Codex Seraphinianus, rempart contre l’angoisse

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Comment parler littérature alors que des bombes tombent sur des écoles ?  J’aurais envie que les enfants terrifiés découvrent le Codex Seraphinianus, qu’ils se plongent dans cette poétique étrangeté pour fuir le monde réel.

Oublier un instant, à travers le monde singulier de l’artiste italien Luigi Seraphini, les bombes et la haine et le sang. Dans ce monde extraordinaire les arbres s’ouvrent comme des avocats géants prêts à être dégustés,  les mamans sereines accompagnent leurs enfants dans un jardin public peuplé de créatures la tête dans un cocon comme si rien ne pouvait blesser, dans ce monde-là.

L’étrangeté radicale de ce monde est décrite le plus sérieusement du monde dans une langue cursive imaginaire, douce à l’œil comme à la main qui a formé ces caractères dansant dans une farandole ailée. Personne n’a jamais pu décrire le Codex Seraphinianus publié pour la première fois par cet admirable esthète qu’est Franco Maria Ricci. Une encyclopédie imaginaire rédigée dans des caractères indéchiffrables, mais si beaux, si aériens ? Voilà qui pourrait permettre une évasion sans devenir fou : décrivez un monde inconnu si beau que la cruauté des hommes ne l’atteindra jamais.

Les images sont réservées, impossible d’en mettre quelques unes dans cet article. Allez faire votre choix parmi les éléments de ce monde qui n’existe pas, minutieusement décrit dans une langue qui n’existe pas plus. Une moisson de rêves silencieux où il n’y a pas de bombes, le rêve en couleur d’un artiste qui connaissait sans doute Tolkien et qui nous a livré une œuvre unique écrite avec des caractères indéchiffrables. Le refus absolu d’un monde absurde.

Codex Seraphinianus
Luigi Serafini
Ed.Rizzoli, New York
396p., 125 euros
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Haro sur les phantasmes des commerciaux d’Amazon !

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Pitié, Amazon, pitié ! Affinez vos critères ou laissez les lecteurs tranquilles autrement ils vont s’étrangler de fou-rire et de colère, vous perdrez vos clients.

Je m’explique : j’ai publié un livre qui s’appelle Lovita broie ses couleurs, j’ai déjà expliqué que ce titre m’avait valu d’être classée dans les « livres pour adulte » (Coincée dans les livres pour adultes !) d’où une avalanche de propositions indécentes qui ont dû faire hurler de rire ma Lovita et beaucoup de personnes de ma connaissance.

Au bout d’un moment cela semblait s’être calmé.

J’ai alors publié un article sur une mystique du Moyen Age, une femme exceptionnelle brûlée vive en 1310, Marguerite Porète, mystique incandescente. Cela m’a valu des propositions de livres mystiques, propositions moins nombreuses je l’avoue : le sujet est peut-être moins porteur actuellement que la pornographie ?

Maintenant j’ai publié un livre qui s’appelle L’Anthogrammate (L’Anthogrammate, extrait en avant-première). L’héroïne est certes un peu déjantée mais elle a soixante ans et c’est une spécialiste du langage des fleurs, ce qui a dû échapper au logiciel d’Amazon.

Alors ça recommence ! A moi les propositions cochonnes, les titres délurés explicites où les mots « nue », « soumission », « sensuelle », « sexuelle » abondent ! Pitié ! Je passe des propositions ardues pour sauver mon âme aux propositions hard pour faire reluire mon corps sans transition aucune. Qu’on se le dise, le grand écart n’est pas ma spécialité.

 

 

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Terre de rêves, humanité quotidienne

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Un album de mangas ? Oui, ces bandes dessinées si différentes de ce que nous connaissons en Occident, avec des grands yeux et des visages souvent inexpressifs qui nous semblent maladroitement dessinés, des visages occidentaux stéréotypés avec des bouches à peine esquissées, pas de dents, deux traits pour les lèvres et puis c’est tout. Des visages dessinés par un Japonais pour qui les Occidentaux se ressemblent, apparemment. Au fait, que donne une bande dessinée créée par un Occidental mettant en scène des Japonais ?

Les mangas de Taniguchi sont japonais, façon de vivre et habitat japonais, mais le reste est universel. La douleur, l’absence, le regret, la mort. Tout cela est décrit, contourné, exposé d’une façon qui vous prend à l’estomac. Souvenez-vous de Quartier lointain par exemple. Taniguchi dessine les sentiments humains, utilise son propre vécu ou celui des autres et explique les mécanismes de la création qu’il peut définir à la fin de l’album avec une grande honnêteté.

Dans le cas de Terre de rêves dont le titre français ne concerne que le dernier chapitre, il s’agit de son chien qui venait de mourir et des aventures d’un alpiniste. Terre de rêves est un recueil reprenant cinq nouvelles déjà publiées en édition japonaise en 1992. Les trois premières concernent des animaux : les derniers mois du chien du couple puis l’adoption d’une chatte, puis l’impossibilité de faire adopter ses chatons. Et en filigranes le portrait de ce couple sans enfant qui sait qu’il va vieillir dans la solitude. La fugue de leur nièce qui vient s’installer chez eux au chapitre 4 souligne par le vent de fraîcheur qu’elle apporte tous les non-dits qui peuplent la relation du couple. Nous, nous devrons vieillir à deux… Nous ne pouvons pas dire que nous n’y pensons jamais…

Le dernier chapitre n’a rien à voir avec le reste, c’est du remplissage pour former un volume.  La passion d’un alpiniste qui doit gravir une dernière fois la montagne pour revenir enfin vraiment à la vie de famille et affronter le quotidien.

J’aime les mangas de Taniguchi, le mélange d’irritation devant les dessins de visage et d’émerveillement pour la subtilité des sentiments humains m’inspire et me déstabilise. Les mangas de Taniguchi pour moi c’est un voyage à travers l’humanité, un mélange d’étrangeté et de fraternité, l’expression de sentiments auxquels nous sommes tous confrontés, mais contournés sans relation frontale. Par exemple le chien. Rien ne nous est épargné des excréments, odeurs, paralysie, on a envie de dire « Assez ! » La déchéance physique de ce membre de la famille, nous la suivons pas à pas. L’euthanasier ? Il ne souffre pas. Alors le couple l’assiste jour et nuit malgré les tensions occasionnées par la fatigue. On parle du chien. Mais cela pourrait concerner n’importe quel membre de la famille…

La mort, le deuil, la solitude, la vie qui reprend, les rêves qui prennent leur envol et puis la réalité de la vie. Ce n’est que la vie, quotidienne, triviale, douloureuse et tendre, ce n’est que la vie, dessins épurés d’intérieurs japonais mais quelle chronique de nos vies !

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Ne ratez pas le train du Liseur du 6h27 !

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Voilà du réjouissant, du jouissif, du libertaire : précipitez-vous sur ce petit opus de 210 pages d’humour, de poésie et de liberté ! Qu’il ait été publié aux éditions du Diable Vauvert, maison indépendante dans tous les sens du terme, n’est pas innocent. Petite parenthèse : allez vous promener sur le site de la dite maison, cela vous changera agréablement des gros paquebots.

Dans l’opus de l’enfant très réussi de Raymond Queneau et de Jean-Pierre Jeunet nous avons affaire à un liseur et non une liseuse :

Certains naissent sourds, muets ou aveugles. D’autres poussent leur premier cri affublés d’un strabisme disgracieux, d’un bec de lièvre ou d’une vilaine tache de vin au milieu de la figure. Il arrive que d’autres encore viennent au monde avec un pied bot, voire un membre déjà mort avant même d’avoir vécu. Guylain Vignolles, lui, était entré dans la vie avec pour tout fardeau la contrepèterie malheureuse qu’offrait le mariage de son patronyme avec son prénom : Vilain Guignol, un mauvais jeu de mots qui avait retenti à ses oreilles dès ses premiers pas dans l’existence pour ne plus le quitter.

Le ton est donné. Guylain Vignolles, trente-six ans, essaie de se faire oublier. Il vit avec un poisson rouge nommé Rouget de Lisle (Amélie Poulain, je vous dis…) et exerce le plus épouvantable des métiers pour qui aime lire et les livres : il actionne le pilon de la broyeuse Zestor 500 et passe sa vie à détruire sa raison de vivre. Mais tous les soirs, en nettoyant la machine, il récupère les feuillets qui n’ont pas été broyés, les sèche entre des buvards et les lit le lendemain matin aux passagers du RER de 6h27.

Je ne déflorerai pas la quête de Guylain, vous risqueriez de ne pas lire le livre et ce serait dommage pour vous.

Tout m’a plu dans ce roman sensible, drôle et atypique.

D’abord l’écriture, à la fois enlevée et peaufinée comme seuls se le permettent ceux qui ne comptent pas sur l’écriture pour les nourrir ; ensuite les personnages dits avec mépris secondaires qui peuplent le récit : tous bénéficient d’un traitement royal, les gentils comme les méchants. Yvon Grimbert le gardien qui lève la barrière pour les camions pleins de livres ne s’exprime qu’en alexandrins, quant au prédécesseur de Guylain dont les jambes ont été broyées par la machine, il passe son temps à rechercher tous les exemplaires du livre qui a été fabriqué ce jour-là avec la pâte à papier, histoire de récupérer ses jambes. Du côté des méchants ce n’est pas triste non plus mais la palme revient à la machine, une bête monstrueuse qui n’est pas sans rappeler La Bête humaine… On n’est d’ailleurs pas loin de Zola pour les conditions de travail :

D’abord il ne se passa rien. A peine un tressaillement du sol lorsque la Chose lança un premier hoquet de protestation. Le réveil était toujours laborieux. Elle rotait, crachotait, paraissait rechigner à s’élancer mais une fois la première gorgée de fioul passée, la Chose se mettait en branle. Monta d’abord du sol un grondement sourd suivi aussitôt d’une première vibration qui partit à l’assaut des jambes de Guylain avant de travers son corps tout entier. (…) La Zestor était une ogresse qui avait ses humeurs. Il arrivait parfois qu’elle s’engorgeât, victime de sa propre voracité. Elle calait alors bêtement en pleine mastication, la gueule remplie à ras bord. Il fallait alors près d’une heure pour vider l’entonnoir, (…) une heure pour Guylain à se contorsionner dans les entrailles puantes, à suer toute l’eau de son corps et à subir les invectives d’un Kowalski plus énervé que jamais dans ces moments-là.

Bien sûr un événement minuscule va se produire et déclencher la quête du héros, le conduire de manière savoureuse et décalée vers la Dame de ses rêves, dame pipi/écrivain dans un centre commercial. Zola s’éloigne, nous revenons à Amélie Poulain, cela vire un peu rose bonbon mais Guylain a bien gagné le droit de présenter quelqu’un à Rouget de Lisle… et nous de revenir  de cette lecture sans prétention enchantés du voyage, comme les voyageurs du RER de 6h27.

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Collier rouge et roman pâle

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À une heure de l’après-midi, avec la chaleur qui écrasait la ville, les hurlements du chien étaient insupportables. Il était là depuis deux jours, sur la place Michelet et, depuis deux jours, il aboyait. C’était un gros chien marron à poils courts, sans collier, avec une oreille déchirée. Il jappait méthodiquement, une fois toutes les trois secondes à peu près, avec une voix grave qui rendait fou.
Dujeux lui avait lancé des pierres depuis le seuil de l’ancienne caserne, celle qui avait été transformée en prison pendant la guerre pour les déserteurs et les espions. Mais cela ne servait à rien.

Quelle superbe entrée en matière !

Durant l’été 1919 un juge militaire venu de Paris doit rendre son jugement dans une petite ville du Berry écrasée de chaleur. C’est la dernière affaire du grand bourgeois Lantier du Grez, ensuite il reviendra à la vie civile. Celui qu’il doit juger s’appelle Morlac, c’est un paysan du coin qui a reçu la légion d’honneur.

Il a vraiment fallu que ce soit un acte d’une bravoure exceptionnelle pour qu’on vous décerne la Légion d’honneur. La Légion d’honneur ! A un simple caporal ! Je ne sais pas ce qu’il en était dans l’armée d’Orient mais, en France, je crois avoir entendu rapporter deux ou trois cas de ce genre seulement.

Devant la prison, sans discontinuer, un chien hurle pendant que son maître croupit dans sa cellule.

Tout le livre est là. Dans ce face à face entre deux hommes que tout oppose : la fonction, la classe sociale, la culture. Une femme sert de lien entre eux, c’est Valentine, paysanne par nécessité et femme de gauche très engagée chez qui trône une bibliothèque. C’est elle qui a éveillé Morlac à la lecture des grands libertaires du XIXe siècle avant de devenir son amante et de lui donner un enfant. Guillaume, le chien qui hurle à l’extérieur de la prison, lui appartenait et il n’a pas quitté Morlac durant tout le conflit.

Du crime commis par le prisonnier et qui donne le titre au livre, nous ne saurons rien avant la conclusion. Lors du défilé du 14 juillet 1919, Morlac a pris sa décoration d’honneur et en a décoré son chien. D’où le collier rouge, rouge de la décoration, rouge de la pensée, rouge du sang versé.

Insulte à la nation et sacrilège. Pour le paysan le chien méritait mieux les honneurs que lui, cette prestigieuse médaille n’était qu’un douloureux quiproquo. Un peu comme la guerre, évoquée, esquivée, restituée à travers la douleur des hommes et les tentatives de fraternisation sur le front.

Pourquoi n’ai-je pas été touchée par ce livre alors que tant d’éléments méritent le détour ?

L’écriture est belle, élégante et fluide. En cette année de commémoration Jean-Christophe Rufin nous donne une perspective intéressante du conflit avec par exemple la fonction des chiens durant le premier conflit mondial et l’armée d’Orient passée à la trappe des analyses. L’auteur domine son sujet comme personne, j’allais dire en routier de la narration, mais la structure choisie, la raison repoussée jusqu’à la fin du roman de l’emprisonnement du soldat tient difficilement la route; les dialogues incessants lassent un peu. Manque d’intensité pour ce long face à face entre des personnages désincarnés, la guerre en creux avec ses valeurs à la fois trop peu cernées et trop peu chahutées, la difficulté d’appréhender l’absurdité de ces années terribles et de son bilan dans la tête des hommes, tout cela m’a gênée. Trop de métier et d’à-propos, un paysan obtus qui n’emporte pas l’adhésion, un juge un peu trop propret, trop vide.

Le moment d’émotion je l’ai éprouvé en lisant l’hommage de l’auteur au photographe qui l’accompagnait lors d’une mission et qui lui avait raconté l’histoire de son grand-père et de sa transgression. J’ai pensé : enfin de la sincérité, loin de la littérature et des belles phrases.

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