Conférence de l’Université Populaire d’Annemasse

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Voici l’annonce et le compte-rendu de la conférence de l’Université Populaire d’Annemasse, relatés par le Dauphiné Libéré.

C’était vraiment une belle conférence, avec un public nombreux et attentif, de belles interventions. Un merci tout particulier à la dame qui a assisté aux obsèques des quatre fusillés d’Annemasse. Ce fut un témoignage bouleversant. Merci, madame.

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La Bénédiction inattendue d’un atelier de littérature

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Mélange de fantastique et de rouerie, de vertige métaphysique et de sensations triviales, cette Bénédiction inattendue de la japonaise Yoko Ogawa nous plonge au cœur de la création romanesque d’une manière à la fois exotique, vertigineuse et intime.

Tout coule de source dans les récits indépendants qui composent ce livre et nous ne voyons rien venir : nous ressortons de ce livre éblouis comme dans ces numéros de close-up où le magicien se trouve à côté de nous et nous mystifie de la plus belle des manières.

Cela fait longtemps que je n’ai pas ressenti une telle jubilation.

Le premier récit – Le Royaume des disparus – nous présente la narratrice : « En pleine nuit, lorsque je suis en train d’écrire mes romans dans ma chambre qui est aussi mon bureau, il m’arrive parfois de me trouver incroyablement arrogante, stupide et ridicule ».

Le ton est donné. La narratrice – dont nous ne connaîtrons jamais l’identité – est plutôt jeune (aucune précision, seulement un faisceau d’indices), écrivain, elle vit seule avec son bébé et son chien Apollo. Précision étrange : le petit garçon n’a « qu’un seul ami, un escargot en peluche ». Elle confond la respiration de son fils avec celle de son chien…

Et elle ne s’aime pas beaucoup, pleine de doutes et d’angoisse, perdue dans la forêt hostile du roman à construire, tombant dans une grotte humide et sombre, aspirée dans le monde des disparus.

En moins de trois pages nous sommes tombés dans un piège dont nous refuserons de sortir, fascinés par cet entrelacs de souvenirs réels ou fantasmés, incapables de démêler réel et fiction, délicieusement piégés par cette écriture si fluide et si perverse qui nous enfonce dans des méandres incroyables. Jamais le lecteur n’arrive à savoir ce qui appartient à la vie de la narratrice, à ses souvenirs, ses peurs, ses fantasmes. Coincé dans une mise en abîme vertigineuse, manipulé, la chute éblouissante laisse le lecteur pantelant.

Je vous donne un exemple avec le deuxième chapitre intitulé Plagiat.

« Mon premier roman accepté par une revue littéraire, mon premier roman qui m’a rapporté de l’argent, le premier roman de ma vie qui m’a offert une petite place rien qu’à moi dans ce monde sans but, était un plagiat ».

Là-dessus, aucun remords ou gêne, l’auteur raconte.

Cela se passait à un moment difficile de sa vie, après la mort de son jeune frère tabassé à mort par un groupe de délinquants juste avant ses vingt-et-un ans. Histoire familiale douloureuse, difficulté de n’être que la sœur aînée d’un cadet champion de sport, objet de toute l’attention maternelle. L’enterrement de celui-ci scelle l’impossible réconciliation familiale. L’auteur s’enfonce dans la déprime et ne peut plus écrire.

Peu de temps après la narratrice est victime d’un très grave accident : le conducteur d’une camionnette de boulangerie industrielle s’est endormi au volant et a bifurqué sur le trottoir où marchait la narratrice. Opérations, rééducation à l’hôpital.

Dans le train qui la mène à l’hôpital elle fait la connaissance d’une jeune femme très belle et tous les mardis les deux femmes font une partie du trajet ensemble avant de se séparer. Un jour la belle jeune femme raconte son histoire : elle rend visite à son jeune frère, ex-champion de natation, de dos crawlé plus exactement. Celui-ci, à la veille de son départ pour les Jeux Olympiques juniors, n’a plus pu baisser son bras gauche : « Exactement comme s’il s’était arrêté dans son élan juste avant de pénétrer dans l’eau ». Le bras noircit mais ne redescend jamais.

Collusion de vécus : les deux femmes ont chacune à leur manière été l’enfant que l’on ne regardait pas, chacune a regardé vivre l’enfant chéri de la famille, le champion de sport à la trajectoire foudroyée par un événement imprévu, mystérieux et un peu stupide.

Mise en abîme, poupées gigogne, tous les éléments de la narration depuis les Mille et une nuits.

La narratrice, apaisée par ce double de sa propre histoire, retrouve l’usage des mots et écrit l’histoire de ce jeune garçon sous le titre de Backstroke, c’est-à-dire « dos crawlé ». Celui-ci devient son premier livre publié et la narratrice ne revoit pas la jeune femme du train. Sept ans plus tard, suite à l’opération destinée à enlever les derniers boulons dans son genou, la narratrice se rend dans le même hôpital mais bifurque dans l’aile psychiatrique où se trouvait le frère de la jeune femme.

« Soudain j’ai remarqué quelque chose sur la table basse. Un mince livre de poche en anglais : « Backstroke », y avait-il écrit.

Un vieux livre à la couverture usée, aux couleurs passées. L’auteur en était une femme née en 1901 dont je n’avais jamais entendu parler, au sujet de laquelle on ne donnait pas beaucoup de détails. Un nom compliqué à écrire, impossible à prononcer. Je me suis assise sur le sofa, et j’ai commencé à lire la première page. C’était l’histoire d’un frère cadet champion de natation s’approchant progressivement de la mort à partir de son bras gauche. Là se trouvait le récit que j’avais écrit, celui qu’elle m’avait raconté. Le livre avait beau être en lambeaux, le récit n’avait rien perdu de son attrait.

J’ai refermé le livre, l’ai posé sur la table. Il baignait dans la tiédeur du soleil. Mon fils a ouvert les yeux, a commencé à s’agiter. J’ai placé son escargot en peluche près de son visage ».

Tout simplement éblouissant.

Tout fonctionne en écho : la camionnette de la boulangerie qui a failli tuer la narratrice et l’envoie pour trois mois à l’hôpital se retrouve plus loin avec un apprenti boulanger qui offre toujours trois petits pains à la jeune fille qui garde la narratrice, ce jeune homme timide finissant par se suicider. Tout se retrouve en cascades, des lettres ou du stylo, des mots perdus ou retrouvés, des souvenirs ou des regrets.

« Je ne sais pas pourquoi, lorsque j’écris un roman, j’ai l’impression de me trouver dans un atelier d’horlogerie.

Un atelier d’horlogerie ?

Je regarde autour de moi en me posant la question. Mais il y a bien là un atelier en briques sagement blotti au fond d’une sombre forêt.

Un établi, dans une morne pièce rectangulaire. Par la fenêtre, on ne voit rien d’autre que le vert des arbres enchevêtrés. Le sol carrelé est très froid.

Je suis seule, assise sur un tabouret, en train de fabriquer une montre depuis des jours et des jours. Le socle en acier inoxydable que j’ai pourtant dépoussiéré avec soin est parsemé de grains de sable, de pellicules, de cérumen et de postillons. Pour éviter d’introduire des impuretés, je fais très attention à l’extrémité de mes doigts.

Je dois fabriquer une montre parfaitement équilibrée, qui n’ait pas le moindre défaut. Je remonte le ressort, serre des vis, insère l’axe. J’enlève l’excès d’huile avec de la benzine, observe à la loupe pour voir si certains éléments ne sont pas abîmés.

Bientôt, je sens que le monde est entre mes mains. Le monde palpite au creux de ma paume. Alors que mon corps si faible est rejeté dans un coin à l’écart du monde.

Le ressort produit une force motrice régulière, les roues dentées de l’engrenage s’emboîtent l’une dans l’autre, la grande et la petite aiguille arpentent les graduations.

Cet espace, ce contour et cette éternité calculés. Comme c’est beau ! Je me figure souvent l’objet terminé, plongée dans l’extase.

Et pourtant, ce qui est maintenant devant mes yeux, inachevé, est laid. Il y a des distorsions, des relâchements irréparables. Je démonte tout et recommence à zéro. (…)

Je me remets au travail. Des rognures d’ongles, des pellicules, des cils et des bouts de peau se dispersent à nouveau, qui salissent mon univers ».

Peut-on trouver plus somptueuse métaphore du travail d’écrivain ?

 A peine terminée, j’ai repris la lecture de cette Bénédiction inattendue qui porte si bien son nom, confondue par tout ce qui m’avait échappé la première fois et dont je ne vous ai pas parlé. Chacun s’approprie le texte, je vous laisse découvrir vos propres trésors dans cette grotte japonaise où tant de fleurs s’épanouissent dans le froid et l’humidité.

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Douleurs de parents : Victor Hugo et David Grossman

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Nous n’avons pas de mot en français pour exprimer la douleur d’avoir perdu un enfant, ce scandale de l’esprit et de la chair qui laisse les parents dans un état de sidération. Peut-on dire « Je suis orphelin de mon enfant » ? L’absence du mot adéquat dans notre langue, – alors que la mort ne respecte aucune hiérarchie temporelle –, m’interpelle et me trouble.

Cela m’inspire un parallèle entre deux pères qui ont connu la même douleur, à deux époques différentes dans deux contextes aussi éloignés que possible.

Le premier est le grand poète national français Victor Hugo, dont la fille chérie Léopoldine est morte noyée dans un accident à dix-neuf ans le 4 septembre 1843 à Villequier ; le deuxième est l’écrivain israélien David Grossman dont le fils Uri est mort durant la deuxième guerre du Liban, le 12 août 2006.

Victor Hugo, en voyage en Espagne avec Juliette Drouet, n’apprendra la nouvelle que cinq jours après l’accident en lisant le journal Le Siècle.

Choc terrible. Douleur abominable dont il ne se remettra jamais. Il mettra trois ans avant de pouvoir se rendre sur la tombe de Léopoldine à Villequier où elle est enterrée avec son mari Charles Vacquerie, mort lui aussi dans l’accident.

Pas de résignation mystique dans ce poème où il s’adresse à Dieu, mais une immense amertume devant ce Dieu indifférent et silencieux :

Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;
Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !

Villequier, 4 septembre 1847.

Mort terrible. Anéantissement. Victor Hugo écrit le recueil des Contemplations, de nombreux poèmes pour apprivoiser l’inconcevable, mais n’y parviendra jamais ; la figure de Léopoldine hante ses jeunes héroïnes, mais les mots ne peuvent rien contre l’absence, même lorsqu’on leur a consacré sa vie.

Face à cette inconcevable réalité à laquelle tant de parents ont été confrontés au fil des générations, la langue refuse de nommer le drame : aux hommes d’inventer leur façon d’exprimer et de communiquer aux autres le chaos de leurs sensations et de leur souffrance. A eux d’opérer la mise en mots comme sauvetage de la mémoire de leur enfant et peut-être de leur propre vie.

C’est exactement ce que fait David Grossman dans un livre terrible où des parents orphelins de leur enfant marchent et parlent et crient dans une incantation hallucinatoire, une évocation de l’arrachement, une tentative de stopper l’oubli, de refuser la mort.

L’écrivain israélien a tourné autour de cette réalité, un enfant peut mourir, surtout en Israël, où chaque enfant fait son service militaire et peut être envoyé à la guerre.

Et c’est arrivé. La mort de son fils de vingt ans, et depuis, il fait partie de ces parents qui portent le deuil de leur enfant. Lui, le pacifiste, cassé, détruit par cette atroce réalité.

Il a tourné autour avec le magnifique roman Une femme fuyant l’annonce , cette femme qui pense que si elle n’est pas là pour accueillir la terrible nouvelle son fils sera protégé. Alors elle fuit le destin, elle se cache, elle le contourne comme David Grossman avec l’écriture.

Le roman s’arrête au moment de l’annonce.

Sidération.

Comme Victor Hugo, il faudra des années à David Grossman pour se mettre en marche, au sens propre, et avec lui tous ces hommes, ces femmes dévastées qui marchent, qui ne sont plus « que tessons éparpillés ».

Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Écrit Victor Hugo. Voici ce qu’écrit David Grossman :

Peut-être / Qu’arrivé à une ultime frontière / Où ma raison ne parvient / Pas, je pourrai m’incliner / Et déposer / Ce lourd fardeau, pour ensuite / Reculer d’un pas / Guère plus, d’un petit / Pas grand comme le monde, / Me résigner / Et concéder : Je / Suis ici, il est / Là-bas, / Et une frontière éternelle / Passe entre ici et là-bas. / Me tenir ainsi, / et ensuite, lentement, / Prendre conscience,  / Me remplir tout entier / De cette conscience / Comme la plaie se remplit / De sang : / Voilà ce qu’est / La condition humaine.

Est-ce si différent ?

Je dois partir / Ou ça ? / le rejoindre. / Où ? / Le rejoindre. Là-bas.

écrit encore David Grossman.

Et voilà qu’il est rejoint par des compagnons de douleur, cordonnier ou sage-femme peu importe, les voilà sur le chemin qui les mène à leur enfant « tombé hors du temps », à jamais figé dans son âge, au moment de sa mort, alors qu’eux, les parents déchirés, scandale et culpabilité mêlés, continuent d’avancer.

Impossible de ne pas penser à l’homme qui marche d’Alberto Giacometti, humanité en mouvement, fantomatique et déchirée, mais il faut vivre malgré tout.

Les mots sont impuissants à guérir le manque, la déchirure absolue. Douleur universelle, même douleur, même aphasie devant l’inacceptable.

Les seuls mots, comme des cailloux lancés au ciel pour atteindre un Dieu qui se tait, ce sont les vers hachés menu des existence saccagées.

La poésie brute, respiration impossible, douleur, révolte, les mots pour retenir l’image de celui qui ne doit pas partir.

« Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent » écrit Victor Hugo.

« Ma vie, que le soleil et la lune aimaient, ressemble à quelque chose qui n’a pas eu lieu » écrit David Grossman.

Pour relire Victor Hugo, n’importe quelle édition des Contemplations…

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Le héron de Guernica et la transmutation de l’horreur

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Après Cour Nord aux éditions du Rouergue, Antoine Choplin publie Le héron de Guernica dans la même maison.

Si vous avez aimé Cour Nord vous retrouverez la même intensité dans l’écriture mais vous changerez de media artistique, de pays et de lieu.

L’histoire se passe à Guernica, la ville espagnole martyre, juste avant que les avions allemands s’exercent grandeur nature sur la petite ville, en avril 1937.

Le jeune Basilio vit de petits travaux agricoles mais sa vraie passion, c’est la peinture et son seul sujet les hérons cendrés. Il les attend patiemment dans les marais de Guernica, essaie de reproduire la vie qui sourd des beaux échassiers. La guerre est là, Basilio a essayé de s’enrôler chez les républicains qui n’ont pas voulu du « peintre ».

Basilio peint, va au bal, s’occupe de son oncle, vend ses haricots et son cochon, il est amoureux de Celestina qui travaille à l’usine de confiserie mais rêve de travailler dans la mercerie de sa tante.

Tout une humble vie, quotidienne et paisible, occupe la première partie du roman, avec quelques soldats fatigués ou blessés qui traversent l’espace comme un avertissement.

Basilio se rend dans le marais ; il veut peindre un héron pour Celestina.

« D’abord, c’est juste un faible ronronnement au lointain. Il voit le héron qui fait quelques pas nerveux vers l’arrière jusqu’à disparaître parmi les roseaux.

Lentement, le bruit s’intensifie et change de texture. Gagne dans les graves.

L’avion vole à très basse altitude. En un instant, il est juste au-dessus du pont et du marais. Basilio remarque le frémissement des eaux. En même temps, il se couvre les oreilles de ses deux mains et résiste à l’envie de se plaquer au sol ».

Basilio ne comprend rien à ce qui se passe : «  Les yeux fermés, il goûte la polyphonie joyeuse des chants d’oiseaux ».

La compréhension vient peu à peu, avec le ballet des avions allemands Heinkel sur la ville de Guernica : « Là-bas, les coups portés sur la ville, à lui briser les os ».

Comment raconter l’Apocalypse ?

Antoine Choplin recourt à l’art pictural : il joue sur les codes et la description d’un des tableaux les plus célèbres de Picasso, Guernica et les compare à ce que voit et vit Basilio.

Le taureau Minotaure de Picasso s’oppose aux « taurillons étincelants » : « Ils avancent la gueule ouverte, agités de fréquents soubresauts et produisent des mugissements rauques et irréguliers. L’un d’eux est tout entier enveloppé d’un halo clair qui dissimule la netteté de ses contours ». Ils ont pris feu.

Avant que son église soit détruite, le Père Eusébio demande à Basilio de prendre des photos pour montrer au monde ce qui vient de se passer, ce sont les « éclairs blancs » de la dernière partie. Autre référence à Picasso qui a vu les photos de Guernica  en flammes et qui a peint son tableau en noir et blanc, comme un témoignage photographique.

L’usine de bonbons où travaillait Celestina a été bombardée, c’est la blessure dont ne se remettra pas Basilio.

Ce beau roman connaît une unité de temps, entre la fin avril et le 25 mai 1937 au moment de la présentation du tableau dans le pavillon qui représente l’Espagne  à l’Exposition universelle de Paris.

L’espace tourne en boucle : le roman commence à Paris où Basilio est venu voir Guernica, revient à Guernica pour se conclure à Paris. Entre les deux, Basilio a vécu l’horreur de la guerre et ses déchirements, Picasso a peint ce qu’il n’a pas vu mais il l’a rendu sensible au monde entier.

La rencontre entre les deux artistes n’a pas vraiment lieu.

« Il songea au héron. / A sa reculade à lui, dans le lointain de la roselière. / A sa blessure silencieuse. / Au sang écoulé, irisant la surface des marais. »

Deux artistes. Deux témoins, chacun à leur manière, de la violence de ce qui s’est passé ce jour-là, à Guernica.

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Certaines n’avaient jamais vu la mer, choral intemporel

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certaines n'avaient jamais vu la mer« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour. »

Voilà le début du roman incantatoire et polyphonique de Julie Otsuka. Il nous parle de ces femmes japonaises qui ont traversé l’Océan Pacifique pour épouser des Japonais installés aux Etats-Unis. Elles ont communiqué par lettres, de belles lettres élégantes contenant de belles photos. Elles sont parties par bateaux entiers, poussées par leur famille. Mais rien ne correspondait : ni la photo ni le métier. En réalité elles étaient attendues par un ramassis de pauvres hères qui attendaient une esclave docile pour partager la leur, guerre plus enviable.

Imposture.

Choc de cette arrivée et de leur nuit de noce.

Aucune héroïne pour représenter le groupe, un « nous » composé d’une multitude de prénoms et de destins mêlés pour former une unité chaotique. Chant de femmes flouées, esclaves dociles et douloureuses, révoltes minuscules et regards baissés.

En huit chapitres, de « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » ( à regretter la grossière faute d’impression dans la table des matières !) à « Disparition », c’est un condensé de vie brutal et superbe que nous offre Julie Otsuka, écrivaine américaine qui semble connaître le sujet de l’intérieur.

Ces femmes victimes d’un mirage ont trouvé en Amérique une condition pire que celle qu’elles avaient fui : esclaves aux champs ou dans les maisons des Blancs, méprisées en tant que femmes par leurs époux, par les Blancs en tant que Japonaises, par leurs enfants en tant qu’immigrées parlant mal la langue du pays d’accueil.

Elles finissent par être victimes de l’Histoire: quand le Japon entre en guerre contre les Etats-Unis, les immigrés Japonais deviennent des ennemis publics que l’on parque dans des lieux inconnus.

Disparition.

Julie Otsuka relate admirablement comment, de ces travailleurs et travailleuses discrets et infatigables dont on regrette l’absence, on passe à l’indifférence et à l’oubli.

Cette façon de grouper ces femmes, d’évoquer leurs vies fondues les unes dans les autres en chapitres courts donne une densité extraordinaire à leur histoire mais c’est un peu étouffant aussi. Heureusement le livre est court ( 142 pages ), ce qui évite la lassitude, Le choix de l’auteur, ces voix sans cesse mêlées sans que l’une ou l’autre domine, se justifie pleinement par ces vies inconnues et broyées, de l’autre côté du Pacifique.

A quand le roman français polyphonique évoquant les malheureuses Mauriciennes envoyées comme épouses aux paysans français dans les années 1970-1980 ?

Ces « mariages par correspondance » utilisaient les mêmes procédés que ceux que décrit Julie Otsuka et le roman de la misère et de l’humiliation du côté de nos campagnes reste à écrire, certains titres n’ont même pas à être changés.

Je vous conseille sur le sujet le remarquable mémoire de Martyne Perrot,  L’émigration des femmes mauriciennes en milieu rural français. Stratégie migratoire contre stratégie matrimoniale.

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