Flots de neige

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Mer blanche de neige geléeUne mer blanche agitée par une faible houle.

Les ombres longues creusent les flots de neige,

Multiplient à l’infini l’impression de vent,

De profondeur,

D’immensité.

 

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Pour Judith

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Tombe de Judith à Saint-CerguesL’histoire Judith m’a été racontée par beaucoup de gens, elle fait partie de la mémoire de Saint-Cergues, commune florissante à la lisière de Genève. La frontière franco-suisse recèle nombre d’histoires tragiques : tant de Juifs ont essayé de trouver le salut en cherchant refuge dans la petite Helvétie entourée de voisins en guerre. Mais c’était un miroir aux alouettes, le petit pays avait peur d’être envahi et n’accueillait que les familles accompagnées d’enfants de moins de quinze ans. Je me souviens de cet homme qui racontait, la voix brisée, qu’il avait cinq ans lorsque ses parents avaient essayé de passer en Suisse. Ils l’avaient mis à l’abri et il était devenu ainsi un « enfant caché » comme il y en eu tant. Ils avaient été refoulés et étaient morts à Auchwitz alors que s’il s’était trouvé avec eux ils auraient eu la vie sauve.

Judith et Richard ont essayé de passer en Suisse. Judith avait trente-cinq ans, Richard quarante, et aucun enfant n’accompagnait ces Juifs allemands, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’en avaient pas. Passage refusé par le douanier suisse. Leur double-suicide contre le grillage marquant la frontière, leur désespoir si absolu dont rien n’a pu atténuer la violence au fil du temps hante des habitants du lieu dont certains n’étaient pas nés au moment des faits. Je sais que, lorsqu’ils se rendent au cimetière honorer leurs proches, ils font le détour pour saluer Judith. Le message est très clair et j’aimerais ajouter le mien :

Nous ne vous oublions pas, Judith. La nouvelle que je suis en train d’écrire et qui porte votre prénom, considérez-la comme un caillou déposé sur votre pierre tombale, un signe de mon passage et de mon refus des horreurs de la guerre.

Documents aux archives départementales d’Annecy :

1)

Le 18 octobre 1942 un couple juif, Richard Ephraïm et son épouse Judith née Sealtiel, se présentent venus de France au poste de douane suisse de Monniaz (près de Jussy, à 10 km de Genève). Demandant à trouver asile en Suisse, ce qui leur fut refusé. Désespérés, peut-être n’en étaient-ils pas à leur première tentative, ils décident ensemble de mettre fin à leur vie. Ils marchent sur une vingtaine de mètres, s’assoient sur la chaussée le dos contre le grillage bordant la frontière. Le mari tranche la gorge de sa femme, puis fait pareil sur lui-même. Le douanier français, s’apercevant qu’il se passe quelque chose d’anormal, accourt et, voyant le drame, prévient la gendarmerie et les autorités communales. Judith Ephraïm est morte sur place. Son décès est enregistré au registre d’état-civil de Saint-Cergues le jour-même. Son mari, Richard Ephraïm est transporté d’urgence à l’hôpital d’Ambilly-Annemasse. Selon les archives de cet hôpital, il fut sauvé et put ressortir après trois semaines de soins.

Il semble que Richard Ephraïm, né en 1902 à Breslau en Allemagne, a vécu après la guerre longtemps dans la région d’Annemasse.

(…) la tombe de Judith Ephraïm est conservée car placée sous la protection du Souvenir Français et bénéficie d’une concession perpétuelle. Je me suis laissé dire que cette tombe avait été régulièrement fleurie pendant des dizaines d’années par une main inconnue.

Depuis que l’existence de cette sépulture leur a été révélée, des membres des communautés juives de Genève et d’Annemasse se sont recueillis à plusieurs reprises auprès de la tombe de la pauvre Judith pour dire le Kaddish.

La Hevrah Kadishah de la communauté israélite de Genève vient de prendre en charge le renouvellement de la pierre tombale. L’inscription qui figure maintenant sur ce monument funéraire perpétue opportunément aussi la mémoire d’autres victimes de la Shoah dans le voisinage français de Genève notamment, victimes dont la tombe a disparu ou n’a jamais existé. Aucune trace matérielle ne subsiste d’elles, mais il nous importe cependant de garder leur souvenir.

Herbert Herz à Genève, le 8 février 2015

2)

Octobre 1992, témoignage des habitants de St Cergues

Tous les ans un homme a fait fleurir en octobre la tombe de Judith Ephraïm (commande passée par un inconnu à un fleuriste de la région). Depuis quelques années maintenant ce fleurissement a cessé.

3)

Octobre 1942, extrait du registre des décès de la commune de Saint Cergues, n° 18

18 oct. 1942, 11 heures, est décédée lieu dit « Moniaz »

Judith Séaltiel, sans profession, domiciliée à Treignac (Corrèze)

née à Berlin (Allemagne) le 21 février 1907, de Benjamin Séaltiel et de Hélène Wysmer,

épouse de Ephraïm Richard

On a enterré Judith dans le cimetière de Saint-Cergues trois semaines avant l’invasion de la zone libre, le onze novembre 1942.

J’ai de fortes présomptions sur l’identité de l’homme qui, des années durant, a fait fleurir la tombe de Judith à la date de sa mort. Ce fleurissement a cessé peu avant 1992. Peut-être est-il mort à cette date, ou empêché par l’âge. Il n’était pas Juif, la coutume juive interdit les fleurs sur les tombes, et sa discrétion-même trahit beaucoup de choses.

Je me suis intéressée aux informations fournies par l’acte de décès de Judith qui indiquent son origine et son adresse officielle en France ainsi qu’aux informations fournies par les archives de l’hôpital d’Ambilly et relayées par Monsieur Hertz. Elles m’ont permis de reconstituer en partie le parcours du couple et son errance jusqu’aux portes du paradis qui ont refusé de s’ouvrir.

L’adresse française de Judith figurant sur l’acte de décès est surprenante au premier abord. Treignac est un petit village de Corrèze, au pied du massif des Monédières, sur le plateau de Millevaches. Que venaient donc faire deux Juifs allemands dans un endroit pareil, si loin des grandes villes dont ils avaient l’habitude ? Des Juifs allemands en Corrèze, département rural et catholique ?

Les réfugiés arrivent en grand nombre dans le centre de la France pendant l’exode de 1940 : Juifs d’Alsace, de Moselle, du Luxembourg, Juifs du Bade et du Palatinat expulsés vers la France, Juifs d’un peu toute l’Europe qui ont fui la Peste Brune et les combats. Ils sont environ deux mille trois cents à résider en permanence dans le département de la Corrèze entre 1940 et 1944, moitié Juifs français moitié Juifs étrangers. C’est beaucoup moins qu’en Dordogne voisine où ils sont plus de six mille.

Leur accueil dans le département se fait selon les instructions du dispositif général mis en place par Vichy dès 1940 et les lois antisémites d’octobre 40 et juin 41 qui soumettent les Juifs étrangers à des mesures d’internement et de regroupement. Les préfets (préfet régional et préfet départemental) vont les recenser, les surveiller et les assigner à résidence.

Les Juifs étrangers considérés comme riches seront internés au château de Doux sur la commune d’Altillac dans un centre d’hébergement payant. Faire payer (en faisant des bénéfices) leur internement à ceux qui le peuvent est autorisé par une circulaire du ministère de l’Intérieur. Ce ne sera pas une réussite : les tarifs sont prohibitifs et les intéressés comprennent vite qu’il vaut mieux ne pas rester trop longtemps dans cet endroit qui sent le piège.

Les autres se retrouvent dans des centres de regroupement municipaux. Quant aux hommes valides de 18 à 55 ans en état de travailler ils sont regroupés dans des GTE (Groupement de Travailleurs Étrangers).

La création de cette structure dès septembre 1940 présente deux avantages : regrouper les étrangers et répondre au problème économique posé par l’absence des hommes prisonniers en Allemagne. Cette main d’œuvre bon marché devient vite essentielle dans l’économie de la zone sud.

Le 665e est composé uniquement de Juifs ; il se trouve à Soudeilles sur la commune de Treignac.

Treignac où est domiciliée légalement Judith, la femme de Richard.

On peut donc supposer que Richard fait partie de ces hommes dits « en surnombre dans l’économie nationale », un de ceux que l’on appelle à Treignac les « Palestiniens ». En juin 41 ce camp de Soudeilles accueille 95 hommes mais monte très vite en puissance, en juillet 42 ils sont 269.

Soudeilles est un camp sans barbelés, on le voit de loin, mais personne n’en parle dans la région. La population semble compréhensive vis-à-vis des « Palestiniens » qui ont fui la guerre, il n’y a pas de racisme apparent, seulement ce qui ressemble à une solide indifférence.

Judith et Richard n’ont pas dû être malheureux dans cet endroit. Richard a-t-il travaillé dans une ferme ? Ils doivent connaître le dynamique rabbin Feuerweker aumônier général pour la Creuse, la Corrèze et le Lot.

Richard n’a pas fait partie des FTP-MOI, les Juifs étrangers passés dans la clandestinité et la Résistance.

Le portrait qui se dégage est celui d’un homme broyé par l’Histoire qui essaie de protéger sa femme.

Une vie à la campagne dans un pays dont il ne parle pas la langue, loin de Berlin et de ses foules hostiles. Une vie difficile sans doute, le climat est rude, mais une vie qui ne semble pas menacée.

Tout change à l’été 1942.

Les accords Oberg-Bousquet prévoient le transfert de 10 000 Juifs étrangers en zone occupée. La préfecture et la gendarmerie organisent des rafles en août. Le 26 août un tiers des hommes du GTE sont envoyés dans le camp d’internement de Nexon, transférés à Drancy et immédiatement redirigés vers Auschwitz-Birkenau.

Richard ne fait pas partie de ce « ramassage », Judith non plus. Mais ils savent que ce n’est qu’une question de temps. C’est alors sans doute qu’ils décident de partir vers la Suisse.

Leur périple, je ne le connais pas. Le rabbin David Feuerweker était Suisse, il avait développé des filières de passage en direction de son pays. Difficile de savoir avec certitude si ce résistant sur tous les fronts les a aidés mais c’est probable.

La nouvelle « Pour Judith » commence au moment où Judith et Richard viennent de se voir refuser l’asile. Le geste fou de Richard, ce constat d’échec et ce désespoir absolu, c’est un pavé dans l’eau de l’Histoire dont les ondes s’étalent jusqu’à nos jours.

 

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Un membre permanent de la famille, densité garantie

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Recueil de nouvelles "Un membre permanent de la famille" par Russell BanksRussel Banks nous revient trois ans après Lointain souvenir de la peau dont la description du traitement des délinquants sexuels par l’Amérique puritaine en avait sonné plus d’un. Cette fois, l’écrivain nous livre une série de nouvelles, douze cailloux d’une vibrante densité humaine.

Connie l’Ancien Marine tient à rester le pater familias de ses trois fils adultes alors qu’il a plongé dans la pauvreté. Le père divorcé d’Un membre permanent de la famille tente lui aussi de maintenir unité familiale, mais un membre de la famille va faire voler en éclat cette illusion !

Personne, évidemment, n’a reproché à Sarge d’avoir rejeté la garde alternée et d’avoir du même coup brisé notre famille. En tout cas, pas consciemment. En réalité, à cette époque où la famille commençait à se défaire, aucun d’entre nous ne soupçonnait à quel point nous dépendions de Sarge pour continuer à ne pas voir la fragilité, l’impermanence même de notre famille. Aucun d’entre nous ne savait qu’elle nous aidait à différer l’éclatement de notre colère, à repousser notre besoin de coupable, à qui reprocher la séparation et le divorce, la destruction de l’unité familiale, la perte de notre innocence.

L’ex-mari qui se rend à la fête de Noël de son ex-femme exposant son triomphant bonheur prend aux tripes :

Ce qu’il voyait là, c’était la maison de rêve de Sheila, celle qu’elle avait toujours souhaitée, il le savait, et qu’il n’aurait jamais été capable de lui offrir.

Dans Transplantation, un greffé du cœur rencontre la femme de celui dont le cœur bat dans sa poitrine.

Billy le petit blanc paumé et la junkie qui a peut-être commis un crime. Encore l’Amérique des perdants bien sûr, mais l’humanité de ces nouvelles dépassent souvent le contexte américain : les personnages crèvent de solitude, c’est universel, me semble-t-il.

C’est un mec qui entre dans un bar avec un perroquet sur l’épaule…

En réalité, Billy entre dans un petit magasin d’alimentation du quartier, pas dans un bar, et il fait juste semblant d’avoir un perroquet sur l’épaule. Il essaie d’inventer une nouvelle version d’une vieille blague. Quand Billy se sent déprimé ou effrayé – et ce matin, c’est les deux –, il se lance dans des conversations imaginaires avec lui-même.

Les personnages (je n’ose dire héros) de ces nouvelles agissent comme s’ils étaient portés par le vent ou la fatalité. Les Oiseaux de neige, ces retraités qui migrent au soleil durant la mauvaise saison peuvent se retrouver perdus, seuls dans leur camping car face à la mer, la solitude et la vieillesse, ou bien triomphants, comme cette veuve joyeuse se découvrant un avenir plus réjouissant que la maison de retraite après le décès subit de son mari.

La plupart de ces nouvelles nous présentent des personnages dans un moment de crise. Une seule nous montre un artiste qui vient de recevoir un prix prestigieux et le révèle lors d’un dîner d’amis. Cruauté garantie, cela ne se passe pas mieux que pour les autres.

On peut ne pas apprécier telle ou telle nouvelle trop « américaine » : le propriétaire d’espaces spirituels, centres de prière et de méditation loués en franchise par exemple, ne m’a pas beaucoup parlé.

Mais la somptueuse façon de circonscrire personnage et espace en quelques lignes, vraiment, c’est du grand art :

Après être resté éveillé une heure dans son lit, Connie finit par repousser les couvertures et se lever. Il fait encore nuit. Pieds nus, il frissonne dans son boxer et son tee-shirt. Il ressent une légère gueule de bois – une bière de trop la veille, au 20 Main. D’un geste sec il allume la lampe de chevet puis il remonte le thermostat de treize à dix-huit degrés. La chaudière pousse un soupir rageur, la soufflerie démarre et une odeur de pétrole se répand dans tout le mobile home. Connie tapote son sonotone pour bien le placer sans son oreille et jette un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre. La neige tombe sur le gazon, sous le pâle faisceau d’un réverbère. C’est la deuxième semaine d’avril, il devrait pleuvoir, mais Connie est content de voir qu’il neige. Il sort du tiroir de la table de chevet son pistolet de service, un Colt de calibre 11,43, vérifie qu’il est bien chargé et le pose sur la commode.

Russel Banks le croqueur d’atmosphère, l’amateur d’instantanés de vies ordinaires, va vous saisir par son intensité et son humanité.

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Un repas inoubliable, partie II

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Willem Claeszoon Heda [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html) or CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia CommonsLes six filles pouffèrent comme des adolescentes après le départ de Léocadia.

— Tu as eu une idée d’enfer, Anastasia ! Il est d’une beauté à tomber par terre.

— Tu veux dire qu’il est à croquer !

— Je me sens fondre, les filles, je me sens fondre…

Sur la table immaculée, le bel éphèbe entouré de verdure ne pipait mot. Les réparties fusaient, niveau collège, et Anatole contemplait le spectacle d’un air navré. Un petit silence puis une douzaine d’yeux se tournèrent vers lui :

— Tu es encore là, mon petit Anatole ? Tu n’es pas parti en même temps que la belle dame ?

Non, il n’était pas parti, et il estimait avoir droit à la suite des festivités, après tout c’était chez lui que ça se passait et il voulait surveiller pour éviter tout dérapage. Imaginez que les voisins alertent la police… Il avait une réputation à défendre, il était connu en ville, sa galerie exposait des étoiles montantes de l’art contemporain, et puis il n’avait plus quinze ans :

— Vous ne pensiez pas qu’une prestation hors de prix comme celle-là se terminerait avec mon envoi au cinéma pour que vous profitiez d’un bellâtre recouvert de salade sur une table ?

Anatole regretta aussitôt cette mesquinerie. Les six filles avaient cessé leurs gamineries de groupies hystériques, le soufflé d’excitation était retombé.

— Je ne voudrais pas m’immiscer dans vos règlements de comptes d’enfants, mais je vous rappelle que le repas nous attend, murmura Elizabeth d’une voix sensuelle. Soit Anatole participe, soit il s’en va ; mais il faut vous décider rapidement : la salade flétrit sur le morceau de choix qui attend votre décision.

Les filles regardèrent Allan, le beau mâle offert à leur appétit sur un lit de verdure. Anatole vit un peu d’humidité au coin des lèvres d’Elizabeth et il n’eut pas besoin de regarder les autres. Il frissonna quand elles se tournèrent vers lui.

— Là tu me surprends, tu vois, tu me surprends.

Anastasia le regardait, sourire canin, babines de Rottweiler retroussées ; elle voulait le terroriser mais c’était fini, en tout cas il allait faire comme si.

— Je vais prendre part au repas.

Murmure d’indignation et d’étonnement.

— Je me suis toujours doutée que tu n’aimais pas les femmes, susurra Elizabeth.

— Parce que je n’ai jamais eu envie que tu m’ajoutes à ton tableau de chasse ? On dirait vraiment que je suis le seul !

Elizabeth se sentit immédiatement attaquée : bien sûr qu’elle avait quelques kilos de trop (quelques ? pensa Anatole) mais il y en avait à qui ça ne déplaisait pas, tout le monde n’appréciait pas les anorexiques sans formes et…

— Calmez-vous tous les deux, vos paroles ont dépassé votre pensée, n’est-ce-pas ?

Adeline, la tendre Adeline, essayait de calmer le jeu.

— Nous sommes chez toi, Anatole, et je suppose que tu as payé une grande partie de la prestation, ce n’est un mystère pour personne qu’Anastasia profite largement de ta générosité…

Tout le monde admira ce bel euphémisme. Anastasia tiqua ; elle s’estimait l’artiste de la famille et il lui semblait évident qu’Anatole devait la subventionner. Le suppôt du capitalisme qui avait vendu son âme aux collectionneurs pouvait ainsi se racheter en partie de tant de compromission. Elle haussa les épaules :

— Après tout, si tu as envie de rester c’est ton problème. Tu vas beaucoup t’ennuyer dans cette soirée de filles mais Adeline a raison. Tu es chez toi et tu m’as offert ce repas pour mon anniversaire.

— Que la fête commence ! lança Karolina.

Léocadia avait préparé la desserte le long du mur perpendiculaire à la table de la salle à manger, en prolongement des pieds d’Allan. Une œuvre d’art troublante qui désorienta les jeunes femmes. La nappe de lin noir qui descendait jusqu’au sol, les verres fumés d’une transparence étrange, les bouteilles en verre soufflé rectangulaires contenant jus d’orange, tomate, vin blanc et vin rouge sans aucune inscription permettant de déterminer le cépage ou l’origine des vins : elles ne retrouvaient plus aucun point de repère.

Adeline se servit du jus d’orange et le verre fumé vira au noir dès qu’il fut en contact du liquide. Chacune fit la même constatation : quel que soit la boisson choisie, le verre devenait aussitôt d’un noir d’encre ; il fallait se pencher au-dessus pour apercevoir un cercle orange, rouge, ambré ou violet profond.

Le trouble qu’elles ressentirent les fit éclater d’un rire nerveux. Anatole se servit de vin rouge, un vin puissant aux arômes de cassis et de violette, un vin dont il se révéla incapable de cerner l’origine et encore moins les cépages. Il s’installa un peu à l’écart, une épaule contre le chambranle de la porte, en position d’observation  de censeur , chuchota Anastasia à Solenn.

Solenn avait déjà fait le tour de la table et soulevé tous les couvercles.

— La sauce sur son mamelon gauche est une vinaigrette, celle sur son mamelon droit de la mayonnaise. Bon appétit, les filles, n’oubliez pas de goûter et de faire des essais et des mélanges. Le plaisir est dans la diversité… Utilisez vos doigts, nous ne prendrons de couverts qu’une fois la sauce posée sur notre mélange. Pour le plat de résistance, on verra plus tard.

Chacune saisit une assiette carrée en faïence noire et brillante sur la desserte où des couverts en argent brillaient sous la lumière changeante des candélabres rouges. Elles posèrent leur verre pour plus de commodité à côté de la pile de serviettes de lin rouges elles aussi, avant d’entourer le jeune homme servant de support à la nourriture.

Le plat de résistance Adeline rougit un peu et se servit de la chicorée frisée située près de la chevelure du jeune homme. Allan battit des cils et le cœur d’Adeline la chamade. Adeline était bibliothécaire et Anatole s’était toujours demandé ce qu’elle faisait dans ce groupe de filles beaucoup trop délurées pour elle, parfois il suspectait les autres de l’utiliser comme faire-valoir et de se moquer cruellement de son romantisme. Il savait que la jeune brune un peu empâtée lisait tous les Marc Lévy et rêvait au grand amour qui l’enlèverait dans la bibliothèque devant ses collègues sidérées ou la traînerait entre les rayonnages pour lui déclarer sa flamme et combler les désirs brûlants qu’il venait d’éveiller au mépris de la survenue inopinée d’un lecteur. Elle hésitait entre les deux solutions. Mais là, le beau brun venait de battre des cils rien que pour elle. Elle se risqua un peu plus loin et prit des feuilles de chêne blondes en lui effleurant le cou. Quelle audace ! Elle en frémit. Lui aussi.

De leur côté Anastasia et Solenn sur le flanc droit, Karolina et Mercedes sur le flanc gauche, attaquaient les jeunes pousses de betteraves, croquant les belles tiges rouges sans sauce, les yeux férocement plantés dans celui du jeune homme qui restait impassible. Elles mirent du céleri sur leur assiette et ouvrirent le plat sur le mamelon gauche. Karolina laissa tomber une goutte de sauce sur le côté du jeune homme.

— Oh, excusez-moi, je suis vraiment maladroite.

Et elle lécha la tache, le maintenant au niveau des fesses pour éviter de faire chavirer les plats.

Ce fut la curée.

Elizabeth qui grignotait les figues farcies au fromage blanc se mit à sucer les orteils d’Allan, laissant des traces de rouge à lèvres sur les pieds du garçon quant aux autres filles elles prenaient les lanières de poivron rouge à pleines mains, caressant au passage tout ce qui pouvait l’être sans faire chavirer les plats chauds.

Autour d’Allan c’était un champ de bataille et le massacre des salades par des mains avides l’avait maculé de chlorophylle sur tout le corps. Elles avaient écrasé des feuilles de batavia sur son torse et son cou, rejeté les tiges de céleri qu’elles avaient sucées le long de ses bras, utilisé de la mâche et de la roquette pour pétrir ses cuisses en des caresses violentes et de longues traînées vert sombre témoignaient de leur emportement. Quant aux tendres cœurs de chicorée et à la rougette de Montpellier, ils avaient été glissés par des mains perverses sous ses fesses.

Les feuilles de laitues Iceberg ou pommées n’avaient pas intéressé les Walkyries, elles gisaient sur le marbre gris et Anatole se demandait comment la femme de ménage réussirait à rendre sa pâleur d’origine au superbe dallage de la salle à manger. Il contemplait le désastre, les yeux brillants et le verre vide.

Il s’en défendait, pourtant les mains de la brune Mercedes fourrageant sous les fesses d’Allan lui avaient provoqué des picotements dans le bas des reins ; il imaginait Paloma dans l’atelier de son grand-père le grand Pablo Picasso et un tel patronage lui déclenchait des excès de testostérone. Le pire, oui, le pire, ce fut Solenn. Observer la meilleure amie de sa sœur entrain de pétrir les cuisses du beau brun avec de la roquette en agitant son opulente poitrine en cadence lui avait provoqué un tel renflement de braguette qu’il essaya de convoquer toutes les images d’humiliations depuis leur enfance pour calmer l’inconcevable. Rien à faire ! Le pire c’est que l’affreuse petite peste aux cheveux bruns si courts qu’on dirait un garçon lui avait glissé un coup d’œil précis qui le remplit de honte. Anatole regrettait d’avoir imposé sa présence à ces filles en rut, il s’efforçait de ne pas regarder sa sœur dont la longue chevelure blonde traînait sur la cuisse gauche d’Allan. La pensée terrifiante qu’il aurait aimé se trouver à la place de l’éphèbe martyrisé le terrassa.

Karolina redressa son mètre quatre-vingts et ses mèches multicolores, se lécha les babines comme un grand fauve qui vient de déguster une gazelle et vint s’essuyer la bouche à une serviette où elle laissa une tache d’huile rouge sombre. Ce fut le signal du retour à la desserte. Solenn et Anastasia partirent un instant à la cuisine pour laver leurs mains verdâtres, Elizabeth essuya le fromage blanc qui avait débordé sur sa joue avec une serviette et Mercedes se mit à picorer d’un air distingué. Seule Adeline s’attardait auprès d’Allan. Anatole eut l’impression que les caresses dont elle le gratifiait devenaient plus précises mais c’était peut-être le vin qui troublait sa vue.

Les filles avaient détruit le bel ordonnancement de sa patronne avec une allégresse sauvage, une férocité qui le faisait frissonner. Jamais Allan n’avait vu pareil troupeau de furies ! L’une d’elles, la brune qui semblait espagnole, avait renversé la vinaigrette et cela le piquait dans la toison. Le vinaigre. Il ne devait pas bouger mais cela le démangeait maintenant d’une manière insupportable. Il sentit une main qui épongeait la sauce, traquant la moindre trace de vinaigre ou de moutarde avec douceur, presque tendresse. Et avec efficacité ; il ne sentait plus aucune irritation. Il leva les yeux : c’était le type timide et complexé. Sans raison d’ailleurs. Ses grands yeux bruns et sa silhouette d’adolescent ne méritaient pas tant de sévérité.

— Merci dirent les superbes yeux bleus.

Anatole se tourna vers les filles qui mangeaient leur salade vers la desserte et papotaient en se servant de vin :

— Ce jeune homme ne peut pas répondre à vos agressions, vous le savez bien. Alors épargnez-lui ce qui est inutile. La partie de plaisir des unes ne doit pas se faire au détriment des autres, non ?

— Mais de quoi tu te mêles ? Si tu es choqué il faut partirrrr tu sais.

Les « R » roulés de Karolina, les célèbres « R » annonciateurs de vaisselle cassée et de larmes accompagnées de hurlements.

— Tiens, voilà une assiette, casse-la si ça te chante mais je te préviens : au premier hurlement je te mets dehors. Je suis chez moi, je te le rappelle.

— Mais qu’est-ce qui t’arrive, Anatole ?

Anastasia le regardait, effarée. Jamais elle ne l’avait entendu hausser le ton ou menacer quelqu’un. Et voilà qu’il se faisait le défenseur de l’objet de consommation du jour !

— Va plutôt te servir de salade avant que l’on passe au plat de résistance, tu n’as rien mangé.

Voix douce et conciliante. Anatole se dirigea vers le jeune homme. Il savait que les six filles l’observaient. La main tremblante il récupéra quelques cœurs de chicorée et de la rougette de Montpellier sous les fesses.d’Allan : c’est tout ce qu’elles avaient laissé de comestible. Il prit un peu de mayonnaise dans le pot sur le mamelon droit. Une délicieuse mayonnaise délicatement citronnée. L’ensemble fondit dans sa bouche. Il décida de se servir un nouveau verre de vin pendant que les filles retournaient se gaver de la superbe anatomie de l’éphèbe porte-buffet et sans doute imaginer de nouveaux outrages.

C’est alors que la sonnette retentit dans l’entrée. Anatole sursauta et les filles s’immobilisèrent. La police ? Un journaliste ? Sur un signe de tête impérieux de sa sœur Anatole alla ouvrir. Les jeunes femmes entendirent un murmure puis la surprise les cloua sur place devant l’être qui venait de faire son apparition dans la salle à manger. Une femme, cet hybride d’oiseau de proie exotique ? Le contraste violent entre le loup vénitien noir bordé de dentelle violette et rouge et la crinière rousse de la créature. Le maquillage : lèvres ourlées de noir, pulpe rouge baiser, ongles sang. Et cette robe, si on pouvait appeler ainsi cet enrobage de satin violet ouvert jusqu’à mi-cuisse, avec ce décolleté qui bâillait outrageusement en révélant une poitrine refaite, autrement comment expliquer une telle perfection ? La femme-oiseau profita de la fascination que son décolleté exerçait sur l’assemblée pour libérer le côté gauche de la desserte. Puis elle se baissa pour ouvrir la sacoche de cuir noir qu’Anatole avait apportée de l’entrée. Elle la posa sur l’espace qu’elle avait libéré. De l’intérieur doublé de velours rouge vif elle sortit une cravache de cuir rouge sombre assez épaisse et une autre beaucoup plus petite composée d’un manche d’une trentaine de centimètres terminée à son extrémité par une série de lanières, un bâillon et une laisse. Les convives suivirent ses gestes soigneux, sidérées et fascinées. Ensuite elle sortit un bonnet blanc plissé et un tablier de dentelle de la sacoche et les installa au bord de la table. Puis elle se tourna lentement vers l’assistance et attendit :

— C’est quoi tout ça, vous pouvez nous le dire ? On était venues pour un repas un peu spécial, mais là… Et d’abord qui êtes-vous ? demanda Solenn d’un air soupçonneux.

— Je vois que vous avez terminé les hors-d’œuvre et que vous allez entamer le plat de résistance. Mon nom ne vous dira rien, je m’appelle Droolyn Hantée et je suis chargée d’un message de la part de l’organisatrice de ce repas. Vous avez sur la table quelques accessoires que seule la personne qui aura deviné le dessert aura le droit d’utiliser. De la façon qu’elle voudra. Elle pourra transformer Allan en esclave, le promener en laisse ou le fouetter. Dans ce cas, il lui faudra utiliser le bâillon pour un peu de discrétion vis-à-vis du voisinage. Deux sortes de fouets. Le rouge est un véritable fouet d’amateur, il marque la chair : à utiliser avec modération autrement les marques seront facturées par la maison. L’autre rappelle l’enfance, autrefois les parents l’utilisaient pour fouetter les enfants désobéissants. Le costume de soubrette pourra être mis par la personne gagnante ou par Allan, elle pourra fouetter ou se faire fouetter. Elle pourra aussi ne rien utiliser du tout et se contenter de pratiques plus orthodoxes. Elle sera toute-puissante l’espace de la fin de la soirée. Une seule chose : il n’y aura qu’un numéro gagnant. Et celui-ci devra être trouvé avant la fin du plat principal.

Le numéro gagnant devra trouver la réponse à la question suivante : quelle est la surprise du chef, le dessert concocté pour ce repas inoubliable et situé sous la coque rouge qui protège le sexe d’Allan ?

Chers lecteurs et lectrices vous avez également la possibilité de choisir votre gagnante (ou votre gagnant !). Dites pourquoi vous la (le) choisissez.

Le gagnant sera celle ou celui qui aura obtenu le maximum de voix.

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