Conférence de Ville-la-Grand

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Louis Favre à Ville-la-GrandBonjour à tous!

Le printemps est arrivé, si, si, et la nouvelle conférence sur Louis Favre aura lieu à à Ville-la-Grand. Il semblerait que les sièges sont confortables, il y aura de bonnes petites choses à déguster, n’hésitez pas à vous déplacer le jeudi 11 avril, début de la conférence à 20 heures.

Je vous rappelle que les conférences me permettent de donner les éléments  qui ont été supprimés dans l’édition du livre qui ne devait pas excéder 250 pages pour ne pas effrayer les lecteurs… 



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Némésis et le jeu cruel d’un Dieu de hasard

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NémésisNémésis est la déesse de la vengeance et  la gardienne de l’ordre universel,  l’instrument de la justice  d’un Dieu qui se joue des hommes et les frappe à l’aveugle, sans considération pour leurs mérites.

C’est le propos du roman de Philip Roth dont le héros,  Bucky  Cantor, est si myope que lorsqu’il enlève ses lunettes il est quasiment aveugle.

Bucky est le directeur du terrain de jeu du quartier juif de Newark pendant l’été 44. Il a vingt-trois ans, c‘est un athlète puissant mais il a été refusé par l’armée à cause de sa trop grande myopie. Il traîne sa culpabilité en s’occupant avec un très grand zèle des enfants dont il a la charge. Une épidémie de polio se déclare dans ce quartier juif jusque là épargné, frappant indifféremment enfants fragiles ou pleins de force, provoquant une simple attaque ou la mort dans un poumon d’acier. Bucky s’investit au-delà du raisonnable, c’est sa guerre.

Philip Roth nous décrit le désespoir des parents avec un art déchirant : « Il fit signe à Mr Cantor de venir s’asseoir plus près de lui dans l’un des fauteuils et, avec un grand soupir sonore et douloureux, il s’assit dans l’autre, qui se prolongeait par un repose-pieds. Une fois affalé de tout son long sur le fauteuil et le repose-pieds, il donnait l’impression d’être lui aussi, comme sa femme, au lit, sous sédatif, incapable de bouger. Le choc avait rendu son visage inexpressif. Dans la pénombre, les cernes sous ses yeux paraissaient noirs, comme si l’on avait imprimé à l’encre sur sa peau des symboles de deuil jumeaux. Les anciens rituels funéraires juifs commandent qu’en apprenant la mort d’un être aimé on déchire ses vêtements ; Mr Michaels, lui, avait plaqué deux taches brunes sur son visage blafard ».

Le désespoir des familles touchées, leur agressivité parfois, la peur des autres qui attendent leur tour. Bucky s’interroge sur ce Dieu tout puissant qui permet de telles horreurs :

« Comment pouvait-il être question de pardon – sans parler d’alléluia – face à une cruauté aussi insensée ? Mr Cantor se serait senti beaucoup moins outragé si les gens rassemblés dans un même deuil s’étaient déclarés les officiants d’une majesté solaire immuable et, à la façon fervente des anciennes civilisations païennes de notre hémisphère, s’étaient livrés à une danse du soleil autour de la tombe du jeune mort. Mieux eût valu cela, mieux eût valu sanctifier et apaiser les rayons non réfractés de Notre Père le Soleil que de se soumettre à un être suprême, quels que soient les crimes atroces qu’il Lui plaisait de perpétrer. Oui, mieux eût valu, de loin, louer le procréateur irremplaçable qui rend notre vie possible depuis les origines – mieux eût valu, de loin, honorer de nos prières notre rencontre quotidienne tangible avec cet œil d’or omniprésent isolé dans la masse bleue du ciel et ayant le pouvoir immanent de réduire la terre en cendres – que d’avaler le mensonge officiel selon lequel Dieu est bon, et de se prosterner servilement devant un implacable assassin d’enfants. Cela eût mieux valu pour notre dignité, pour notre humanité, pour ce que nous nous devons à nous-mêmes, sans parler de notre quotidienne interrogation : à quoi ça rime, tout ça, bordel ? »

Le roman tourne autour de cette interrogation douloureuse, Bucky Cantor n’est pas un intellectuel mais quelqu’un qui essaie de vivre le plus honnêtement possible, porté par les valeurs que lui ont transmis ses grands-parents. Sa mère est morte en couches et son père est un escroc, Bucky se construit dans une atmosphère modeste et aimante. L’ombre du père qu’il n’a jamais connu plane comme une culpabilité inconsciente. Lorsque Bucky, pressé par sa fiancée Marcia de la rejoindre dans le camp de vacances des Poconos où elle est monitrice accepte, il a le sentiment d’abandonner les enfants à la polio, d’être un lâche. Il ne participe pas plus à cette guerre qu’à celle qui se joue sur le plan mondial.

Deux jours plus tard les terrains de jeu de Newark sont fermés par le maire et Bucky regrette amèrement son abandon de poste.

Mais il est poursuivi par la polio : une épidémie se déclenche dans le camp « indien » des Poconos. Et s’il était le vecteur de la maladie, celui par lequel la mort arrive ? De fait une ponction lombaire révèle qu’il est porteur de la maladie et celle-ci se déclenche, le laissant gravement handicapé.

Il refuse alors d’épouser Marcia, moins par amour que par orgueil – nous sommes tout de même dans un roman de Philip Roth –. Et le roman s’achève par la rencontre, trente ans plus tard, avec un des enfants de Newark touché lui aussi par la polio et qui s’est construit une vie de famille.

Cette rencontre explique (justifie ???) la structure narrative du livre : le passage d’un narrateur très discret qui relate l’action et la vie de « Mr Cantor », timide enfant de douze ans du terrain de jeu à celui d’un narrateur omniscient extérieur à l’histoire, on parle alors de « Bucky », puis le retour à Arnie qui est devenu adulte et qui parle alors de « Bucky Cantor ».

« Pour mon esprit athée, proposer un tel Dieu n’était à coup sûr pas plus ridicule que d’ajouter foi aux divinités qui réconfortent des milliards d’individus. Quant à la rébellion de Bucky contre Lui, elle me frappait comme étant absurde pour la simple raison qu’elle ne servait à rien. (…) Il faut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. (…) Je dois dire que, quelle que soit ma sympathie pour lui face à l’accumulation de catastrophes qui brisèrent sa vie, cette attitude n’est rien d’autre chez lui qu’un orgueil stupide, nom pas l’orgueil de la volonté ou du désir, mais l’orgueil d’une interprétation religieuse, enfantine, chimérique ».

Trente ans plus tôt Bucky « nous paraissait invincible », et c’est sur ces mots que se termine ce beau roman de révolte, d’orgueil et de culpabilité.

Némésis déesse de la vengeance et de la justice distributive, instrument de la justice divine, a laissé le héros quasi aveugle de Philip Roth détruire lui-même ses possibles.

Philip Roth affirme ne plus vouloir écrire, et cette Némésis qui le poursuit, qui nous poursuit tous, nous renvoie au tragique de notre destinée.

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Le passeur

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Je peux crier ma peur devant le dieu Soleil, prier la déesse Nuit, sangloter dans la forêt, me boucher les oreilles pour ne pas entendre les tambours : je ne pourrai échapper au destin que les chiffres m’ont assigné. 

Lorsque je suis né le Gardien des Jours a longuement scruté le livre du destin. Mes parents se taisaient, mes frères aussi.

–  Il est né le jour 20 du couteau de silex : le dernier jour du mois qui est aussi le premier du mois suivant. Jour fondateur, jour de passeur, a conclu le prêtre avant de tendre la main pour recevoir son dû.

Tout petit je savais déjà que je ne serais pas paysan toute ma vie : on me demandait moins de travail dans les champs et on me fouettait moins fort que les autres.

Mais j’ai oublié, dans la monotonie des jours et des sacrifices auxquels nous étions tous obligés d’assister, que j’étais né sous le signe du couteau de silex.

Un jour après l’autre, les treize mois de tsolk’in et les dix-huit mois de l’ha’b, qui suit la course du soleil. Planter le maïs, creuser les canaux d’irrigation, danser pendant les fêtes puisque c’est notre rôle, à nous les paysans, placés sous le signe du maïs, maîtres et serviteurs de la fertilité, gages de la nourriture de l’Empire et de sa stabilité.

Un jour après l’autre, et la mort de mes parents, et le choix de ma femme, la date du mariage décidée par Celui qui compte les jours.

Une nouvelle maison, deux nattes neuves et un coffre, les vêtements du mariage et ceux des champs, et chaque matin le soleil qui accepte de se lever après le son déchirant des conques dans lesquelles soufflent les prêtres.

Le tsolk’in et l’ha’b vont bientôt se rejoindre ; les deux calendriers vont terminer leur course par le même jour plein de menaces pour l’ordre du monde. Dans tout l’Empire les hommes se mettent à compter les jours, les fêtes en l’honneur du Dieu Soleil se multiplient. Nous connaissons la cruauté des Dieux et la violence du passage du temps : et si, cette fois, c’était le Cinquième Soleil et la disparition de notre univers ?

J’ai dansé à la dernière fête du Soleil, comme j’ai dansé ! Tout le jour sans m’arrêter, avec le regard des prêtres rivé sur ceux qui s’arrêtaient d’épuisement. J’ai dansé, dansé, avec les pieds qui saignent et l’esprit qui s’évade, les martèlements des tambours à la place de ceux de mon cœur. Nous n’étions plus que deux sur l’aire de danse et nous nous sommes écroulés en même temps, au moment où le dieu Soleil est apparu à l’horizon.

On m’a porté jusqu’à ma maison, posé sur ma natte. J’ai dormi presque deux jours, ma femme m’a réveillé avec de l’eau fraîche.

La cérémonie du Feu Nouveau aura lieu dans un Winal, Dieu Soleil ne se lèvera plus que vingt fois, les doigts des hommes s’agitent de terreur, comptent et recomptent en écoutant les conques supplier le soleil.

Il se murmure qu’une grande activité règne parmi les prêtres et qu’ils consultent tous les actes de naissance.

Partout dans l’Empire c’est une agitation sans pareille : les potiers, les tisserands, les coupeurs de joncs et les tresseurs de nattes travaillent nuit et jour. La grande cérémonie où le monde basculera dans un autre Temps approche.

Les consignes sont impératives : le dernier Soleil il faudra tout purifier dans nos maisons et détruire tout ce qui fait le quotidien de notre vie.

Nous allons casser toute notre vaisselle et la jeter dans le lac, nous allons brûler nos coffres, nos nattes, nos vieux vêtements. Nous allons nettoyer la maison vide, elle sera prête pour un nouveau cycle de temps.

Alors nous éteindrons tous les feux, nous traquerons la moindre étincelle pour l’écraser sous le talon.

Le noir partout dans l’Empire, noir sur les arbres et les cités, et les millions d’étoiles qui attendent.

Nous aurons supprimé la source de vie.

Le noir et le silence. Cela a toujours été ainsi, et nous attendons avec crainte ce terrible moment que nul ne connaît.

Personne ne peut raconter ce moment où l’humanité est plongée dans le noir et se tait. Ce moment de peur où l’on se demande si le soleil voudra bien se lever à nouveau, si le Temps recommencera.

Les prêtres sont venus jusqu’à ma maison, trois Soleils avant la fin du Temps.

Je suis l’élu du sacrifice moi qui ai dansé si longtemps à la dernière fête du soleil, je suis celui qui est né le dernier jour du mois et le premier du mois suivant du couteau de silex, le signe du sacrifice, je suis celui qui va mourir pour faire renaître le Temps.

Ils m’ont révélé le secret de la cérémonie : peu avant minuit, on m’attachera sur la table du sacrifice et on m’arrachera le cœur avec le couteau de silex. On remplira le trou d’une étrange mixture poisseuse avant que le grand prêtre approche son bâton à feu ; il fera jaillir la première flamme du feu nouveau sur ma poitrine.

On m’arrachera le cœur et le cycle du temps recommencera, la source de vie reprendra son cours et toute chose connaîtra de nouveau la lumière.

Ce premier feu au creux de ma poitrine. Et les Messagers penchés sur moi, leur torche qui flambe, leur procession lumineuse dans la nuit jusqu’aux temples les plus reculés de l’Empire.

Ils viendront tous prendre le feu et rallumer le foyer, ma femme dans la procession, tête baissée. Elle ne pleurera pas. Elle n’aura prévu qu’une seule natte neuve, la communauté lui offrira un très beau coffre et des vêtements de lin blanc.

Petit à petit, dans tout l’Empire, des processions de lumière, des points brillants et mouvants par milliers, les maisons qui se remplissent de meubles et de vêtements neufs, la vie qui reprend, une impression de pureté, le premier moment d’un nouveau cycle de vie, ce moment que personne ne connaîtra de nouveau, enfant ou adulte.

Et le soleil, rassuré par ce monde nouveau, aura envie de se lever et de reprendre sa course.

Je peux crier ma peur devant le dieu Soleil, prier la déesse Nuit, je ne m’enfoncerai pas dans l’obscurité de la forêt. Chacun me porte, me sourit, me surveille. Ma femme la première.

Plus que quatre Soleils.

Je les entends, les tambours de la procession, la marche entre deux rangées de prêtres avec les voisins et mes frères qui me sourient, ma femme qui regarde le sol.

Il n’y aura pas de Cinquième Soleil.

 

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Perplexité

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Réflexion…

Je vous livre la conclusion d’une pleine page du monde des livres signée Florence Bouchy le 8 mars 2013 après sa rencontre avec Tanguy Viel :

« Faites-nous plaisir, a-t-on envie de lui dire, fuyez la vie, restez dans votre abri ! Si les romans que vous pourrez encore écrire sont à ce prix, on acceptera volontiers que vous le payiez ».

On accepte en général de payer soi-même le prix de son plaisir, mais le faire payer par quelqu’un d’autre ? Et ce « volontiers » qui vient aggraver les choses ?

Le cynisme inconscient  et radical de cette conclusion maladroite m’a fait penser aux spectateurs qui frémissent d’avance de l’accident possible, plaisir et frisson face au dompteur seul dans la cage aux lions, au trapéziste sans filet ou au plongeur de la mort.

On peut multiplier à l’infini cette propension de l’être humain d’attendre la mort de l’autre, – l’absence de vie dans le cas qui nous occupe – pour rendre la sienne un peu plus palpitante.

Les territoires du roman comme dernier frisson des lecteurs : l’écrivain face à la page blanche, renonçant à vivre pour écrire des pages excitantes ! Que l’on ne me parle plus du prix du livre, il est loin de celui de la place de cirque.

On pourrait retourner la phrase, cela donne : « Faites-moi plaisir, fuyez la vie, restez dans votre abri ! Si les romans que vous pouvez encore lire sont à ce prix, l’écrivain acceptera volontiers que vous le payiez ».

Cela me plaît beaucoup. Et à vous, ami lecteur ?

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Le carnet de Bento ou la création selon John Berger

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le carnet de BentoCe livre condense la réflexion de toute une vie du peintre écrivain John Berger sur  la création.

Tout est mêlé dans Le carnet de Bento, la peinture et la philosophie, la réflexion et la vie, l’écriture et le dessin. Comme dans la plupart des livres de John Berger, il ne s’agit pas d’imagination mais de pâte humaine, d’éléments humbles, d’oubliés de la prospérité et de la gloire médiatique. Des tas de grains d’humanité amalgamés en un mélange plein de dignité, insensibles à la corruption, une pâte levée, vraiment, quand chaque personne dont nous parle John Berger regarde droit devant elle et ne se soumet pas. Notion d’humanité.

Tout se mélange, présent et passé, dessin et réalité humaine. John Berger dessine les iris de son jardin, œuvre en devenir dont l’auteur ne nous épargne pas la matérialité. Le grain du papier choisi, la colle, le pastel. Les fleurs elles-mêmes, parce que tout commence par le regard.

« Vient le moment (…) où l’attention, requise à mesurer et rassembler, change.

D’abord, on interroge le modèle (les sept iris) afin de découvrir des lignes, des formes, des tonalités que l’on peut tracer sur le papier. Le dessin accumule les réponses. Bien sûr, il accumule aussi les repentirs, après une remise en question des premières réponses. Dessiner, c’est corriger. (…)

Vient le moment (…) où l’accumulation se transforme en image c’est-à-dire qu’elle cesse d’être un amas de signes et devient une présence. Grossière, mais une présence. C’est là que notre vision change. On remet en question la présence tout autant que le modèle. (…)

Dessiner implique maintenant de soustraire autant que d’ajouter. (…)

Ce soir, le dessin sera dans l’église, quelque part près de son cercueil. (…) ( de Marie-Claude)

Nous qui dessinons le faisons pour rendre visible quelque chose, mais aussi pour accompagner l’invisible vers sa destination indéchiffrable. »

Tout fait partie de la même pâte : les traces du visible, corps ou fleurs, objets ou paysages, œuvres d’art à saisir. Les visages. L’attention aux autres, à la restitution de leur vie dans ce que celle-ci possède de plus singulier, de plus noble.

Le livre de John Berger est un essai mais aussi un portrait en creux de l’auteur: massif, puissant, taiseux. Il peint et il dialogue, attentif à ceux qui ne baissent pas les bras devant la fatalité sociologique et historique. Dialogue à travers les siècles, compréhension de ce qu’est la vie, tout se confond et se mêle dans la pâte humaine, mélange intime de quotidien et de ferment de  révolte ou de courage.

Le philosophe Baruch Spinoza, aussi appelé Benedict ou Bento, né à Amsterdam en 1632, est banni de la communauté juive de la plus terrible des manières : le herem prononcé à son encontre par la synagogue stipule ceci :

« Que son NOM soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah. »

Son crime ? avoir pensé par lui-même. Les vingt dernières années de sa courte vie (il meurt à quarante-quatre ans), il les passe à écrire son œuvre philosophique dont il refusera la publication de son vivant. Pour vivre il fait de petits métiers, polissant des lentilles optiques, mais il dessine avec passion, conservant toujours sur lui un carnet d’esquisses perdu à jamais.

« Pendant des années, j’ai imaginé qu’un tel carnet et ses dessins soient découverts. (…) De ce carnet d’esquisses, je n’attendais pas de dessins remarquables, quant bien même eût-il été découvert. Je voulais simplement relire certains de ses écrits, certaines de ses saisissantes propositions philosophiques et pouvoir, dans le même temps, regarder des choses qu’il aurait observées de ses propres yeux.

Puis l’an dernier un (…) de mes amis qui vit en Bavière, m’a offert un carnet d’esquisses vierge, avec une couverture en daim, couleur peau. Et je me suis entendu dire : c’est celui de Bento !

J’ai commencé à faire des dessins, poussé par quelque chose qui demandait à être dessiné.

Cependant, avec le temps qui passe, tous deux – Bento et moi – sommes de moins en moins distincts. Dans l’acte d’observer, dans celui de questionner du regard, nous devenons comme interchangeables. Et ceci advient, je suppose, parce que nous avons tous deux conscience de ce vers quoi la pratique du dessin peut nous conduire. »

Les deux confondus, le philosophe et l’écrivain, les dessins de John Berger qui illustrent le livre possédant peut-être la même attention et le même regard que celui de Bento, une philosophie de l’œuvre et de la vie qui se rejoignent, se mêlent, dans une approche de la réalité toujours imparfaite.

« Il y a un désir symbiotique de s’approcher au plus près, de pénétrer le cœur de ce qui se dessine, et, simultanément, il y a la prophétie de la distance immanente. De tels destins aspirent à être à la fois un rendez-vous secret et un au revoir ! Alternativement et ad infinitum. »

Ce livre est un livre de rencontres, et pas seulement avec le philosophe. Les plus émouvantes sont les plus humbles, comme ce couple cambodgien rencontré dans une piscine municipale de la région parisienne qui constitue l’approche la plus sensible de la notion d’exil que je connaisse.

Rencontres avec Marie-Claude dont nous ne connaîtrons que le prénom, le sous-commandant Marcos au Chiapas, Maria Munoz la danseuse espagnole, une guide inconnue dans une belle demeure transformée en musée dont la voix « haut perchée bien que mélodieuse, précise quoique ondoyante, comme prête à se dissoudre dans un rire. Le rire y brillait comme la lumière par la fenêtre tombe sur du satin ». Ehrard Frommhold, l’éditeur transformé en manœuvre jardinier en Allemagne de l’Est, Luca le retraité d’Air France, et tant d’autres, vivants ou morts, exposés sur un mur de musée ou de galerie, tous participent du dialogue esthétique dans ce livre manifeste de ce qu’a été le choix de vie de John Berger.

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