Parle-moi de ton corps !

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Le front contre la jalousie du guichet à égrener de mauvais cœur la litanie coutumière des bêtises dites péchés véniels ou mortels pour qu’une formule magique expédiée à la sauvette lessive l’âme jusqu’à la prochaine semaine.

Louis-René des Forêts, Ostinato, Œuvres complètes p.1050, Gallimard

Ma terreur du confessionnal remonte en bouillonnements sales d’eau croupie.

C’est jeudi, quinze heures, le moment de la confession et tous les gamins du village grimpent vers l’église.  Tous les enfants vont au catéchisme : pas d’esprits forts ou de mauvais esprits en ce temps-là, pas d’autre possibilité que Notre Très Sainte Mère l’Église. L’unité laminoir du groupe paysan. Plus tard ceux qui ne supporteront pas ce carcan se réfugieront dans la folie ou se pendront dans la grange. Les plus courageux partiront.

À quinze heures, tous les jeudis de l’année, nous faisons notre examen de conscience de la semaine pour demander à Dieu de nous absoudre par l’intermédiaire de notre curé. Pour nous aider à trier nos fautes selon leur gravité, le missel nous donne une liste toute faite dans laquelle nous piochons, soulagés d’éviter les péchés mortels. Dieu ne doit pas être très optimiste sur nos facultés de changement puisque toutes les semaines il faut recommencer : nous sortons l’âme pure comme celle de l’agneau nouveau-né de la confession pour recommencer à pécher jusqu’à la semaine suivante.

Mon frère et moi grimpons le petit sentier qui rejoint le haut du village, là où les belles maisons affichent leur voisinage cossu avec le cœur du pouvoir spirituel. Les autres gamins sont déjà là, regroupés devant ce qu’il serait prétentieux de qualifier de parvis puisque seule une marche de pierre symbolique permet l’accès de l’église. Avant de franchir la porte les garçons se séparent des filles aussi vite que l’huile et l’eau quand on ajoute une pincée de sel.

Indexe et majeur rapidement humectés dans le bénitier pour les filles, au ras de l’eau bénite pour la plupart des garçons, signe de croix et génuflexion. Les vitraux nous dispensent lumière et couleurs dans l’après-midi silencieuse.

Brouhaha de galoches, grincements du bois quand nous nous installons sur les bancs, les garçons à droite, les filles à gauche. Mon frère aîné affiche le même détachement très travaillé que les autres garçons et ces futurs mâles dominants nous jettent des coups d’œil goguenards, à nous les filles tassées sur l’autre banc, groupe frissonnant et angoissé, gibier d’avance consentant, fatidique et ancestrale passivité.

Le curé est déjà là ; nous apercevons ses grosses chaussures noires et les plis de sa chasuble blanche qui dépassent de la porte centrale du confessionnal, il a déjà tiré le rideau de la porte. Il attend le défilé de ses catéchumènes, comme tous les jeudis, jusqu’à la communion solennelle. Après il sait que, fiers de passer à la confession du samedi comme les adultes, beaucoup de garçons espaceront le rite jusqu’à attendre les femmes au bistrot avec les hommes durant la messe du dimanche. Les filles c’est différent, leur mère veille au grain.

Le défilé des garçons commence, les plus âgés d’abord, qui s’installent de part et d’autre de l’élément central sur l’agenouilloir. La confession va assez vite, le curé confesse un garçon pendant que l’autre, agenouillé, attend son tour. Cette attente, dans les chuchotements et la quasi-obscurité puisque la grille de bois est fermée pour plus de confidentialité, participent à la solennité du moment et les plus endurcis perdent leur superbe. Les filles jettent des coups d’œil furtifs en direction des deux garçons qui attendent, semelles glaiseuse et mollets griffés. Les chuchotements meurent tout à fait, du côté des filles comme celui des garçons. La confession sera vite expédiée mais c’est toujours un moment difficile.

Le couperet sec comme une condamnation lorsque le prêtre ferme la jalousie du guichet me fait sursauter. J’ai toujours été effrayée par la confession, persuadée que Dieu allait me damner pour avoir fait essuyer la vaisselle à ma petite sœur pendant que je lisais un livre ou que j’avais oublié d’aller chercher l’herbe pour les lapins. Les tâches ménagères m’ennuyaient et j’essayais par tous les moyens de les fourguer aux plus petits, leur présentant la chose comme un privilège. Le jeudi, mon âme se trouvait chargée de culpabilité mais je ne pouvais m’empêcher d’utiliser les autres pour lire, ce vice insupportable de la campagne d’autrefois parce que, lorsqu’on lit, on ne fait rien. Le soupçon de fainéantise était bien plus grave pour mon père que les péchés mortels inscrits dans le missel. Tous les jeudis je ressentais un  intense soulagement devant les « Tu réciteras trois Je vous salue Marie. » J’étais sauvée, Dieu m’avait pardonné, je sortais, légère, et rejoignais mon frère qui m’attendait derrière l’église.

— Tu as confessé tous tes péchés ?

— Bien sûr, et toi ?

Je me méfiais des qualités d’introspection de mon aîné.

— Pas de problème ! Je fais chaque fois la même chose : je lui récite toute la liste.

— Même les péchés mortels ?

— Même les péchés mortels. Il n’a pas l’air content mais il me chasse tout de suite avec trois Notre Père.

— Tu récites vraiment tous les péchés ? Tu n’as pourtant pas volé, et encore moins tué quelqu’un !

J’oubliais le péché de chair parce que je ne savais pas ce que c’était.

— C’est vrai, mais comme ça je suis tranquille, je suis sûr de ne rien avoir oublié.

Cela m’horrifiait et me fascinait à la fois, même les péchés mortels ! Il était vraiment culotté mon frère, ou idiot, je choisissais selon le sentiment du jour. Pour finir cela me faisait bien rire.

Mais depuis quelques semaines, je ne ris plus.

La cadence est rapide, clac ! Au suivant. Le dernier garçon, le petit voisin qui a fait sa communion privée il y a six mois, fait un signe de croix, se relève et se dirige vers le banc de pénitence.

C’est le tour des filles, maintenant, jupes écossaises et chaussettes blanches. Le rythme de mon cœur s’accélère, mes mains deviennent moites, encore deux filles et ce sera mon tour.

Clac ! Ma voisine me pousse. Mes jambes me portent vers le bois sombre et mes genoux flageolants s’installent sur l’agenouilloir puis mes mains humides se croisent avant de se poser sur la tablette. J’entends sans écouter les chuchotements de Marie et le bourdonnement de la voix de notre curé, clac ! Marie se lève, c’est mon tour.

Le petit carré grillagé s’ouvre sur la pénombre, la proximité et l’haleine de Gitane qui me soulève le cœur.

— Parle-moi de ton corps…

Il ne m’a pas laissé finir Bénissez-moi mon père parce que j’ai péché.

Son haleine chargée, la chaleur de son souffle me mettent mal à l’aise, la cadence de mon cœur et l’humidité sur mes mains s’amplifient. J’ai utilisé la liste des péchés du missel, j’ai réfléchi, trituré mes péchés et mes manquements à la charité chrétienne, mais je suis la même qu’il y a quelques semaines, je ne comprends pas ce qu’il veut. Je lui offre un plateau de fruits trop fades pour nourrir sa traque du péché. Il répète, insinue, penché contre moi qui sent son souffle à travers la grille de bois. Pénombre. Proximité.

— Parle-moi de ton corps…

Le curé exige des fruits vénéneux, l’exploration de mon corps ou d’un autre corps, des pensées impures au moins. Je suis un légume naïf, une gamine qui ne rêve que de lectures et que fait pleurer La petite fille aux allumettes.

— On ne doit rien cacher à Notre Seigneur, tu le sais.

Impossible révolte, il est l’homme de Dieu, je baisse la tête. Silence. Enfin je trouve un péché qui me semble correspondre à son attente :

— J’ai assommé mon petit chien parce qu’il m’avait mordu !

Il soupire, et son agacement me jette en même temps que l’odeur de Gitane :

— Trois Je vous salue Marie et cinq Je confesse à Dieu !

Cinq Je confesse à Dieu alors que les autres filles plus délurées n’en ont eu que deux ! Je sors du confessionnal tremblante, la culpabilité au ventre. Je n’ai pas de petit chien. Dieu le sait.

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Louis-René des Forêts, puissance d’évocation d’Ostinato

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Louis-René des ForêtsSon nom est à lui seul une invitation à la rêverie, une promenade pieds nus au milieu des arbres de notre enfance, cailloux blessants, cailloux sucés comme des bonbons, et les branches là-haut, menaçantes ou maternelles, et le ciel, et les autres qu’il faut affronter. Louis-René des Forêts, mort en décembre 2000 pour la beauté du chiffre rond, nous a laissé ce mélange de poésie prégnante, de densité imagée qui éclate comme autant de bulles d’enfance, jaillissement d’éternité.

La puissance du texte de Louis-René des Forêts fait resurgir avec force tant d’éléments ! Les cruautés de l’enfance, les luttes, les défaites, les soumissions, les impatiences, les culpabilités… Tout cela revient à notre conscience, un jaillissement de souvenirs dû cet Ostinato bouleversant qui nous rend notre propre vie enfouie. À l’aide d’une forme stylistique parfaite, d’un concentré de vie stupéfiant et d’exigence plus encore, Louis-René des Forêts nous restitue Les craquements nocturnes de la peur et les fêlures de l’enfance.

Pause, reprise, pause et reprise à nouveau, stase panique, amorce de reprise hoquetante, ultimes soubresauts de la machine grippée, arrêt sans reprise cette fois. Tête vide, yeux clos, bouche cousue, sommeil souterrain ad infinitum, dépouille en décomposition, soustraite au regard des vivants. Un point c’est tout.

Si longtemps attaché de court et réduit à l’obéissance que toutes les bouffées du dehors lui sautent au nez, fraîches et nettes comme un fort coup de vent sur le pas de la porte refermée sur soi.

L’auteur nous restitue une enfance un peu triste, une enfance d’autrefois, sans aucun doute, qui sert au lecteur à mieux s’approprier la propre vie, loin de l’anecdotique ou de la complaisance.

Ce que le sujet perçoit ne lui appartient pas en propre, il ne le fait sien que par un abus de langage et se referme comme un bec prédateur sur une capture tout imaginaire.

Au bout du compte, dans ce livre pris et repris tout au long de sa vie, dans cet Ostinato si bien nommé, cette reprise systématique, lancinante, du fondement de l’enfance, ce livre publié peu de temps avant sa mort, Louis-René des Forêts interroge la vacuité de la vie :

Combien de moments et de figures inoubliables, dont on dirait que par méfiance du langage ils se refusent à reprendre vie, comme préférant au grand jour la discrète pénombre d’une mémoire individuelle vouée à disparaître avec eux : il n’est pas de lieux plus sûrs que la mort et l’oubli.

Louis-René des Forêts a écrit une œuvre d’une telle densité qu’on ne peut que lire et relire des éclats, revenir encore et encore sur cette écriture polie, ramassée ou d’un romantisme absolu (Ô  Les Mégères de la Mer !). Si vous désirez connaître ce que la littérature peut produire de plus exigeant, lisez cet auteur qui n’a pas voulu faire carrière mais a offert à ses lecteurs le plus beau des cadeaux : un miroir de leur vie dénué des scories du quotidien.

La collection Quarto des éditions Gallimard nous a offert un très beau travail en restituant dans Les Oeuvres complètes le parcours biographique, les dessins et toute l’iconographie concernant cet écrivain dont on commence seulement à mesurer l’importance.

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Bleus, verts, touches de noir et de lumière

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UgnaC’était un moment de grâce au bord d’un petit lac du Jura par canicule de juillet : une plage minuscule et juste à côté de celle-ci, cachées sous les frondaisons, deux barques en train de pourrir paisiblement.

L’harmonie violente de ce bleu aigue-marine des eaux profondes et celle du bleu céruléen du bord, la ligne ondulante tachetée de lumière des couleurs qui s’entremêlaient, les lignes fragiles des roseaux et la placidité  noir de chine des barques en train de sombrer, tout participait à l’harmonie de cet instant, cachée au bord d’un petit lac, à l’abri sous les taches bienfaisantes des ramures.

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L’Affaire des vivants, plongée dans le socle de notre monde industriel

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ChavassieuxSi vous commencez à fatiguer devant les souvenirs intimes soigneusement entretenus en fonds de commerce, précipitez-vous sur cette superbe saga très bien écrite. Elle nous raconte  l’ascension sociale d’un arriviste paysan né au milieu du XIXe siècle dans la région lyonnaise, Charlemagne Persant, ainsi prénommé par son grand-père qui offre à son premier petit-fils un destin :

Il a tracé la vie d’un Persant, il lui a désigné le chemin, lui a dit tu es unique, tu verras, ton nom te dira quoi faire, ton nom fera de toi un roi, un maître, on t’élèvera, sans même comprendre pourquoi, on t’élèvera comme un prince, on pardonnera tes caprices, on t’obéira, tu prendras l’habitude d’être obéi, on te donnera les meilleurs morceaux, on prendra soi de toi, on te confiera ce qu’il faut connaître de l’ordre intime des choses, on t’expliquera le monde, les hommes, on t’en dira plus qu’aux Paul et aux Michel. Parce que tu es Charlemagne.

Charlemagne devenu « le grand » dans sa famille, Charles partout ailleurs, va s’élever très haut, s’arracher de sa misérable famille collée à la glaise et à la misère par le fatalisme et l’alcool. Charlemagne ne va pas faire d’études, au grand dam de son instituteur que fascine sa brillante intelligence, mais il va sortir de sa condition, devenir celui à qui tout le monde obéit, y compris dans sa propre famille d’origine, comme l’avait prédit son grand-père. Nous assistons en même temps à la progression inexorable de ce Rastignac paysan et têtu et aux débuts de l’industrialisation de la région lyonnaise.

Charlemagne naît durant la deuxième république, peu avant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte qui rétablit l’empire à son profit. Il part à la guerre à vingt ans quand la Troisième république reprend la guerre contre les Prussiens après le désastre de Sedan. Charlemagne revient sans dommages et continue son ascension sociale. Mariage de raison et d’intérêt, comme le modèle de Balzac. La vie de Charlemagne est intimement mêlée au développement industriel et commercial initié par Napoléon III et poursuivi dans les campagnes françaises durant la troisième république.

On évoque beaucoup de monde, dans ce roman, de Victor Hugo le seigneur des lettres adulé par les humbles à Louise Michel l’égérie de la Commune enfin rentrée du bagne de Cayenne ou le cinéaste Abel Gance à la fin du roman. Mais on découvre aussi les conditions de vie terrifiantes des ouvriers, le travail des enfants, les premières grèves.

Il était arrivé. Il y avait la chaleur. Il y avait l’odeur. Il y avait l’enfer. Sous la pellicule huileuse du jour faiblement distribué par de petites lucarnes, cinq mètres sous lui, des dizaines de métiers étaient alignés dans une vaste cave. Combien d’hommes s’activaient là, pliés au labeur, nus jusqu’à la taille, musculature hâve dans la pénombre, attelés comme greffés aux mécaniques : quatre-vint, cent, cent vingt ? de la pénombre montaient leurs souffles, leur peine étouffée par les percussions des peignes et des navettes, et montait avec autant de force l’âcreté de leurs sueurs mêlées, le jus exprimé des corps par la moiteur de serre.

Il est difficile de s’identifier au personnage principal de la saga tant c’est un bloc puissant qui avance en broyant ceux qui l’entourent, à commencer par sa femme et son fils qu’il terrorise. Charlemagne est devenu un patron dur et intransigeant qui n’aime qu’une prostituée noire qu’il voudrait libérer de sa servitude. Il va trouver une mort abominable, libération pour sa femme et signal de la perte de son empire industriel et commercial. Le roman s’achève sur la guerre suivante, dite la Grande Guerre, à laquelle participe Ernest, le fils de Charlemagne.

Les vivants doivent aux vivants. Si je meurs demain, je mourrai pour le projet des vivants, sans rancune et sans compter. Si je ne meurs pas, alors je vivrai aussi pour eux. La vie est l’affaire des vivants.

La saga de Christian Chavassieux est profondément enracinée dans le terreau historique, industriel et langagier de la dernière partie du XIXe siècle et du début du vingtième. En plus de l’écriture, originale, enveloppante et nerveuse à la fois, de l’intrigue classique mais très bien menée, ce n’est pas le moindre mérite de ce roman de plus de trois cents pages de nous plonger dans une période et des milieux sociaux que nous connaissons mal. J’ai beaucoup aimé cette saga historique où l’auteur ne renie pas ce qu’il doit à Balzac, Flaubert, Hugo et Zola. Précision du langage (délices de ces mots exhumés !), des mœurs, des journaux de l’époque, descriptions précises des travaux des usines et des travaux agricoles, scènes de bataille où le lecteur est embarqué, tout concourt à faire de ce roman un exemple de ce que peut être un bon roman historique.

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Shakespeare in drugs ???

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256px-William_Shakespeare_1609Le magazine Sciences et Avenir de septembre 2015 révèle une histoire troublante : Shakespeare aurait dopé sa créativité avec des substances illicites. Jugez plutôt : on a retrouvé des pipes dans le jardin du génie de la littérature, à Stratford-upon-Avon, et les instruments fumatoires étaient vieux de 400 ans. Imaginez l’excitation des chercheurs : on allait savoir ce que fumait le grand Will pour réfléchir entre deux comédies !

Las, les découvertes furent édifiantes : sur les vingt-quatre échantillons prélevés sur les pipes, on a relevé des traces de cannabis sur huit d’entre eux, de la cocaïne sur deux d’entre eux, un mélange de tabac, de camphre et d’extraits de noix de muscade dont les effets hallucinogènes sont connus depuis fort longtemps sur vingt-trois d’entre eux. Le dernier recèle de la nicotine, donc du tabac.

Si on se souvient que le tabac, la coca et le cannabis ont été rapportés des Amériques lors des Grandes Découvertes aux XVIe et XVIIe siècles, force est de constater que là aussi le génie a innové en devenant un des premiers consommateurs de drogue de l’ancien monde, stimulant sa créativité bien avant les petits génies sulfureux de notre époque.

Reste un mystère à éclaircir : pourquoi ces pipes se sont-elles retrouvées dans le jardin ?

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