Le cri de la guerre

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La seconde guerre mondiale est terminée depuis soixante ans : fastes des commémorations, anciens combattants qui se congratulent et montrent à leur famille où ils se sont battus. Et nous les regardons, ces vieillards fragiles en fauteuil roulant ou secs comme des coups de triques, au garde-à-vous sous le soleil, leurs rangées de médailles alignées à la parade sur leur poitrine. La guerre semble jolie quand la reconstitution est grandiose, qu’il n’y a pas de hurlements ni de sang qui coule, un exercice impeccable, bravo mon général. D’autres guerres, en Europe, en Afrique, en Asie, ont pris immédiatement le relais, difficile de tenir la liste à jour, partout la dévastation, les réfugiés, les yeux agrandis des enfants du Darfour. Les réfugiés accourent, halte-là, vous êtres trop nombreux, la charité connaît des limites, la barque est pleine. Même refrain depuis toujours, mêmes réflexes de peur. Mais l’étau se resserre : cet été l’Ukraine puis les islamistes de Daech, on se met à loucher vers son voisin comme s’il avait un couteau entre les dents.

Je n’éprouve aucune fascination pour la guerre mais je me suis intéressée de très près à la seconde guerre mondiale par amitié pour un très vieil homme dont le frère était un héros : cet homme exceptionnel avait refusé son évasion pour que d’autres ne le paient pas de leur vie. Il avait été fusillé trois semaines avant la libération d’Annecy, il avait trente-trois ans. Son frère n’a rien dit pendant des décennies mais peu de temps avant de mourir à son tour, sa parole, et avec elle le flot de sa souffrance intacte s’est enfin libérée.

Pendant trois années entières j’ai fait des recherches dans les archives départementales de Haute-Savoie et celles des Missionnaires de Saint François de Sales, la congrégation religieuse à laquelle appartenait le jeune héros qui était prêtre. J’ai découvert les dossiers des résistants du Bureau Résistance, des mondes inconnus, des haines recuites entre les résistants patentés et les autres, entre ceux qui ont su tirer les marrons du feu après la guerre et ont accaparé les places officielles et les autres, ceux qui se sont tus ou étaient morts. Les passions ne sont toujours pas éteintes : soixante ans après, un monde de murmures et de haines hante encore la montagne et les conférences, les fils ayant pris le relais des pères.

Dans les archives des Missionnaires, dans ces cartons empilés dans leur grenier, j’ai trouvé des documents bouleversants. J’ai rencontré des gens hantés par une culpabilité qui ne leur appartient pas, comme cette nièce d’un général SS, d’autres dont le destin a été entièrement conditionné par la guerre ; j’ai rencontré tant de gens, eu connaissances de tant d’histoires poignantes que je crois qu’il est temps pour moi de mettre à jour les détresses enfouies.

La guerre ne m’intéresse pas. Je veux dire les faits bruts, ceux que l’Histoire officielle retient. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens, leurs déchirements, leur exaltation, toute la gamme des sentiments humains qui ont décidé de leurs choix. Et bien sûr, les hasards, si importants dans le poids d’un destin.

Les nouvelles que vous allez lire ne sont pas sorties de mon imagination, j’ai seulement mis en mots  les détresses et la façon dont les humains réussissent à vivre après la guerre. Leur fragilité, leurs sentiments, parfois leurs actes dictés par le passé. La lecture de reportages sur des enfants ou femmes soldats en Afrique, la difficile cohabitation entre les anciens bourreaux et leurs victimes parfois dans le même village, la difficulté du pardon ne connaissent ni frontière ni date. Certains sentiments sont universels et c’est ce que j’ai voulu montrer avec ces nouvelles. Les histoires que vous allez lire sont véridiques. Dans certains cas je ne donnerai ni les noms de lieux ni ceux des personnes pour ne pas raviver le feu. Dans tous les autres, j’expliquerai avant la nouvelle proprement dite d’où elle vient et quelles sont mes sources. Ces nouvelles seront d’abord publiées à l’unité en version électronique, la première étant gratuite, puis le recueil paraîtra à la fois sous forme électronique et sous format papier.

La guerre n’est pas belle, ce n’est pas une sorte de jeu vidéo par drones interposés, elle fait hurler les victimes de terreur et se propage comme une onde de choc dans la vie des survivants. Cela dure longtemps, quelque chose comme le tableau de Munch, Le cri, hanté par la mort et la prescience de la catastrophe.

 

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Changement d’échelle

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Chers lecteurs,

Vous êtes de plus en plus nombreux à lire mon blog, raison pour laquelle certains changements s’imposaient, pour deux raisons:

  1. Les ressources pour l’accès à mes pages étaient régulièrement épuisées avec une erreur du genre « Erreur d’accès à la base de données ».
  2. Le souhait d’utiliser un nom de domaine pour moi toute seule (parce que je le vaux bien !).

Mon webmestre et informaticien préféré a donc réservé depuis quelque temps déjà le nom de domaine nicole-giroud.fr et opéré la migration de mon site vers un autre hébergeur.

Concrètement voici ce qui change : lorsque vous me cherchez, tapez dorénavant « nicole-giroud.fr », c’est plus court et c’est désormais ce que vous devrez utiliser (mais l’ancienne adresse reste valable et redirige automatiquement vers le nouveau domaine). Nous réfléchissons également à améliorer le système d’abonnement à la gazetille (quelle évolution depuis celle de sa grande soeur, née à Venise au milieu du XVIe). Pour le reste, rien ne change, j’attends toujours avec autant de plaisir vos réactions…

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La terrible traversée du « Chemin des âmes »

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Première guerre mondiale, sur le front dans le nord de la France :

« C’est le moment le plus silencieux de la nuit, une heure avant l’aube, quand le soleil semble pourtant très loin, là-dessous. Le blessé gémit toujours ; il bredouille. Je crois qu’il s’est mis à parler une langue secrète ; je crois que déjà, il s’entretient avec l’esprit qui l’emmènera sur le chemin des âmes, celui qu’on met trois jours à parcourir ».

Xavier, le narrateur, s’est engagé au côté de l’armée canadienne avec son ami Elijah. Les deux jeunes indiens cree ont entrepris un long voyage pour participer à cette guerre du bout du monde, là-bas, en Europe. Xavier le silencieux, Neveu pour sa tante Niska, Xavier pour les religieuses qui ont entrepris de convertir les Indiens, X pour les soldats du bataillon lorsqu’ils se rendront compte de son habileté au fusil. X comme la cible mais aussi X comme l’inconnu qu’il ne cessera d’être. Car tous les regards sont tournés vers Elijah, moins bon tireur que lui mais si charmeur, si habile à tirer la couverture à lui qu’il deviendra une célébrité, un héros presque légendaire.

Elijah s’est engagé pour devenir quelqu’un, pour être reconnu, et pour cela il est prêt à toutes les compromissions et à affronter tous les dangers. Un Indien cree tue par nécessité mais Elijah se comporte comme son supérieur veut le voir, un tueur, « c’est dans mes gènes » approuve Elijah. Et en effet le jeune indien se met à aimer tuer, à entrer en concurrence avec un autre tireur d’élite, Elijah perd son âme, devient dépendant de la morphine, scalpe ses victimes sur le champ de bataille.

« Elijah dévisage l’homme qu’il vient d’achever : il repense à la colère qui crispait ses traits tout à l’heure. Il songe qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne se retrouve à sa place. Il retourne le corps sur le ventre, dégaine son couteau à écharner, rebrousse la chevelure du mort et il arrache le scalp avec soin, aussi tranquillement que s’il écorchait un brochet ».

« (…) quand le liquide doré court dans ses veines ! Même la nuit, le monde se limbe d’une lumière douce. Il entend parler les hommes et comprend ce qu’ils disent vraiment, derrière le paravent de leurs mots. Il peut voler loin de son corps à sa guise ; contempler le monde au-dessous, ce monde créé par l’homme, et voir malgré tout la beauté qu’il recèle. Il devient le chasseur dans ces moments-là, l’invincible chasseur qui peut rester des heures immobile, des jours immobile, ne bougeant que pour s’emplir à nouveau de morphine, scrutant l’ennemi sans cesse avec des yeux de busard ».

Xavier reste en retrait, horrifié, fasciné et parfois jaloux de son ami de toujours.

Cette plongée hallucinatoire dans les tranchées de la première guerre mondiale auprès des troupes canadiennes n’est qu’une partie du livre.

Xavier va revenir, alors que sa tante Niska, sorcière chamane et guérisseuse attendait Elijah, croyant que son neveu était mort à la guerre. Retrouvailles difficiles entre un fantôme atteint dans sa chair (il a perdu une jambe) et dans son âme, au souffle de vie vacillant avec la dernière personne de la lignée.

Niska est venue en pirogue et le retour va prendre trois jours, exactement le temps nécessaire aux âmes pour atteindre le rivage des morts et connaître l’apaisement. Durant ces trois jours une polyphonie intense se met en place entre la vieille Indienne qui essaie de chasser la mort triomphante et Xavier qui est devenu sourd. Surdité passagère, aléatoire, et symptomatique ; les souvenirs obsessionnels de la guerre submergent le fragile esquif du retour. L’horreur colle à l’âme et la boue des tranchées au corps du jeune homme, et l’incompréhension de la folie à laquelle il a participé l’empêche d’avancer.

« Tu m’as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes ; et j’en viens à me demander s’il existe des liens entre leur monde et le mien. Il faut que je découvre si nous avons quelque chose en commun, une certaine magie, peut-être. Cela pourrait m’aider à m’en sortir ».

Mais que le chemin est difficile ! Pourtant, au fur et à mesure que nous avançons dans ce roman fascinant, les points communs entre le monde indien et le nôtre apparaissent dans les moments d’extrême violence ou de danger absolu, comme à la guerre : Niska en fait l’expérience avec les windigo, c’est-à-dire les malheureux qui, pour survivre, ont enfreint le tabou et mangé de la chair humaine, se transformant en monstres qu’il faut détruire autrement ils mettent en péril la communauté.

« Ce jour-là, j’ai compris que la tristesse était au cœur du windigo, une tristesse si absolue qu’elle en flétrit le cœur humain et qu’autre chose pousse à sa place. Savoir qu’on a attenté à la dignité d’un être cher ; que l’on a, poussé par le désir féroce de survivre, commis un acte dont l’infamie vous met à jamais au ban des vôtres, c’est un métal très dur à avaler, bien davantage que la première bouchée de chair humaine ».

Au-delà de la grande boucherie que fut la première guerre mondiale, ce livre nous dépeint les conditions de vie des Indiens, la façon violente dont les religieuses essaient d’extirper les racines indiennes des enfants que l’on prend à leurs familles. Nous pénétrons dans un monde complexe, une cosmogonie très riche et subtile, nous la saisissons alors qu’elle aussi est en train de mourir.

Ce livre difficile, douloureux, intense, poignant, ce livre monde est la première œuvre d’un auteur aux racines amérindiennes, Joseph Boyden. Il y a balancé toutes ses forces, remontant le chemin des âmes en sens inverse, de l’obscurité profonde vers la lumière.

Le chemin des âmes
Joseph Boyden
mai 2008
Albin Michel / Terres d’Amérique, Traduit de l’anglais (Canada) par Hugues Leroy, 22,80 €
ISBN : 978-2-226-18667-6

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Lis blancs, photo d’Anaïs

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Je contemple les deux jolies fleurs de lis sur la table du salon, elles refusent de se flétrir comme un reproche pour mon ingratitude et elles semblent danser un sacré pas de deux, feuilles en mouvement théâtral comme si elles exécutaient un tango torride.

J’avais fait une promesse à Georgette, j’aurais fait tant de choses pour voir sourire ma vieille amie alors je pouvais bien me trouver dans la petite voiture brillant comme un sou neuf de sa fille, à observer Mathilde conduire comme si elle se trouvait au volant d’un tracteur. La coiffeuse avait un peu forcé sur la laque, une odeur sucrée envahissait le minuscule habitacle et me donnait mal à la tête.

Dans l’entourage de Mathilde on a dû croire qu’elle se rendait à un mariage : elle avait acheté une robe coûteuse et des chaussures neuves à talons aiguille qui me faisaient mentalement mal aux pieds. Ajoutez le brushing et personne n’aurait pu deviner qu’elle se rendait à un thé dansant pour troisième âge avec la meilleure amie de sa mère.

La dite amie commençait à se dire que l’héroïsme avait des limites lorsque nous sommes enfin arrivées à la salle de danse. Coin perdu dans la campagne, immense parking, la direction devait supposer qu’au-delà de soixante ans les anciens n’avaient plus de notion des distances… à moins que l’on serve autre chose que du thé dans ce fameux thé dansant.

Nous avons été accueillies par des flots d’accordéon et une vague de chaleur. Un jeune homme souriant nous a pris notre manteau et donné un ticket pour la première boisson avant de nous orienter vers une table. Atmosphère rosée due aux double-rideaux tirés sur la campagne grise, petites lampes rétros, sièges lie-de-vin et beaucoup, beaucoup de dames avec brushing. Elles nous ont regardées froidement. Surtout Mathilde, je dois le reconnaître. Malgré la choucroute sur sa tête, ses grands yeux bleus et son teint rosissant lui donnaient un air virginal. Un fringuant sexagénaire ? Septuagénaire ? En tout cas pas plus âgé est venu s’incliner devant Mathilde et adieu l’ordonnance de la choucroute, elle n’avait peut-être pas dansé depuis vingt ans la Mathilde, mais le spectacle était ravissant. Sa robe légère se soulevait et ses jambes superbes se laissaient voir plus que de raison, quant aux petites chaussures dorées, j’espérais qu’elles lui faisaient vraiment mal aux pieds car il n’était pas permis d’avoir des chevilles aussi fines.

J’étais stupéfaite. Tout du poisson dans son bocal découvrant l’étendue de la mer.

­— Pour vous, de la part du monsieur, là-bas…

Le serveur venait de me mettre une boisson devant le nez qui me semblait fort éloignée d’un jus de fruit bio. L’homme s’inclina en souriant. Bon, j’étais ravalée au rang de rabatteuse, il se positionnait pour danser avec Mathilde. Et cela a continué, les hommes se battaient pour m’offrir à boire juste avant le retour de Mathilde pendant que les autres femmes condamnées au thé me fusillaient du regard. Si Mathilde avait possédé un carnet de bal, il aurait fallu rajouter des feuilles, elle virevoltait au bras de l’un puis de l’autre pendant que l’alcool me rendait d’humeur de plus en plus gaie. Au bout d’une demie-heure il s’en est tout de même trouvé un pour m’inviter ; la nuit était tombée et le disc-jockey, soucieux de ne pas générer de crises cardiaques parmi sa clientèle, venait d’abandonner les paso doble et les valses. Les seniors désormais portés à la romance calmaient leur palpitant mais pas leurs ardeurs avec des rythmes plus à leur portée. Ah ce slow, mes amis, quel moment ! Jamais eu aussi chaud de ma vie ! C’est qu’il me serrait fort, l’animal, ses mains faisaient l’ascenseur dans mes reins et je sentais même un petit durcissement un peu en-dessous de la ceinture, un « sentiment » a murmuré cette hypocrite de Mathilde qui a expérimenté la même chose avec ses cavaliers et faisait sa sucrée.

Lorsque nous sommes parties le patron nous a assuré que ce serait gratuit pour nous la prochaine fois. Il y avait foule pour ouvrir les portes de la petite voiture rouge de Mathilde et mon cavalier du soir, galant, avait volé sur une table deux fleurs de lis blanc pour me les offrir en même temps que sa carte de visite. Mathilde a démarré en faisant crisser les pneus, histoire d’offrir un dernier feu d’artifice à ses soupirants d’un soir.

Deux fleurs de lis qui dansent sur la table du salon avec leurs feuilles effilées comme des langues de belle-mère. Des lis blancs ! Quel à propos ! Le symbole de la virginité, de l’innocence et de la pureté pour une vieille arnaqueuse !

Loulou et Aurélie sont mortes de rire, je viens de leur raconter notre première expédition, à Mathilde et moi dans le monde de la drague du troisième âge.

­­— Tu vas l’appeler, ce galant homme plein de sentiments ? me demande Aurélie en tenant la carte de visite.

­­— Tu plaisantes ! Un homme qui m’offre des lis blancs, même s’il n’avait rien d’autre sous la main, c’est très mauvais signe pour la suite…

­­— Et pourquoi ?

­­— Parce qu’offrir des lis blancs signifie que ses sentiments sont purs… Soit c’est un grand menteur soit c’est une réalité physiologique qu’il essaie de m’annoncer délicatement ; je me trouve trop jeune pour passer mon temps à tenir la main d’un homme. La pureté je me la réserve pour le quatrième âge, ce sera bien assez tôt, tu ne trouves pas ?

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Edelweiss, photo de Patrice

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Victor devait me guetter au cimetière, il sait que je viens faire la conversation à Georgette, le premier jeudi du mois s’il fait beau. Je n’aime pas faire du stop sous la pluie, il faut soigner sa santé, à mon âge. Surtout en automne. Je n’aime pas l’automne, c’est le moment où ma vieille amie a commencé à décliner. Quand il pleut personne ne laisserait une vieille dame misérable avec un gros sac sous la pluie mais après cela se gâte : les gens sont tristes, fermés, ils n’ont pas envie de raconter leur vie ni d’écouter celle des autres. J’ai tout essayé mais ils ont une envie égoïste de chaleur et de cocon, mon numéro de Cosette ne paie pas. Ils me mènent où je veux mais jamais chez eux.

Je reste donc au Privilège et je sors le Wedgwood. La totale : service à thé, assiette à dessert et fourchette en argent. Je me vautre dans le luxe de la vaisselle blanche et pansue après avoir mis en route la chaîne sophistiquée que l’on m’a offert pour ma mise à la retraite. Thé fumé et petits fours. Les petites appellent ça le suicide bourgeois de Maguy mais cela les fait rire, elles ne sont pas inquiètes.

Ce jeudi il fait beau, et voilà Victor qui gratte les graviers de l’allée pour s’annoncer. Il a l’air gêné.

— Tiens, Marguerite, regarde ce que j’ai trouvé au détour d’un chemin.

Deux edelweiss dans sa grosse paluche, un peu grises, duvetées, flétries déjà. Je ne peux m’empêcher de caresser les poils blancs des folioles recroquevillés.

L’étoile d’argent, l’étoile des glaciers.

Le fils de Marguerite regarde mon index caresser les pétales, il ne voit pas que je rougis. Vieille bête ! Rougir à mon âge parce qu’un cantonnier maladroit a pensé à moi en allant pêcher dans un torrent de montagne ! Heureusement que Victor ne lit que la page sportive du Dauphiné Libéré, il ne peut pas savoir que les fiancés tyroliens offraient autrefois un bouquet d’edelweiss à leur fiancée. L’edelweiss, symbole du pur amour, symbole aussi du souvenir apaisé.

— Merci, Victor, elles sont vraiment très belles. Je les mettrai dans un livre entre deux buvards pour les faire sécher.

— Dans un livre !

Il s’éloigne sans un mot. Ses grosses chaussures de marche fouettent les graviers, envoyant les petites boules blanches dans la pelouse qui entoure les tombes et un tel comportement chez un cantonnier dit plus que le reste son irritation et sa déception. Nous avons connu et connaissons encore, Victor et moi, des moments d’intimité inappropriés comme aurait dit Bill Clinton en parlant de Monica. Et Victor ne comprend pas mon entêtement à mener une vie aventureuse. Je regarde la tombe toute simple de Georgette, ce simple carré de granit toujours fleuri, quelle que soit la saison.

— Dis-moi ce que je dois faire avec ton fils, Georgette, il devient si sentimental que j’en éprouve de la culpabilité.

Mais Georgette se tait, je sais très bien ce qu’elle pense :

— Tu as l’art de te mettre dans tes situations pas possibles, Marguerite, débrouille-toi. Mais évite de faire du mal à mon balourd de fils, s’il te plaît.

Les edelweiss sont épais, ils forment comme un creux dans le volume de l’encyclopédie.

Un noble et pur souvenir, un amour plein de promesse… j’éprouve un creux, moi aussi. Vite les biscuits des petites.

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