L’horloger du rêve

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l'horloger du rêveNoël approche, et avec lui la saison des beaux livres. Si vous avez dans votre cercle un amateur des vertigineuses bandes dessinées de François Schuiten, ce livre sera le cadeau de poids (je l’ai pesé sur ma balance de cuisine: 2,265 kg)  qui le fascinera par sa beauté et son contenu.

Je ne connaissais que Les Cités obscures et les bandes dessinées gravitant autour de cette série si originale, aux dessins si fouillés où l’on perd ses repères comme dans les dessins d’Escher. Ce livre de Thierry Bellefroid, parfaitement construit et admirablement bien écrit, éclaire l’étendue du travail de François Schuiten dont la bande dessinée ne constitue qu’un aspect de la création visuelle.

Les repères biographiques font sens, du père architecte à la très grande exigence artistique aux frères initiateurs de la bande dessinée et parfois futurs collaborateurs, tout est axé dans cette somme admirable sur les mécanismes de la création. Nous n’apprendrons aucun détail croustillant concernant la vie privée de François Schuiten et c’est très reposant, un tel respect. Par contre nous comprendrons beaucoup mieux comment fonctionne le créateur, la difficulté de son métier aussi, avec les frustrations inhérentes aux projets refusés alors qu’ils sont très avancés, par exemple.

L’écrivain et journaliste belge Thierry Bellefroid connaît le monde de la bande dessinée belge de l’intérieur, et la qualité des informations possède cette « patte » inimitable du vécu, loin des fiches de recherches, ce qui rend son travail extrêmement vivant.

Ce livre fourmille de découvertes, c’est un plaisir de lecture de bout en bout, jamais lourd (à part son poids), jamais verbeux. Thierry Bellefroid nous offre avec cet ouvrage de référence un travail qui mérite à la fois respect et diffusion la plus large possible. Qu’on se le dise, tous les « beaux livres » ne méritent pas de prendre la poussière et la magie de ce très bel album enchantera longtemps le regard de son heureux propriétaire.

Voici ce qu’en dit l’éditeur :

Ce grand album luxueux propose un panorama complet du travail de François Schuiten : scénographie, architecture, peinture, etc.

Depuis quarante ans, François Schuiten construit une œuvre singulière et polymorphe. Elle s’est d’abord déclinée en bande dessinée, culminant avec succès dans la série « Les Cités obscures » en compagnie de Benoît Peeters. Mais cet horloger du rêve a très vite tissé des liens avec le cinéma, les arts de la scène et la muséographie. Architecte de l’événement, intervenant dans la ville autant que dans la vie, Schuiten a réalisé d’immenses scénographies comme « A Planet of Visions » à l’Exposition Universelle de Hanovre (cinq millions de visiteurs en 2000), du design urbain (la station de métro Arts et Métiers à Paris, la Dentelle Stellaire à Lille), de la conception de décors et de costumes pour l’opéra comme pour le cinéma, ou encore l’aménagement de lieux prestigieux (la Maison Autrique et le futur Train World à Bruxelles, la Maison Jules Verne à Amiens). Quant aux projets qui sont restés des utopies de papier, ce livre les révèle dans toute leur ampleur…

Un très beau cadeau à offrir ou à s’offrir pour se perdre dans un univers onirique d’une grande puissance et ce, pour un prix particulièrement modique étant donné la qualité de l’ouvrage.

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Avis aux vautours avides de tragédies

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vautours la dépêche.frVous vous êtes précipités en Gironde après cet épouvantable accident qui a endeuillé des petites communes paisibles, entre bois et vignoble. L’information a été relayée quasi en temps réel dans le monde entier. La Gironde ? C’est où la Gironde ? un si joli nom, si évocateur de plaisirs divers… Mais oui, le Sud Ouest de la France, le vin, les grands vins français, la belle campagne comme celle qu’on nous montre durant le Tour de France, vous savez ! Vous avez donc atterri du monde entier, d’Europe bien sûr, mais aussi d’Amérique ou de Chine : la mondialisation du chagrin et de la fatalité s’accompagne pour certaines contrées lointaines, désormais d’exotisme.

Les gens de Petit-Palais-et-Cornemps voulaient célébrer leurs morts dans le respect et la dignité. Ceux des villages d’alentour sont venus, les chasseurs ont rendu un bouleversant hommage au cor de chasse, les amis et familles alliées ont serré les leurs dans leur bras. Quand la mort frappe à la porte d’une manière aussi violente, le clan des hommes se resserre sur son chagrin, apporte soutien et compréhension. Mais vous étiez là.

Vous avez atterri à Toulouse-Blagnac, si nombreux, plus de trois cents, une horde de charognards payés pour photographier le chagrin, mettre la fatalité et la douleur en scène, les familles sidérées transformées en figurants dans la séquence émotion d’un film catastrophe. Vous avez envahi les jardins des familles, essayé de briser le cordon que les gendarmes avaient mis en place pour protéger la cérémonie d’hommage aux victimes, l’un d’entre vous est monté sur une tombe du cimetière pour faire une plus belle photo.

Rien ne vous arrête, jamais, on le sait bien, et cela ne date pas d’hier. Je me souviens du témoignage du fils du guide René Payot mort quelques heures après le départ de la colonne de secours partie en direction de l’épave du Malabar Princess en 1950 (suite à mes recherches pour Fragments de vie après désintégration). Il racontait que les journalistes voulaient payer pour assister à la veillée funéraire de son père.

Les photos du drame et de la cérémonie se trouvent partout dans nos journaux et sur Internet, la médiatisation ne connaît aucune limite géographique, aucun frein moral. Ils sont là, les vautours de la souffrance, les chacals de l’information. Ils font leur travail, ils sont payés pour ça. Pour nous fournir, à nous les bien-pensants choqués par cette intrusion des journalistes dans ce drame terrible, notre dose d’images et de frissons. Des vautours, les photographes et journalistes arrivés en masse en Gironde ? Oui, bien sûr, mais nous faisons partie du second cercle, celui qui se tient en retrait de la curée et attend les reliefs du festin. Sans notre hypocrite indignation et notre vraie faim de sensationnel, sans notre avidité d’images fortes nécessaires à notre inquiétude fondamentale de notre sens de la vie, les volatiles avides de sang disparaîtraient. Mais c’est bien connu, les rapaces, vautours et faucons, ont plus de succès que les colombes.

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Sophie Calle et la construction autour du manque

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Sophie CalleCe matin, dans le cadre de l’ouverture de la FIAC, la foire internationale de l’art contemporain, l’artiste Sophie Calle était l’invitée d’Augustin Trapenard dans l’émission Boomerang.

Quel beau moment ! Cette grande dame tout en retenue et Augustin Trapenard faisant son métier, à savoir faire dire à l’invité(e) ce qui fait sa vie d’artiste, les mécanismes de sa création.

Sophie Calle, voix douce et posée et en face l’urgence de la radio, on n’a pas le temps de laisser s’installer les silences. L’artiste était là pour présenter son nouveau projet intitulé Tout et publié comme les autres livres-objets de l’artiste aux éditions Actes Sud, 54 cartes postales correspondant à autant de projets et de présentations, la récapitulation de 35 ans de vie d’artiste.

Passage obligé de la promotion, Augustin Trapenard met un peu de temps à briser la réserve de celle qui n’est pas dans le batelage, mais après quelle richesse ! L’explication du travail et des motivations d’une vie d’artiste, avec ses pudiques blessures. Pudique, l’artiste qui suivait des inconnus ou les invitait dans son lit ? Pudique l’artiste qui utilise le matériau brut de sa vie pour faire œuvre ? Oui, pudique. À l’extrême.

En peu de mots, ramassés, épurés, elle explique pourquoi ce dernier livre-objet bilan vient à ce moment de sa carrière. Elle parle de son père qui vient de mourir, ce père pour qui elle est devenue artiste puisqu’il était collectionneur d’art contemporain. Elle parle de cette double création, l’œuvre au mur (pour le père) et le livre (pour ceux qui aiment son travail). J’ai parlé ici d’un de ces livres-objets, si intimes et en même temps si universels que chacun retrouve une parcelle oubliée de sa vie.

Le fait d’avoir suivi des gens en 1980 ? « J’ai suivi ces gens comme moteur, pour utiliser leur énergie ». En filigrane, la fragilité, la désorientation de qui revient dans sa ville et ne la reconnaît pas. Ce coup d’éclat qui la rend célèbre la poursuit : « On est tatoué. Je resterai pour toujours la fille qui a suivi des inconnus en 1980 ».

« Garder des traces », voilà le moteur de celle qui dit avoir si peu de mémoire. Elle conserve tout. Et on comprend à travers cette voix si posée qui aligne lentement des phrases parfaites, que sa vie est construite autour du manque, de l’absence. Celle de la mère (mais elle n’entre pas dans le terrain de la confidence où voudrait l’entraîner l’homme de radio) et les autres. Tremblé de la voix lorsqu’un extrait d’interview d’Hervé Guibert l’ami disparu la surprend.

« Je comprends une ville beaucoup mieux quand j’ai vu son cimetière », dit Sophie Calle à la fin de l’interview. La façon dont on traite les morts en dit beaucoup sur les vivants, mais l’attention aux morts, aux traces qu’ils laissent, en dit beaucoup sur Sophie Calle.

Échange d’une grande richesse, ce matin, sur France Inter. Quand le présentateur s’efface, oublie ses cymbales pour juste guider la conversation et laisser s’exprimer une des artistes les plus importantes de sa génération.

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Parle-moi de ton corps !

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Le front contre la jalousie du guichet à égrener de mauvais cœur la litanie coutumière des bêtises dites péchés véniels ou mortels pour qu’une formule magique expédiée à la sauvette lessive l’âme jusqu’à la prochaine semaine.

Louis-René des Forêts, Ostinato, Œuvres complètes p.1050, Gallimard

Ma terreur du confessionnal remonte en bouillonnements sales d’eau croupie.

C’est jeudi, quinze heures, le moment de la confession et tous les gamins du village grimpent vers l’église.  Tous les enfants vont au catéchisme : pas d’esprits forts ou de mauvais esprits en ce temps-là, pas d’autre possibilité que Notre Très Sainte Mère l’Église. L’unité laminoir du groupe paysan. Plus tard ceux qui ne supporteront pas ce carcan se réfugieront dans la folie ou se pendront dans la grange. Les plus courageux partiront.

À quinze heures, tous les jeudis de l’année, nous faisons notre examen de conscience de la semaine pour demander à Dieu de nous absoudre par l’intermédiaire de notre curé. Pour nous aider à trier nos fautes selon leur gravité, le missel nous donne une liste toute faite dans laquelle nous piochons, soulagés d’éviter les péchés mortels. Dieu ne doit pas être très optimiste sur nos facultés de changement puisque toutes les semaines il faut recommencer : nous sortons l’âme pure comme celle de l’agneau nouveau-né de la confession pour recommencer à pécher jusqu’à la semaine suivante.

Mon frère et moi grimpons le petit sentier qui rejoint le haut du village, là où les belles maisons affichent leur voisinage cossu avec le cœur du pouvoir spirituel. Les autres gamins sont déjà là, regroupés devant ce qu’il serait prétentieux de qualifier de parvis puisque seule une marche de pierre symbolique permet l’accès de l’église. Avant de franchir la porte les garçons se séparent des filles aussi vite que l’huile et l’eau quand on ajoute une pincée de sel.

Indexe et majeur rapidement humectés dans le bénitier pour les filles, au ras de l’eau bénite pour la plupart des garçons, signe de croix et génuflexion. Les vitraux nous dispensent lumière et couleurs dans l’après-midi silencieuse.

Brouhaha de galoches, grincements du bois quand nous nous installons sur les bancs, les garçons à droite, les filles à gauche. Mon frère aîné affiche le même détachement très travaillé que les autres garçons et ces futurs mâles dominants nous jettent des coups d’œil goguenards, à nous les filles tassées sur l’autre banc, groupe frissonnant et angoissé, gibier d’avance consentant, fatidique et ancestrale passivité.

Le curé est déjà là ; nous apercevons ses grosses chaussures noires et les plis de sa chasuble blanche qui dépassent de la porte centrale du confessionnal, il a déjà tiré le rideau de la porte. Il attend le défilé de ses catéchumènes, comme tous les jeudis, jusqu’à la communion solennelle. Après il sait que, fiers de passer à la confession du samedi comme les adultes, beaucoup de garçons espaceront le rite jusqu’à attendre les femmes au bistrot avec les hommes durant la messe du dimanche. Les filles c’est différent, leur mère veille au grain.

Le défilé des garçons commence, les plus âgés d’abord, qui s’installent de part et d’autre de l’élément central sur l’agenouilloir. La confession va assez vite, le curé confesse un garçon pendant que l’autre, agenouillé, attend son tour. Cette attente, dans les chuchotements et la quasi-obscurité puisque la grille de bois est fermée pour plus de confidentialité, participent à la solennité du moment et les plus endurcis perdent leur superbe. Les filles jettent des coups d’œil furtifs en direction des deux garçons qui attendent, semelles glaiseuse et mollets griffés. Les chuchotements meurent tout à fait, du côté des filles comme celui des garçons. La confession sera vite expédiée mais c’est toujours un moment difficile.

Le couperet sec comme une condamnation lorsque le prêtre ferme la jalousie du guichet me fait sursauter. J’ai toujours été effrayée par la confession, persuadée que Dieu allait me damner pour avoir fait essuyer la vaisselle à ma petite sœur pendant que je lisais un livre ou que j’avais oublié d’aller chercher l’herbe pour les lapins. Les tâches ménagères m’ennuyaient et j’essayais par tous les moyens de les fourguer aux plus petits, leur présentant la chose comme un privilège. Le jeudi, mon âme se trouvait chargée de culpabilité mais je ne pouvais m’empêcher d’utiliser les autres pour lire, ce vice insupportable de la campagne d’autrefois parce que, lorsqu’on lit, on ne fait rien. Le soupçon de fainéantise était bien plus grave pour mon père que les péchés mortels inscrits dans le missel. Tous les jeudis je ressentais un  intense soulagement devant les « Tu réciteras trois Je vous salue Marie. » J’étais sauvée, Dieu m’avait pardonné, je sortais, légère, et rejoignais mon frère qui m’attendait derrière l’église.

— Tu as confessé tous tes péchés ?

— Bien sûr, et toi ?

Je me méfiais des qualités d’introspection de mon aîné.

— Pas de problème ! Je fais chaque fois la même chose : je lui récite toute la liste.

— Même les péchés mortels ?

— Même les péchés mortels. Il n’a pas l’air content mais il me chasse tout de suite avec trois Notre Père.

— Tu récites vraiment tous les péchés ? Tu n’as pourtant pas volé, et encore moins tué quelqu’un !

J’oubliais le péché de chair parce que je ne savais pas ce que c’était.

— C’est vrai, mais comme ça je suis tranquille, je suis sûr de ne rien avoir oublié.

Cela m’horrifiait et me fascinait à la fois, même les péchés mortels ! Il était vraiment culotté mon frère, ou idiot, je choisissais selon le sentiment du jour. Pour finir cela me faisait bien rire.

Mais depuis quelques semaines, je ne ris plus.

La cadence est rapide, clac ! Au suivant. Le dernier garçon, le petit voisin qui a fait sa communion privée il y a six mois, fait un signe de croix, se relève et se dirige vers le banc de pénitence.

C’est le tour des filles, maintenant, jupes écossaises et chaussettes blanches. Le rythme de mon cœur s’accélère, mes mains deviennent moites, encore deux filles et ce sera mon tour.

Clac ! Ma voisine me pousse. Mes jambes me portent vers le bois sombre et mes genoux flageolants s’installent sur l’agenouilloir puis mes mains humides se croisent avant de se poser sur la tablette. J’entends sans écouter les chuchotements de Marie et le bourdonnement de la voix de notre curé, clac ! Marie se lève, c’est mon tour.

Le petit carré grillagé s’ouvre sur la pénombre, la proximité et l’haleine de Gitane qui me soulève le cœur.

— Parle-moi de ton corps…

Il ne m’a pas laissé finir Bénissez-moi mon père parce que j’ai péché.

Son haleine chargée, la chaleur de son souffle me mettent mal à l’aise, la cadence de mon cœur et l’humidité sur mes mains s’amplifient. J’ai utilisé la liste des péchés du missel, j’ai réfléchi, trituré mes péchés et mes manquements à la charité chrétienne, mais je suis la même qu’il y a quelques semaines, je ne comprends pas ce qu’il veut. Je lui offre un plateau de fruits trop fades pour nourrir sa traque du péché. Il répète, insinue, penché contre moi qui sent son souffle à travers la grille de bois. Pénombre. Proximité.

— Parle-moi de ton corps…

Le curé exige des fruits vénéneux, l’exploration de mon corps ou d’un autre corps, des pensées impures au moins. Je suis un légume naïf, une gamine qui ne rêve que de lectures et que fait pleurer La petite fille aux allumettes.

— On ne doit rien cacher à Notre Seigneur, tu le sais.

Impossible révolte, il est l’homme de Dieu, je baisse la tête. Silence. Enfin je trouve un péché qui me semble correspondre à son attente :

— J’ai assommé mon petit chien parce qu’il m’avait mordu !

Il soupire, et son agacement me jette en même temps que l’odeur de Gitane :

— Trois Je vous salue Marie et cinq Je confesse à Dieu !

Cinq Je confesse à Dieu alors que les autres filles plus délurées n’en ont eu que deux ! Je sors du confessionnal tremblante, la culpabilité au ventre. Je n’ai pas de petit chien. Dieu le sait.

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