Le Canal, plongée dans des vies minuscules
Ce court texte que l’on hésite à qualifier de roman, navigue entre les Exercices de style de Raymond Queneau pour la virtuosité du langage et Les vies minuscules de Pierre Michon, le tout avec une inscription parfaite dans un paysage urbain et une empathie totale pour les personnages.
Le lieu du drame – mot issu du latin drama signifiant une histoire – est bucolique : le canal de la Thièle traverse la petite ville vaudoise d’Yverdon en Suisse romande.
Le canal se meut, à la ralentie, droit et docile, de la plaine à la ville et de la ville au lac. Deux talus d’herbe fauchée lui servent de flancs, surmontés de la promenade goudronnée, plantée de bouleaux.
Un fait divers va troubler la tranquillité du lieu : une petite fille de cinq ans échappe à la surveillance de sa mère et tombe dans l’eau. Plusieurs personnes présentes sur les lieux donnent leur propre version de ce qu’elles ont vu ou fait pour éviter la noyade de l’enfant.
Une histoire minuscule ? Oui, minuscule comme Les Vies minuscules de Pierre Michon et l’analogie me semble profonde. Le drame sera le centre autour duquel gravitent des personnes inconnues, mais nous nous trouvons dans le canton de Vaud et les vies en question relèvent d’une tout autre sociologie que la campagne française de Pierre Michon.
Almina la mère d’Ella vient de Bosnie : guerre, horreurs, fuite et au bout la Suisse mais pas la paix, abus en tous genres et dérive identitaire.
Le pêcheur a prêté un instant le moulinet de sa canne à pêche à la petite Ella. Le retraité de la poste a sauté à l’eau et sorti la petite.
Steve, l’ado fils d’une mère célibataire en quête de repères, tenté par l’extrême-droite pour des actions coups de poings, a vu la petite.
La gamine, oui, je l’ai remarquée, parce qu’en plus de l’autre étrangère au bébé qui chantait dans sa langue, j’ai été dérangé par une mère en train d’arriver qui appelait sa gosse ou disait un truc. Je sais tout de suite d’où ça vient, parce qu’en plus du physique ils ont l’accent.
L’étrangère au bébé, c’est Berivan, baby sitter d’origine kurde, fuite dramatique avec sa tante alors qu’elle était petite, mais passeport suisse et traumatisme indélébile.
Une jeune femme passe sur l’autre rive avec un violon. L’autre rive, un rêve, une échappée sur une vie possible, avec de la musique et de la beauté. Elle s’appelle Marcella et ne donnera pas vraiment son point de vue, elle est à côté de l’histoire, comme une ouverture pour Steve dans sa vie fermée.
La dernière personne est la vieille dame ; elle a vu le drame de loin, sur son balcon, alors qu’elle préparait sa mort, c’est elle qui a donné l’alerte au pêcheur.
Des vies minuscules à Yverdon, petite ville paisible du canton de Vaud. Des vies douloureuses, chahutées, où la solitude raisonne en basse continue.
Quant à l’écriture, chapeau madame Gilliard, du Raymond Queneau féminin, moins de jeu, plus de profondeur et une empathie profonde. On ne peut que s’incliner devant l’adéquation absolue entre les personnages et leur manière de s’exprimer, les idiomes vaudois et les tournures si particulières du canton : on les entend parler, accent traînant, chantant. Et la rocaille, les tournures « incorrectes » de qui a appris la langue sur le tas, chahuté entre école et langue maternelle, bonnes volontés et noyau dur de l’identité.
La fin de l’histoire, je ne vous la dévoilerai pas. Lisez ce livre choral, d’une profondeur et d’une sensibilité stupéfiantes.
Le miel, voyage initiatique entre violence et sagesse
Il est des pays où les autobus ont la vie plus longue que les frontières.
Magnifique incipit de ce court récit initiatique inscrit dans la violence et les déchirements de l’éclatement de la Yougoslavie!
« Chacun de nos gestes compte », explique Vera l’herboriste au narrateur qui est un de ses patients. Patient dans tous les sens du terme : consultant malade dans son corps en attente d’une aide que la médecine traditionnelle ne peut lui offrir, celui-ci écoute dans l’atmosphère enfumée que dispense Vera, les aventures de Vesko le teigneux à la recherche de son père en pleine zone de guerre.
Ce voyage hallucinatoire où les cicatrices de la guerre, les haines de ceux qui vivaient en harmonie quelques années plus tôt, les atrocités diverses et le chaos de la guerre s’opposent au calme du vieil homme, le Vieux, qui s’occupe de ses abeilles. Il refuse de partir sans s’être assuré que ses abeilles seront soignées et il embarque de lourds pots de miel dans la voiture de son fils Vesko le teigneux. Le chemin du retour sera parsemé de problèmes tous plus insurmontables les uns que les autres, mais le miel et les fioles du Vieux serviront de viatique et de passeport entre les différentes communautés. Le vieil homme n’oublie jamais que chacun est le père, le mari ou le frère de quelqu’un avant d’être de tel côté de la frontière, sagesse immémoriale : voir l’homme avant l’étranger.
Vera vient en aide au Vieux alors qu’elle le pense menacé de mort par son fils, le vieil homme lui rendra ce bienfait en miel, si important pour les soins que dispense Vera à ses patients : une chaîne de solidarité et de retours de bienfaits pour briser l’indifférence et la peur.
« Chacun de nos gestes compte », et ceux que l’on n’a pas faits pèseront aussi lourd que les autres.
J’ai beaucoup aimé ce récit initiatique dont le schéma classique de mise en abyme est dépoussiéré, secoué par le cadre historique, temporel et géographique de l’histoire principale. Les stigmates de la guerre dans l’esprit des gens sont finement décrits : la guerre ne s’arrête pas à ceux qui l’ont vécue, elle envahit l’imaginaire des générations suivantes, comme la petite fille qui a regardé les informations à la télévision. Je l’ai constaté avec la seconde guerre mondiale lorsque j’ai écrit la biographie d’un grand résistant et plus tard, quand j’ai rédigé Après la guerre, j’aurais aimé disposer de miel pour soigner les blessures des hommes.
Après la guerre, ricochets de haine
La guerre, ce matin sur France Inter
Ce matin le général Desportes était l’hôte du 7/9 sur France Inter où il venait présenter le titre de son dernier livre que je n’ai pas retenu. Il expliquait la nécessité de la guerre et déplorait le lamentable état de l’armée française victime de coupes budgétaires incessantes. Bien sûr. C’est vrai que l’on oublie la guerre, que nous nous sentons en sécurité dans notre pays où le fracas des bombes s’est tu depuis soixante-dix ans. C’est vrai que nous n’avons pas pris la mesure du danger de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée et que la guerre ne s’arrête jamais.
Cependant quelque chose me gênait dans le discours du général, et j’ai mis du temps à mettre le doigt dessus. C’était la fascination de la guerre. Le général a déploré qu’on ne parle plus de la guerre à ces jeunes élites qui n’ont jamais connu la conscription et pour qui le service militaire se résume à une journée folklorique. Il a parlé de grands attentats inévitables dans notre pays et a conclu son intervention par une belle formule frappée du sceau des études classiques :
La guerre, cet outil terrible et parfois légitime.
Pas un instant le général n’a parlé des civils, on sentait que c’était hors sujet, que cela ne faisait pas partie de son propos. L’armée. La guerre. Le danger. Une forme de virilité abstraite où la protection de la Civilisation passe par l’héroïsme des hommes et la qualité du matériel. Quant aux dommages collatéraux, ce ne sont que billevesées. Le discours était réaliste mais il manquait d’humanité.
Moi je m’intéresse aux civils, à ceux qui fuient les bombes et affrontent le danger, sans savoir que lorsque le silence sera revenu, ce sera peut-être encore une autre forme de guerre. Je ne peux conseiller au général de lire mon recueil de nouvelles intitulé justement Après la guerre, il ne comprendrait pas. Ce livre est issu de témoignages de ceux qui ont été victimes d’affrontements qui les dépassaient, ils étaient enfants pour la plupart d’entre eux et longtemps après « cet outil terrible et parfois légitime » continue à déchirer le tissu de leur existence.



