvenue dans la fin du monde d’un gamin de vingt ans. Le feu biblique moderne est répugnant : «En quelques minutes, la fumée devint telle que la vallée entière se tortillait comme un être vivant. Elle ressemblait à une gigantesque limace verte tachetée d’un sang jaune qui suintait là où le napalm l’avait touchée ».

Ce livre restitue d’une manière hallucinante dans sa brièveté la sensation d’irréalité, l’horreur, l’atrocité de la guerre, le chaos de sang et de morts où se détruit un monde où personne ne se comprend, non seulement les adversaires mais les membres d’un même camp. Les soldats sont tous là pour des raisons différentes et si certains frôlent le sublime et la folie, comme Karl, le militaire pacifiste, d’autres raisonnent de manière si sommaire qu’ils sont proches de la débilité. Et le héros décoré fera partie de cette dernière catégorie. On est loin de la fraternité affiché des hommes virils qui vont faire une guerre juste !

Le narrateur (impossible de dire le héros, dans un tel contexte) s’attache à sa foi, essaie de comprendre ce que fait Dieu dans un tel enfer, ce que Dieu attend de lui. Ce qui nous vaut de magnifiques pages  de casuistique du prêtre de la compagnie affirmant que le soldat gagnera son paradis s’il réussit à aimer son ennemi avant de le tuer.

Ce que je viens d’écrire laisserait à penser que le narrateur a du recul face à ce qu’il vit. Il n’en est rien. Il se trouve dans cet enfer comme un gamin de vingt ans, naïf et sensible, effaré, essayant de garder une part d’humanité face à un cadavre d’enfant bourré d’explosifs qui explose quand sa mère le prend dans ses bras,  face à  ce peuple qu’il ne comprend pas, à cette guerre qui réduit l’homme à la survie animale.

Un gamin catholique fervent qui essaie de trouver un sens au Mal,  plein de culpabilité et d’interrogations, pétrifié face au vin de la colère divine.

« J’avais tué un homme que je connaissais./ Que faire quand on est en pleine bataille et qu’on découvre une chose pareille ? Doit-on s’asseoir et pleurer ? Finir par avoir la décence de se faire sauter la cervelle ? Dire une prière pour l’âme de sa victime ? Hors de question. On s’aperçoit soudain que les autres s’enfuient sans attendre leur reste, et on leur court après. Si vous êtes un porc fini, vous jetez même un coup d’œil au type que vous avez tué pour voir s’il a une gourde. Je ne l’ai pas fait. Mon Dieu, je Vous en supplie, dites-moi que je ne l’ai pas fait… Si ? »

Je connaissais l’écrivain pétri d’autodérision qui nous racontait des histoires désopilantes sur le bush australien. Je viens de découvrir un grand écrivain qui maniait le coup de poing et l’interrogation métaphysique comme personne. Ce livre terrible va me hanter longtemps.

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