Louis-René des Forêts, puissance d’évocation d’Ostinato

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Louis-René des ForêtsSon nom est à lui seul une invitation à la rêverie, une promenade pieds nus au milieu des arbres de notre enfance, cailloux blessants, cailloux sucés comme des bonbons, et les branches là-haut, menaçantes ou maternelles, et le ciel, et les autres qu’il faut affronter. Louis-René des Forêts, mort en décembre 2000 pour la beauté du chiffre rond, nous a laissé ce mélange de poésie prégnante, de densité imagée qui éclate comme autant de bulles d’enfance, jaillissement d’éternité.

La puissance du texte de Louis-René des Forêts fait resurgir avec force tant d’éléments ! Les cruautés de l’enfance, les luttes, les défaites, les soumissions, les impatiences, les culpabilités… Tout cela revient à notre conscience, un jaillissement de souvenirs dû cet Ostinato bouleversant qui nous rend notre propre vie enfouie. À l’aide d’une forme stylistique parfaite, d’un concentré de vie stupéfiant et d’exigence plus encore, Louis-René des Forêts nous restitue Les craquements nocturnes de la peur et les fêlures de l’enfance.

Pause, reprise, pause et reprise à nouveau, stase panique, amorce de reprise hoquetante, ultimes soubresauts de la machine grippée, arrêt sans reprise cette fois. Tête vide, yeux clos, bouche cousue, sommeil souterrain ad infinitum, dépouille en décomposition, soustraite au regard des vivants. Un point c’est tout.

Si longtemps attaché de court et réduit à l’obéissance que toutes les bouffées du dehors lui sautent au nez, fraîches et nettes comme un fort coup de vent sur le pas de la porte refermée sur soi.

L’auteur nous restitue une enfance un peu triste, une enfance d’autrefois, sans aucun doute, qui sert au lecteur à mieux s’approprier la propre vie, loin de l’anecdotique ou de la complaisance.

Ce que le sujet perçoit ne lui appartient pas en propre, il ne le fait sien que par un abus de langage et se referme comme un bec prédateur sur une capture tout imaginaire.

Au bout du compte, dans ce livre pris et repris tout au long de sa vie, dans cet Ostinato si bien nommé, cette reprise systématique, lancinante, du fondement de l’enfance, ce livre publié peu de temps avant sa mort, Louis-René des Forêts interroge la vacuité de la vie :

Combien de moments et de figures inoubliables, dont on dirait que par méfiance du langage ils se refusent à reprendre vie, comme préférant au grand jour la discrète pénombre d’une mémoire individuelle vouée à disparaître avec eux : il n’est pas de lieux plus sûrs que la mort et l’oubli.

Louis-René des Forêts a écrit une œuvre d’une telle densité qu’on ne peut que lire et relire des éclats, revenir encore et encore sur cette écriture polie, ramassée ou d’un romantisme absolu (Ô  Les Mégères de la Mer !). Si vous désirez connaître ce que la littérature peut produire de plus exigeant, lisez cet auteur qui n’a pas voulu faire carrière mais a offert à ses lecteurs le plus beau des cadeaux : un miroir de leur vie dénué des scories du quotidien.

La collection Quarto des éditions Gallimard nous a offert un très beau travail en restituant dans Les Oeuvres complètes le parcours biographique, les dessins et toute l’iconographie concernant cet écrivain dont on commence seulement à mesurer l’importance.

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Bleus, verts, touches de noir et de lumière

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UgnaC’était un moment de grâce au bord d’un petit lac du Jura par canicule de juillet : une plage minuscule et juste à côté de celle-ci, cachées sous les frondaisons, deux barques en train de pourrir paisiblement.

L’harmonie violente de ce bleu aigue-marine des eaux profondes et celle du bleu céruléen du bord, la ligne ondulante tachetée de lumière des couleurs qui s’entremêlaient, les lignes fragiles des roseaux et la placidité  noir de chine des barques en train de sombrer, tout participait à l’harmonie de cet instant, cachée au bord d’un petit lac, à l’abri sous les taches bienfaisantes des ramures.

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L’Affaire des vivants, plongée dans le socle de notre monde industriel

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ChavassieuxSi vous commencez à fatiguer devant les souvenirs intimes soigneusement entretenus en fonds de commerce, précipitez-vous sur cette superbe saga très bien écrite. Elle nous raconte  l’ascension sociale d’un arriviste paysan né au milieu du XIXe siècle dans la région lyonnaise, Charlemagne Persant, ainsi prénommé par son grand-père qui offre à son premier petit-fils un destin :

Il a tracé la vie d’un Persant, il lui a désigné le chemin, lui a dit tu es unique, tu verras, ton nom te dira quoi faire, ton nom fera de toi un roi, un maître, on t’élèvera, sans même comprendre pourquoi, on t’élèvera comme un prince, on pardonnera tes caprices, on t’obéira, tu prendras l’habitude d’être obéi, on te donnera les meilleurs morceaux, on prendra soi de toi, on te confiera ce qu’il faut connaître de l’ordre intime des choses, on t’expliquera le monde, les hommes, on t’en dira plus qu’aux Paul et aux Michel. Parce que tu es Charlemagne.

Charlemagne devenu « le grand » dans sa famille, Charles partout ailleurs, va s’élever très haut, s’arracher de sa misérable famille collée à la glaise et à la misère par le fatalisme et l’alcool. Charlemagne ne va pas faire d’études, au grand dam de son instituteur que fascine sa brillante intelligence, mais il va sortir de sa condition, devenir celui à qui tout le monde obéit, y compris dans sa propre famille d’origine, comme l’avait prédit son grand-père. Nous assistons en même temps à la progression inexorable de ce Rastignac paysan et têtu et aux débuts de l’industrialisation de la région lyonnaise.

Charlemagne naît durant la deuxième république, peu avant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte qui rétablit l’empire à son profit. Il part à la guerre à vingt ans quand la Troisième république reprend la guerre contre les Prussiens après le désastre de Sedan. Charlemagne revient sans dommages et continue son ascension sociale. Mariage de raison et d’intérêt, comme le modèle de Balzac. La vie de Charlemagne est intimement mêlée au développement industriel et commercial initié par Napoléon III et poursuivi dans les campagnes françaises durant la troisième république.

On évoque beaucoup de monde, dans ce roman, de Victor Hugo le seigneur des lettres adulé par les humbles à Louise Michel l’égérie de la Commune enfin rentrée du bagne de Cayenne ou le cinéaste Abel Gance à la fin du roman. Mais on découvre aussi les conditions de vie terrifiantes des ouvriers, le travail des enfants, les premières grèves.

Il était arrivé. Il y avait la chaleur. Il y avait l’odeur. Il y avait l’enfer. Sous la pellicule huileuse du jour faiblement distribué par de petites lucarnes, cinq mètres sous lui, des dizaines de métiers étaient alignés dans une vaste cave. Combien d’hommes s’activaient là, pliés au labeur, nus jusqu’à la taille, musculature hâve dans la pénombre, attelés comme greffés aux mécaniques : quatre-vint, cent, cent vingt ? de la pénombre montaient leurs souffles, leur peine étouffée par les percussions des peignes et des navettes, et montait avec autant de force l’âcreté de leurs sueurs mêlées, le jus exprimé des corps par la moiteur de serre.

Il est difficile de s’identifier au personnage principal de la saga tant c’est un bloc puissant qui avance en broyant ceux qui l’entourent, à commencer par sa femme et son fils qu’il terrorise. Charlemagne est devenu un patron dur et intransigeant qui n’aime qu’une prostituée noire qu’il voudrait libérer de sa servitude. Il va trouver une mort abominable, libération pour sa femme et signal de la perte de son empire industriel et commercial. Le roman s’achève sur la guerre suivante, dite la Grande Guerre, à laquelle participe Ernest, le fils de Charlemagne.

Les vivants doivent aux vivants. Si je meurs demain, je mourrai pour le projet des vivants, sans rancune et sans compter. Si je ne meurs pas, alors je vivrai aussi pour eux. La vie est l’affaire des vivants.

La saga de Christian Chavassieux est profondément enracinée dans le terreau historique, industriel et langagier de la dernière partie du XIXe siècle et du début du vingtième. En plus de l’écriture, originale, enveloppante et nerveuse à la fois, de l’intrigue classique mais très bien menée, ce n’est pas le moindre mérite de ce roman de plus de trois cents pages de nous plonger dans une période et des milieux sociaux que nous connaissons mal. J’ai beaucoup aimé cette saga historique où l’auteur ne renie pas ce qu’il doit à Balzac, Flaubert, Hugo et Zola. Précision du langage (délices de ces mots exhumés !), des mœurs, des journaux de l’époque, descriptions précises des travaux des usines et des travaux agricoles, scènes de bataille où le lecteur est embarqué, tout concourt à faire de ce roman un exemple de ce que peut être un bon roman historique.

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Shakespeare in drugs ???

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256px-William_Shakespeare_1609Le magazine Sciences et Avenir de septembre 2015 révèle une histoire troublante : Shakespeare aurait dopé sa créativité avec des substances illicites. Jugez plutôt : on a retrouvé des pipes dans le jardin du génie de la littérature, à Stratford-upon-Avon, et les instruments fumatoires étaient vieux de 400 ans. Imaginez l’excitation des chercheurs : on allait savoir ce que fumait le grand Will pour réfléchir entre deux comédies !

Las, les découvertes furent édifiantes : sur les vingt-quatre échantillons prélevés sur les pipes, on a relevé des traces de cannabis sur huit d’entre eux, de la cocaïne sur deux d’entre eux, un mélange de tabac, de camphre et d’extraits de noix de muscade dont les effets hallucinogènes sont connus depuis fort longtemps sur vingt-trois d’entre eux. Le dernier recèle de la nicotine, donc du tabac.

Si on se souvient que le tabac, la coca et le cannabis ont été rapportés des Amériques lors des Grandes Découvertes aux XVIe et XVIIe siècles, force est de constater que là aussi le génie a innové en devenant un des premiers consommateurs de drogue de l’ancien monde, stimulant sa créativité bien avant les petits génies sulfureux de notre époque.

Reste un mystère à éclaircir : pourquoi ces pipes se sont-elles retrouvées dans le jardin ?

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Ton père pour la vie, l’amour et la littérature en héritage

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Ton père pour la vieCommençons par la fin du livre, après l’enterrement de Jacques Silberfeld le père d’Antoine Silber.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire ce livre. Oui, j’allais le raconter dans sa générosité et son exubérance, sa complexité et sa truculence. En parlant de sa vie quotidienne, de ce qu’il était, de la manière dont il vivait.

Ce livre imposé par le deuil comme une nécessité, ce livre d’une écriture d’eau claire, est tout autre chose que le simple exercice de style d’un fils aimant, c’est de la littérature. Mais laquelle, par-delà l’hommage au père disparu ? Autofiction ? Biographie ? Témoignage  ? Un peu tout cela à la fois. Les textes concernant la vieillesse et l’approche de la mort abondent dans la littérature, mais beaucoup moins ceux des enfants qui ont accompagné leurs parents le dernier bout du chemin.

« Ton père pour la vie », c’est ainsi que le père d’Antoine Silber terminait ses lettres à son fils, plus exactement il écrivait TPPLV, Jacques. Et il écrivait beaucoup, deux ou trois lettres par jour, et quelles lettres ! Bourrées d’humour, de notations érudites et de tendresse, ces lettres d’écrivain et de père aimant rythment le livre, lui donnent sa tonalité si particulière, son côté extrêmement vivant.

L’auteur remercie Annie Ernaux pour ses encouragements, pourtant il ne se situe pas dans l’axe universel qui sous-tend tout le travail de la grande romancière. Impossible. Son père n’était pas un archétype et ni la fin de sa vie ni sa personnalité ne sont transposables. Qui peut reconnaître son père dans le traducteur de Nabokov Jacques Silberfeld alias Michel Chrestien familier de tant d’écrivains célèbres comme Alexandre Vialatte, Jean Dutourd, Antoine Blondin, et de journalistes comme Bernard Pivot ? Jacques Silberfeld, le critique littéraire, le membre du comité de lecture de Gallimard et j’en passe ?

Cette célébrité trop forte masque la fragilité de la vieillesse et empêche son fils d’aboutir à l’universel. Un piège doré en somme.

Le vieil homme ne quittait pratiquement plus son lit d’où il accueillait beaucoup de visiteurs, ce fin lettré redonnant ironiquement vie à la « ruelle » où recevaient au XVIIe siècle mesdames de Sablé, de La Fayette, du Plessis-Guénégaud et consœurs. Comme ses illustres devancières, Michel Chrestien recevait ses visites allongé sur son lit. Michel Chrestien ?

André Féron, Pierre-Jacques Cazaux, André Gilbert… Il avait si souvent changé de nom pendant la guerre. Il y était habitué. Il s’en amusait. Mais ce pseudo, ce nom-là n’était pas anodin. En l’adoptant, il avait moins cherché à abdiquer son identité, à se dissimuler qu’à affirmer cette identité à sa manière, désinvolte et paradoxale. Il y avait dans ce choix une grande provocation et une assez extraordinaire ironie. Il était juif, ne se cachait jamais de l’être. Il le soulignait au contraire. En humoriste. Et c’était comme s’il voulait montrer à ceux qui ne professaient que haine et intolérance, qu’il ne les craignait pas.

Admiration du fils devant le résistant et l’homme de lettres, dans tous les sens du terme. Une culture encyclopédique et un amour de la chose écrite qui transparaît dans les missives qu’il écrit à son fils, à peine celui-ci l’a-t-il quitté. Antoine a conservé toutes les lettres de son père, et il y en a beaucoup. Quelles lettres ! Jubilatoires pour tout amoureux de la littérature : primesautières, érudites, à sauts et à gambades entre humour et tendresse…

Nous nous trouvons très loin de l’hagiographie ou du pieux souvenir, c’est une richesse d’avoir contourné les bons sentiments avec des notations qui surprennent et déstabilisent le lecteur :

Il avait tout lu !

Je le regardais se passer le rasoir au coin des lèvres, sous le menton. J’avais douze ans, quand, déjà, je le regardais dans la salle de bains de Neauphle. Il voulait toujours qu’on lui tienne compagnie pendant qu’il se lavait ou qu’il se rasait. Il était toujours tout nu, je ne pouvais détacher mon regard du bas de son corps, fasciné par le diamètre de son sexe circoncis, hypnotisé par ce gland plus gros qu’un gros marron d’Inde, ce si gros gland gris, vaguement violacé par endroits.

On ne se trouve pas très loin du père de Kafka, vous ne trouvez pas ? Cela peut virer au combat de coqs lorsqu’une jeune femme est dans les parages, au  règlement de comptes ou aux notations finement cruelles :

Il avait retrouvé sa superbe et de mon côté je ne me sentais pas assez fort, je n’avais pas l’impression de réussir suffisamment ce que j’entreprenais pour pouvoir parler d’égal à égal avec lui. Ce n’était pas tant qu’il parlait beaucoup mais il prenait toute la place et m’empêchait de m’exprimer. Ce n’était pas qu’il ne me donnait pas la parole, mais que je n’arrivais pas à la lui prendre.

J’avais tant aimé nos tête-à-tête peu après la mort de ma mère. J’aurais préféré que nous continuions d’être tristes ensemble.

Époustouflant et universel, ce père qui prend toute la place, enfin l’universel pointe le bout de son nuage dans le ciel humain :

Mon père était mort, et je rêvais que j’étais mon père.

Durant toute la vie, vos parents vous obsèdent, vous emprisonnent, vous vampirisent, même. Et c’est pire encore après qu’ils ont disparu : leur amour vous envahit définitivement ; vous ne pouvez plus vous en débarrasser. Il vous habite pour l’éternité.

Les encouragements d’Annie Ernaux ? Antoine Silber n’en a pas besoin, il creuse son propre sillon après Le silence de ma mère et Les cyprès de Patmos.

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