Et Georgette, l’octogénaire vigneronne, vous ne l’avez pas inventée ? Pas plus que Marguerite, cher lecteur soupçonneux.
Cela se passait une dizaine d’années après la rencontre avec la fausse représentante de produits pour les aveugles.
Un dépassement intempestif en bas de Reignier, une petite plaque de verglas et hop ! Des virages avec ma Panda Val d’Isère, d’un côté le muret de pierre, de l’autre le ravin avec le ruisseau tout en bas. Je dois dire qu’être une acharnée joueuse de Tétris m’a bien aidée : j’essayais d’éviter les obstacles pour acquérir le plus de barres, je veux dire de mètres possibles pour que ne pas entendre la petite musique : maintenant vous êtes mort, try it again ! J’ai fini deux cents mètres plus loin contre le muret dans le sens inverse de mon dépassement et la voiture avait rétréci pendant qu’un nuage de fumée m’obscurcissait le paysage. La portière était coincée, plus de vitres, j’ai essayé de sortir à quatre pattes par l’arrière.
Bref un bel accident spectaculaire, avec le sentiment d’irréalité qui l’accompagne, un lundi matin en allant travailler. Ce qui explique l’hôpital après les pompiers. Et ma rencontre avec Georgette. Je vous épargne le passage aux urgences et le reste, pour me concentrer sur la rencontre avec l’octogénaire vers les dix heures du matin, soit trois heures après mes exploits.
On m’a installée dans la chambre d’une vieille dame d’apparence tranquille, pas bavarde au début. Je me suis dit que ça allait être reposant et déprimant, j’avais peur des vieux, surtout quand ils perdent la tête. Vers les onze heures le défilé a commencé, exactement comme je l’explique dans le roman sauf que je n’étais pas Marguerite et que j’étais à peine quadragénaire. Des visites, encore des visites ! J’essayais de dormir, épuisée par mes émotions du matin.
On craignait une hémorragie interne, j’avais du sang dans le ventre, j’allais rester à l’hôpital, m’a expliqué le médecin. Portrait exact de l’individu dans le roman. Alors Georgette a sorti la bouteille de limonade de dessous son lit. Et quand mon mari est arrivé le soir, je lui ai expliqué en riant, l’œil brillant et les joues un peu rouges, que j’allais rester à l’hôpital et qu’il devrait se débrouiller avec les enfants. Cela nous réjouissait apparemment beaucoup, ma vieille voisine et moi.
L’homme a reniflé la bouteille de limonade vide et promis que le lendemain soir il amènerait une bouteille de Bourgogne pour notre hydratation du soir et les enfants pour les rassurer sur l’état de leur mère.
Georgette était réellement vigneronne à Ayze, elle s’était cassé la jambe en descendant l’escalier raide qui menait à sa cave. Tout ce que j’ai écrit dans le roman à son sujet est exact. Georgette est une des personnes les plus lumineuses que j’ai rencontré dans ma vie. Vous connaissez ces solidarités d’hôpital, quand, dans la souffrance et la solitude qui vous placent hors du temps, vous vous trouvez sur le même radeau que les compagnons de chambre. Naissent alors des torrents d’amitié violente qui disparaissent aussitôt la vie quotidienne reprise comme l’eau retrouve son calme après l’orage. Quand je suis partie de l’hôpital nous avons pleuré, Georgette et moi. Mais il y avait les enfants, le travail, la maison. Je l’ai oubliée.
Lorsque je me suis enfin rendue à Ayze, je ne me souvenais plus de son nom et je n’ai pas retrouvé la maison qu’elle m’avait pourtant décrite très précisément. C’est un regret lancinant de ma vie ; nous traînons tous une cohorte de regrets, d’amitiés avortées, de petites lâchetés qui plombent le paysage. Aujourd’hui Georgette doit reposer quelque part dans le petit cimetière d’Ayze, mais où ? J’ai voulu lui rendre la vie, Marguerite effectue à ma place les visites que je n’ai pas rendu à ma compagne d’hôpital, elle essaie de gommer mes remords de femme égoïste reprise par le quotidien.
Georgette qui ne s’appelait pas Georgette (prénom d’une de mes tantes au verbe haut) recevait des tas de visites, en particulier des jeunes. Portraits repris dans le livre. Son fils était cantonnier, sa fille institutrice. Georgette m’avait expliqué que cette dernière venait de prendre sa retraite et que c’était difficile. Elle avait rencontré son mari dans le petit village de montagne où elle avait eu son premier poste. Sa fille est venue se mélanger à Marguerite, personnage infidèle celui-là, je le reconnais.
J’ai pu me rendre compte du pouvoir des livres : après la biographie de Louis Favre j’ai reçu beaucoup de courrier. Alors, si par hasard la fille de Georgette, ancienne institutrice, lit l’Anthogrammate (je ne compte pas trop sur son fils cantonnier, passionné par la pêche plus que par l’écrit, portrait fidèle là encore) j’aimerais qu’elle me contacte. Que je puisse me rendre au cimetière et reprendre avec sa mère notre conversation interrompue. J’apporterai une bouteille d’Ayze et deux verres.
Pour le reste de vos interrogations, j’attendrai vos questions sur mon blog et j’y répondrai avec le maximum de précisions et de sincérité possibles.