Aucun homme ni dieu, cruauté et envoûtement

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Aucun homme ni dieuVoilà une histoire singulière, un objet noir et glacé qui vous prend d’une manière obsessionnelle jusqu’au dénouement. Impossible de cerner avec précision l’objet de ce roman  : tragique histoire d’amours interdites ? histoire de nature writing sur l’Alaska ? sur le climat d’une dureté telle que les hommes en sont imprégnés d’une étrangeté radicale ? sur la limite ténue entre humanité et sauvagerie ?

L’impassible village demeurait figé dans la neige et le silence ; au-delà des collines s’étalait une étendue sans fin, où résonnait l’écho obscur de l’esprit du froid. (…) Et tout autour, ces collines et ces hurlements qu’elles étouffaient (…) Il ne parvenait pas à se souvenir d’un seul autre lieu aussi étranger, aussi inconnu que celui-ci. Une colonie à la frontière de la Nature, à la fois familière du monde sauvage et lui résistant.

Lui, c’est Russel Core, un auteur de nature writing spécialiste des loups. Core signifie le cœur, le noyau, ce dont on part et autour duquel se construit quelque chose, et c’est exactement cela : Russel Core est la personne autour de laquelle se construit cette terrifiante histoire, celui qui sera à la fois instrument du destin, témoin et victime.

Russel Core a reçu une lettre d’une jeune femme appelée Medora Slone : son fils a été dévoré par les loups, comme deux autres enfants de Keelut, un village perdu où personne ne vient jamais.

Mon mari doit revenir de la guerre très bientôt, lui écrivait-elle. Il faut que j’aie quelque chose à lui montrer. Je ne peux pas ne pas avoir les os de Bailey. Je ne peux pas ne rien avoir.

Pourquoi Russel Core répond-il à cet appel, lui dont la vie est usée jusqu’à la corde ? Parce que sa fille qu’il n’a pas vue depuis des années habite à Anchorage ? Parce qu’il cherche un endroit où mourir ?

Que dirait-il à Medora Slone au sujet du loup qui avait pris son enfant ? Que la faim n’a rien d’une énigme ? Que la vengeance n’était pas prévue dans l’ordre de la nature ?

Russel Core débarque dans ce pays où les GPS et les cartes sont inutiles, où le froid, la neige et l’obscurité anéantissent tout repère humain.

Hold the dark est le titre américain de ce roman puissant, dérangeant, obsessionnel et poétique, quelque chose comme retenir les ténèbres, la magie noire, les puissances obscures qui déclenchent la sauvagerie. Pourquoi la traductrice, Mathilde Bach, a-t-elle choisi ce titre poétique et mystérieux ? Elle ne répond pas à cette question quand les éditions Autrement lui donnent la parole après le roman mais ce qu’elle dit est d’une grande justesse :

En entrant dans le texte, les premières impressions sont sensorielles, le froid de l’Alaska, la sécheresse du désert, la douleur d’une mère, la violence de la guerre, le goût d’acier de la vengeance, le goût de soufre du secret. Puis on entre dans la langue, et il y a comme une musique permanente, qu’on n’avait pas entendue tout d’abord, mais qui est partout une fois qu’on l’a perçue.

On ne peut pas mieux dire. Le saisissement du lecteur face à la brutalité du texte, au chaos (du froid de la neige on passe sans transition au sable brûlant du désert), à l’incompréhension de ce monde qui lui est envoyé comme un paquet à la figure annihile  d’abord tout autre impression.

On peut lire ce roman pour la description de la nature, la sensation du froid extrême, l’immensité et les loups, pour le chamanisme, pour la traque impitoyable et les innombrables morts violentes qui jalonnent le parcours de Vernon Slone à la recherche de sa femme Medora. Et surtout pour le texte. Cet incroyable texte.

Ce chaos de sang, d’horreur et de nuit, cette immersion dans un monde dont l’auteur ne veut pas nous donner de clé prend d’abord toute la place. Puis, une fois remis de sa stupeur, le lecteur reprend le début du roman et cela le submerge, cette poésie étrange de la cruauté, ce déroulement implacable comme une tragédie antique revisitée par une sauvagerie d’avant l’homme.

 

 

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Un repas inoubliable: érotisme, humour et partage, partie 1

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Bonjour chers lecteurs et chères lectrices dont je connais l’imagination féconde et tortueuse. Avez-vous remarqué que le ciel est bleu, le temps radieux et que la Saint Valentin approche ? Que les arbres et arbustes montrent des bourgeons gorgés de sève malgré le froid ?

En ce moment je suis plongée dans l’écriture et la documentation du recueil Après la guerre et j’ai besoin d’un air plus léger pour me sentir vivante et pouvoir continuer mon travail. C’est pourquoi je vous propose aujourd’hui une

Nouvelle érotique et littéraire interactive : Un repas inoubliable.

Vous aurez, chers lecteurs, le pouvoir du romancier, vous allez vous prendre pour les dieux de l’Olympe et manipuler les humains (enfin surtout les femmes) qui s’agitent, en bas, dans la salle à manger d’Anatole, vous allez influencer la suite de l’histoire par vos suggestions, vous pourrez choisir votre championne, ralentir ses concurrentes, les égarer, bref vous créerez le corps de la nouvelle en répondant à la question figurant à la fin de l’épisode.

Il existe deux contraintes : la première, c’est que je choisirai seule la suggestion qui répondra le mieux à mon imagination ; lorsque j’hésiterai entre plusieurs possibilités, je les soumettrai à votre vote. La deuxième, c’est que la nouvelle devra être impérativement terminée pour le 8 mars, journée de la femme. Une précision : inutile de me faire des suggestions pornographiques ou sado-masochistes : j’aime le même homme depuis mes vingt ans et ce ne sont pas des territoires que j’ai explorés, adressez-vous à des spécialistes. Renoncez à DSK il est très pris ces temps-ci.

Bonne lecture à tous !

640px-Die_BauernhochzeitUn repas de fête

Première partie

Anatole sursauta au coup de sonnette impérieux. Il n’aurait jamais dû céder à la demande d’Anastasia, il connaissait pourtant son goût du blasphématoire, de l’obscène et de l’érotique, cela allait mal tourner, il en était sûr. Anastasia et sa horde de copines prêtes à engloutir du mâle, il voyait déjà leurs petites langues pointues surgir au coin de leur bouche, leurs yeux brillants de femelles affamées par la disette sentimentale et sexuelle clignoter en direction de la chair offerte. Il frissonna.

Cela faisait bientôt trente ans qu’Anatole était incapable de s’opposer à la tornade qui lui tenait lieu de sœur. Il tremblait devant elle depuis que, à peine âgée de deux ans, elle lui avait mordu la joue jusqu’au sang pour lui subtiliser un play-mobil.

Anatole, trente-trois ans, cœur de midinette, célibataire attentif à son look, adepte des salles de sport et amateur d’art, propriétaire du superbe appartement où allait avoir lieu ce qu’Anastasia qualifiait déjà de « Sainte Cène », ouvrit la porte blindée d’un geste sec.

 En face de lui, sourire professionnel accroché à ses lèvres minces, Léocadia, attendait que le grand dadais effaré se décide à s’effacer pour les laisser entrer, elle et Allan. Allan était l’employé du jour ; Léocadia ne s’appelait pas Léocadia mais elle trouvait que cela faisait littéraire et mystérieux, quant à ses employés elle les avait tous rebaptisés d’un prénom américain qu’elle trouvait glamour. Protection de la vie privée, leur expliquait-elle, vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui va vous poursuivre… Léocadia était très attentive à la demi-douzaine d’éphèbes qui composait son personnel. Elle veillait à ce que chacun ait au moins une journée de congé après une prestation : c’était très fatigant, elle le savait bien, elle l’avait expérimenté par conscience professionnelle avant de monter sa boîte.

Allan, vingt-cinq ans et un corps d’un mètre-quatre-vingt-cinq à se faire pâmer jusqu’aux saintes femmes retirées dans un couvent pour fuir la tentation de la chair, venait de poser quelque chose de particulièrement encombrant pendant que sa patronne parlementait avec le type nerveux qui encombrait l’entrée.

— Monsieur Santonge ? Léocadia, la patronne d’Un repas inoubliable. Est-ce que nous pouvons entrer et installer le matériel ?

— Oui, oui, bien sûr…

Anatole croisa les yeux bleus de l’éphèbe, crut y sentir de la moquerie devant son absence de pectoraux, rougit et détesta immédiatement cet imbécile. Léocadia jaugea l’immense appartement. Il y avait même une salle à manger, ce qui n’était plus courant de nos jours. Les gens demandent une prestation de haut niveau mais il faut opérer dans des lieux sans aucune classe, se cogner aux murs, parfois même renoncer à la table pour se contenter de ce qui se trouve dans l’appartement et découper le sagex avec la scie thermique. Léocadia facturait toujours le sagex neuf en plus. Au prix fort, elle n’était pas n’importe qui.

Léocadia se détendit devant la scène à la mesure de son talent, un léger relâchement de la tension dans son dos rassura Allan : les sautes d’humeur de la patronne stressaient tous ses employés.

— C’est parfait, absolument parfait. Allan, aidez-moi, nous allons mettre la table contre le mur pour installer la nôtre.

— Vous pouvez la mettre au salon, il y a de la place.

Le sourire de Léocadia s’élargit. Anatole aida Allan à déplacer la table laquée. Second regard, et cette fois Anatole comprit que la patronne d’Un repas inoubliable terrorisait autant le beau brun que sa propre sœur le terrorisait, lui.

Il l’aida ensuite à déplier la grande table de deux mètres par un mètre vingt sur laquelle le jeune homme installa une plaque blanche de cinq centimètres d’épaisseur de la même dimension que la table avec une facilité déconcertante.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Anatole pour qui le mot bricolage recelait des mystères proches des initiations des indiens Yanomanis.

Léocadia sourit encore :

— Du sagex. C’est un isolant. Vous comprenez bien que, même dans un appartement aussi bien chauffé que le vôtre, et je vous assure que ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut, rester nu pendant deux heures avec de la nourriture sur la peau est préjudiciable à la santé. Cela fait partie de la convention collective de la maison : du sagex épais pour sentir la chaleur dans le dos et pour ménager les lombaires des employés. Ce sont des performers pas des fakirs !

Tout en écoutant l’explication de sa patronne le souriant Allan avait commencé à se déshabiller. Sur son blouson de cuir fauve déjà soigneusement plié il empila son sweat-shirt et son jean. Il installa tout ceci dans un grand sac de coton marqué à son nom.

Anatole était pétrifié. Il sentait la rougeur envahir son visage sans qu’il puisse faire quoi que ce soit. Léocadia vint à son secours :

— Chaque performer possède son propre sac, une création exclusive à leur intention : du coton bio, une grande capacité, des poches intérieures pour les accessoires comme le portable et la pochette, sans compter un sac séparé pour les chaussures ! le tout marqué au nom de chacun. Une attention de la maison qui fidélise les employés, n’est-ce pas Allan ?

— C’est sûr… Se sentir respecté est important, dit ce dernier en enlevant son slip et ses chaussettes.

Anatole ne savait pas quoi faire de ses yeux ni du reste de sa personne. Léocadia n’était pas restée inactive pendant ses explications ; elle avait sorti une nappe blanche de la cantine métallique et l’installait soigneusement sur la table, chassant le moindre faux-pli d’un air soucieux. Un signe de tête et l’éphèbe effeuillé saisit une chaise pour grimper sur la table. Il procéda par gestes lents, attentif à ne pas déranger la nappe, en une chorégraphie lente où il déploya son superbe corps sur tout le blanc du lin immaculé.

— Un peu plus au centre, s’il vous plaît Allan…

Le jeune homme se décala. Anatole avait reculé jusqu’à la porte et recommençait à respirer devant sa fuite imminente.

— Si vous pouviez rester, monsieur, je ne veux pas avoir à forcer la voix pour vous demander de l’aide quand j’aurai besoin de vous.

Elle avait des yeux partout, c’était une Gorgone dont le regard pétrifiait tous les mâles, il n’y avait qu’à voir ce pauvre garçon qui ne bougeait plus d’un pouce depuis qu’elle avait ordonné : « Ne bougez plus Allan, c’est parfait. »

Léocadia sortit toute une série de Tupperware de sa cantine et les posa sur une desserte.

Une fois les contenus déballés, elle regarda le jeune homme, revint aux emballages, enfila des gants de latex  et attaqua son œuvre, sans un mot.

Elle commença par orner la tête d’Allan. Le jeune homme possédait de superbes boucles brunes : le cœur d’une chicorée frisée lui fit bientôt une auréole vert primevère. Léocadia était lancée ; Anatole observait le ballet fasciné des mains qui plongeaient dans la salade avant de virevolter autour du corps nu d’Allan. Tout un dégradé de verts formait un trait épais autour de sa chair légèrement ambrée.

Feuilles de chêne blondes au niveau du cou, laitue Iceberg au niveau des épaules, batavia, rougette de Montpellier et chicorée de Trévise à feuilles rouges au niveau des hanches et du sexe, jeunes pousses de betteraves aux tiges rouges et au beau vert vif au niveau des fesses, mâche et roquette au niveau des jambes… Ensuite elle parsema le reste de la nappe avec des feuilles de laitues pommées, disposa des branche de céleri par séries de trois à intervalles réguliers, recula pour visualiser son œuvre et sembla satisfaite.

Elle empila les emballages avant de sortir les suivants. Disposa alors des poivrons rouges coupés finement sur la rougette de Montpellier. Ce rouge vif magnétisait le regard au niveau du sexe du jeune homme, un sexe frigorifié d’après ce que voyait Anatole.

— Est-ce que ça va Allan ?

— Oui madame, mais je n’aurais rien contre le fait que vous installiez le plat chaud sur mon ventre…

— Bien sûr, il arrive tout de suite.

De nouveau la cantine. Léocadia sortit un grand plat rond revêtu de liège d’où émanaient de délicieuse odeurs de bœuf au gingembre et le posa sur le nombril du jeune homme.

— C’est mieux comme ça ?

— C’est parfait. Une agréable chaleur, merci madame.

Léocadia expliqua tous les essais qui avaient mené à la perfection du show. Le premier employé, Dylan, avait essuyé les plâtres. D’abord une pneumonie : c’était un buffet, trop de froid. Ensuite il avait subi des brûlures au second degré, très douloureuses : l’innovation du plat était insuffisante, elle avait oublié l’isolation de celui-ci. Il y avait eu ensuite des tâtonnements avec le liège, l’épaisseur de la couche jusqu’à ce que seule une douce chaleur pénètre la peau et réchauffe le ventre du performer.

Pauvre Dylan, pensait Anatole qui se sentait devenir livide.

— Maintenant tout est parfaitement au point, et le design correspond parfaitement à nos prestations haut de gamme, vous allez voir.

Deux petits plats ronds au niveau des mamelons, un plat rectangulaire rempli de riz basmati au niveau du plexus. Restait le sexe entouré de tout ce rouge, un beau membre rehaussé du triangle noir du pubis.

— Je vais vous demander de sortir maintenant, monsieur. Je dois préparer le dessert, la pièce maîtresse du dispositif, La surprise du chef. D’ailleurs il est déjà presque l’heure. Vos invitées arrivent dans dix minutes.

Lorsque le deuxième coup de sonnette impérieux de la soirée retentit, Léocadia venait d’installer les piques des amuse-bouche (figues farcies au fromage blanc) entre les orteils d’Allan.

Elles avaient respecté la consigne et se tenaient devant la porte en rangs serrés sur le palier, elles étaient toutes là : sa sœur Anastasia, bien sûr, son alter ego Solenn, une petite peste brune qu’elle avait connu à l’école maternelle de la Sainte Famille, Adeline la douce brebis égarée au milieu de ces louves, Karolina la slave explosive, Mercedes le sosie de la fille de Picasso et Elizabeth l’obsédée du groupe qui lui passait toujours la main sur les fesses. Anatole surnommait le groupe « les Walkyries ».

— Bonjour mon frérot adoré, lui susurra la blonde énergumène qui trompait son monde.

— Bonjour le plus craquant ! s’exclama Elizabeth, et comme il s’obstinait à raser le mur de l’entrée, elle se vengea en caressant ses attributs virils.

Les autres se firent tout aussi démonstratives : Adeline lui lécha l’oreille droite, Karolina le serra contre elle avec emportement, Mercedes soupira que c’était du gâchis qu’il soit toujours tout seul et Adeline se contenta de deux baisers sonores sur les joues. Il lui en fut reconnaissant.

Les Walkyries se précipitèrent à la salle à manger sans autre préambule. Allan, recouvert de nourriture, auréolé de verdure, Allan reposait sur la table et avança les lèvres vers elles, yeux bleus langoureux prometteurs de délices. Une coquille rouge vif recouvrait entièrement son sexe.

Léocadia laissa les jeunes femmes s’emplir d’excitation, attendit que les exclamations triviales se calment et prit la parole :

— Bonjour mesdemoiselles. Sur la table garnie de ce festin inoubliable se trouve Allan ; il ne peut malheureusement pas vous saluer sans déranger la présentation des mets. Cependant il vous observera tout au long du repas ; il aura le temps de s’exciter durant vos frôlements lorsque vous vous servirez de nourriture. Comme vous le voyez, son sexe est recouvert d’une coquille rouge contenant le dessert, la surprise du chef. Une seule d’entre vous aura droit à ce dessert et à la récompense érotique auquel il donne droit. Bonne chance à toutes et que le repas commence !

Question numéro 1 : Pensez-vous qu’Anatole aura le droit de rester pendant le festin et pourquoi ?

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Le septième jour, un Dante contemporain dans l’enfer chinois

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Le septième jourUn roman d’une beauté prégnante où les êtres cheminent vers la douceur en convoquant pour mieux s’en déprendre leur vie de souffrance et d’offenses, dans une Chine d’aujourd’hui au pouvoir arrogant et cruel.

Voilà le dernier paragraphe de la quatrième de couverture d’un roman contemporain chinois, Le septième jour, paru aux éditions Actes Sud en 2014.

L’argument n’est pas vraiment chinois au premier abord : un homme vient de mourir et pendant sept jours il déambule dans l’outre-monde à la recherche de son père adoptif ; ce faisant, il retrouve des personnes qu’il a croisées durant son existence et qui lui racontent leur vie passée.

Sept jours, le temps de la création divine, bien sûr, le temps pour notre mort qui s’appelle Yang Fei de rejoindre définitivement la cohorte des morts sans sépulture car seules les personnes à qui leur famille peut offrir une tombe peuvent prétendre reposer en paix après leur incinération, les autres errent dans les lieux de leur passé ou dans des environnements champêtres idylliques où peu à peu leur corps se décompose. Voilà ce qui est vraiment chinois dans ce roman : l’importance de l’argent dans la vie comme dans la mort.

On entre de plain-pied dans un monde étrange, voici les premières lignes du roman :

Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j’ai divagué dans la ville irréelle et chaotique. Je devais me rendre dans cet endroit qu’on appelle le funérarium, et qu’on appelait jadis le crématorium. On m’y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation étant prévue pour 9h30.

Avouez que cela peut déstabiliser le lecteur occidental.

Très vite on comprend que le narrateur est mort et que le roman sera vécu selon son point de vue de nouvel entrant dans l’outre-monde : on peut être surpris par le fait qu’il doive remettre en place un œil ou une mâchoire pour se rendre présentable mais ce n’est qu’un détail parmi d’autres dans cette vision exotique des fantômes chinois.

Les distinctions entre les riches et les pauvres se perpétuent chez les morts, les VIP attendent leur crémation sur de confortables fauteuils pendant que les pauvres patientent sur des chaises en plastique. Yang Fei, notre passeur chinois contemporain, va nous promener dans un enfer où les pauvres sont pressurés, grugés, abusés par les puissants. Le petit restaurateur chez lequel l’explosion fatale au narrateur a eu lieu, se trouvait au bord de la faillite parce que ses clients fonctionnaires ne payaient pas, remettant à la fin de l’année la note aux entreprises obligées de passer par leurs exigences pour pouvoir travailler. La corruption se retrouve partout : scandales du lait coupé avec du talc, morts de nourrissons, expulsions devant la flambée immobilière, collusion de la police et du pouvoir, ventes de reins pour pouvoir survivre. Même les pauvres n’échappent pas à une forme de corruption, les petits fonctionnaires transmettant leur charge à leurs enfants.

Au milieu de tout cela, une histoire d’amour, celle des voisins de Yang Fei, la jolie Liu Mei dite Souricette et son amoureux Wu Chao. Souricette s’est suicidée parce que son ami lui a menti en lui offrant une imitation du portable dont elle rêvait. Souricette avait envie de tant de choses, des millions de Souricettes chinoises, pauvres et exploitées rêvent derrière la petite créature pathétique.

L’histoire dérisoire se déploie et tout à coup nous nous trouvons dans le chant cinquième de l’Enfer de la Divine Comédie, « Et voilà que des cris plaintifs commencent à se faire entendre, voilà que de grands sanglots frappent mon oreille », Francesca de Rimini et son amant se désolent dans le deuxième cercle de l’enfer. « Francesca, tes tourments me font pleurer de tristesse et de pitié », dit Dante, et Yang Fei ressent la même étreinte par-delà les siècles et les océans.

Oui, il y a beaucoup de poésie dans ce roman mais il faut attendre avant de se laisser saisir par l’étrangeté de ce monde, l’absolue et poétique irréductibilité de ce monde.

Des larmes perlent des orbites vides de Li Yuezhen. (…) Les larmes coulent le long de ses joues semblables à de la pierre, et tombent sur l’herbe. Puis un sourire se dessine dans ses orbites vides. Elle lève la tête et regarde autour d’elle les bébés qui chantent comme des rossignols. (…) Dans son cœur glacé jaillit un feu ardent. Un des bébés glisse par inadvertance d’une feuille, il rampe en pleurant jusqu’à Li Yuezhen, qui le prend dans ses bras et le berce doucement avant de le reposer sur la large feuille.

Vous avancerez dans ce voyage au pays de la Chine contemporaine en sept jours, autant que pour la création divine, en compagnie d’un voyageur de l’au-delà qui vous fera découvrir l’enfer des vivants et les regrets des morts.

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Le mal du pays chanté par Pierre Lapointe, grand moment sur France Inter

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LapointeCe matin Augustin Trapenard recevait Pierre Lapointe le chanteur québecois qui avait tenu une chronique pleine d’autodérision et d’humour sur France Inter l’été passé.

Chronique un peu ronronnante et tout à coup un grand, un somptueux moment dans Boomerang : Pierre Lapointe s’est mis à chanter Le mal du pays de Manno Charlemagne, ce grand chanteur haïtien passé aux oubliettes dans nos contrées. Une émotion palpable qui m’a reportée au magnifique livre de Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce.

« Dans ma petite chambre : / en plein hiver / je rêve à une île dénudée / dans la mer des Caraïbes / avant d’enfouir / ce caillou brûlant / si profondément / dans mon corps / que j’aurai / du mal / à le retrouver. »

Ce matin, entre neuf et dix heures, conjonction dans l’hiver parisien de deux exilés magnifiques grâce à un chanteur québecois et un commentateur de radio parisien.

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Les âmes soeurs de Valérie Zenatti, journée buissonnière

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ZenattiSuite à la belle critique de MicMélo Littéraire sur Mensonge de Valérie Zenatti j’ai cherché cet auteur mais n’ai pas trouvé le livre autobiographique de la traductrice d’Aharon Appelfed ; voici donc Les âmes sœurs qui date de 2010.

Nous avons affaire au principe du roman dans le roman : Emmanuelle prend une journée de congé buissonnier pour lire le livre confession d’une femme photographe et reporter de guerre. Les deux vies s’emmêlent : celle de la narratrice du roman que lit Emmanuelle, au « je » qui introduit une proximité troublante avec celle-ci, en retrait, spectatrice de sa propre vie, un peu décalée. D’un côté la transcription d’une histoire d’amour passionnelle et douloureuse sur fond de guerre, de l’autre le quotidien d’Emmanuelle, trois enfants en bas âge, mariée avec Elias.

Emmanuelle frissonna, ferma le livre et le serra contre elle. Son regard glissa sur les objets qui l’entouraient, la table basse du salon, les baskets de Gary, l’une sous la table, l’autre près de la télé. (Pourquoi là ? Pourquoi avait-il ôté ses chaussures là ? Pourquoi – question obsédante, appelant désespérément une réponse – les journaux, le courrier, les écouteurs des baladeurs, les peluches, les vêtements, les jouets, les pièces de monnaie, les gants, les CD, les DVD n’avaient-ils pas de place naturelle ? Et s’ils en avaient une pourquoi ne la gardaient-ils pas ?) (…) elle avait songé à toutes ces minutes et ces heures consacrées à des tâches sans intérêt et elle avait visualisé des monceaux de détritus, d’instants moches et rouillés. La décharge publique d’une vie.

Valérie Zenatti possède un art sidérant de radiographier le quotidien des mères de famille.

Ce livre relate la gestion d’une crise, un de ces moments où le ras-le-bol du quotidien vous saisit et où l’urgence d’un bol d’air évitera une explosion que les proches ne comprendraient pas.

Une journée, le temps d’entrer en résonance avec une autre vie que la sienne, deuil contre deuil (Emmanuelle vient de perdre son amie Héloïse), amour perdu contre amour perdu (celui qui aurait été possible si Emmanuelle avait obéi à son impulsion autrefois), voyage contre voyage. Les deuils plus anciens affleurent comme la mère décédée brutalement d’Emmanuelle ou celle, absente, d’Héloïse, et les vies possibles évanouies.

Des âmes sœurs. Dans la perte et l’errance, le temps d’une journée volée au quotidien.

Après quoi Emmanuelle reprend sa vie et se rend à l’école de son fils où il y a une cérémonie en l’honneur « des sept enfants de l’école déportés parce que nés juifs ».

Une autre piste explication de ces âmes sœurs, le poids de la judéité.

J’ai aimé ce petit roman sensible, cette écriture à vif où tant de femmes peuvent se reconnaître. Avec une réserve cependant : ce qui commence avec force s’affadit un peu au fil de la journée, tenir la distance au fil de la narration conduit à l’essoufflement et la fin rose bonbon, (j’aime ma petite famille et je reviens juste à temps pour les obligations familiales), même si elle est attendue, déçoit un peu.

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