Ils le regardent danser dans Babylone, ils l’accompagneront dans son dernier voyage.
Pour seul cortège, une écriture incantatoire rythmée par les cris des pleureuses, le vent des espaces infinis et la légende d’un héros.
« Cela fait des semaines qu’ils vivent ainsi de banquets en banquets, des semaines qu’ils fuient la lumière du jour qui leur vrille le crâne après leurs nuits d’ivresse. Ils mangent chaque fois comme si c’était leur dernier repas, ils chantent chaque soir comme s’ils voulaient repousser le plus longtemps possible le moment où le jour, tristement, se lèverait sur les rues vides de Babylone. »
Alexandre le Grand va mourir à Babylone. « A qui appartiens-tu, Alexandre ? » demande la mère de celui-ci.
« Au premier spasme, personne ne remarque rien et ceux qui l’entourent rient encore ».
Le livre démarre avec deux courts paragraphes qui ne contiennent aucune notation personnelle.
« Il », c’est Alexandre, celui qui suscite l’admiration et l’effroi.
« Elle », Dryptéis, fille de Darius, roi de Perse, vaincu par Alexandre, incarnation de la fidélité, du courage et de la grandeur : « Moi, Dryptéis, reine des vaincus, je demande au silence qui m’entoure : vers quoi vais-je aller maintenant ?… J’ai perdu mon père, mon trône, mes palais. J’ai été chassée de l’éternité du pouvoir par des hordes de cavaliers qui mangeaient la terre avec joie. »
Alternance de pronoms, je, tu, il, elle, comme les pièces d’un échiquier sacré où toute fonction est décidée pour l’éternité, et c’est bien de cela qu’il s’agit.
Alexandre va mourir et envoie chercher Dryptéis, sœur de Stateira, la femme qu’il a épousée pour sceller le nouveau et l’ancien monde. Dryptéis doit ramener leur grand-mère, Sisygambis, celle-ci qui, telle un oracle, doit dire si Alexandre va vivre ou mourir.
« Sisygambis se tourne alors vers ceux qui sont là et dit d’une voix neutre : « Il a fini sa vie… » Aucun d’eux, Perses ou Macédoniens, ne réagit. Ils sont assommés. Mais elle n’a pas tout dit. Elle les regarde calmement, puis elle ajoute : « … Mais cet homme ne sait pas mourir. »
Alexandre meurt et tout se disloque; une impitoyable guerre de succession entre ses généraux, avec trahisons, meurtres et déchirements internes, éclate l’immense empire.
Commence alors la longue errance du convoi funéraire qui fait à rebours le chemin d’Alexandre : « C’est une ville entière qui avance. Derrière le catafalque et les pleureuses, il y a une longue colonne de chariots : les cuisiniers, ceux qui s’occupent des bêtes. Chaque nuit, il faut faire un campement, et chaque matin repartir.
Le convoi progresse avec une lenteur d’insecte, les femmes pleurent toute la journée, le regard dans le vide, comme en transe. »
Dryptéis a choisi de faire partie du cortège des pleureuses, le plus sûr moyen pour elle d’échapper à l’empire.
Mais Alexandre ne sait pas mourir… Sa parole hante la jeune femme, puis celle de ses compagnons les plus fidèles.
Entre la guerre des chefs, le vol de son sarcophage pour le prestige et l’héritage qu’il représente, tout n’est que chaos. Alexandre finira par trouver le repos grâce à Dryptéis et à ses compagnons, en un final grandiose de résurgence des morts pour l’éternité de la gloire d’Alexandre. « Je suis là, à jamais, j’enveloppe tout du regard, écoute, Dryptéis, les mondes inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain, écoute. A qui appartiens-tu, Alexandre ? Tu leur diras, Dryptéis, toi qui fus la seule à voir l’armée des morts enter en terre et les cinq cavaliers du Gandhara périr en pleine course, tu leur diras, A qui appartiens-tu ? A mes compagnons lancés au galop dans la plaine et à l’éternité qui s’ouvre devant moi. »
Alexandre ne sait pas mourir, et le texte lancinant, plein de fulgurances poétiques, de fureur et de sang de Laurent Gaudé lui redonne un souffle d’éternité. L’histoire oubliée du périple de la dépouille d’Alexandre resurgit avec force, et avec elle l’envie de reprendre un livre d’histoire pour nous plonger dans l’épopée.
Un conseil : dégustez le texte, ne le dévorez pas. Il est fait pour être déclamé dans votre tête, le rythme est si entêtant qu’il faut le savourer à petites doses pour que l’ivresse ne se transforme pas en poison.
Je me permets de commenter ici votre lecture du livre de Gaudé après le saut d’un blog vers le vôtre.
Il y a des sauts vers l’inconnu qui procurent de belles rencontres, bravo pour votre belle passion critique et votre amour de la littérature.
J’aimerais les partager, mais ne suis, au fond de moi, pas certain qu’ils soient jamais un jour capable d’une intensité comparable. Pourtant, lorsque j’examine tous les parcours d’artistes qui me font intérieurement vibrer depuis des années, j’ai beau ressentir tant d’attraction pour les peintres ou les musiciens (les musiciens viennent avant quelquefois et même souvent), il me faut avouer que ce sont les vies et les oeuvres des écrivains me retiennent toujours à la fin.
C’est pourquoi je suis sensible à ce que vous nous dites au bout de votre billet sur ce roman (au titre qui semble vibrionner depuis un vortex malrucien comme il paraît volontiers se laisser aspirer par un maelsrom yourcenarien, et tout cela sans suffoquer, en se fichant bien des gens qui chercheraient la petite bête impitoyablement comparatrice, en se proposant d’offrir des bouteilles d’oxygène à un auteur qui est visiblement un expert en apnée.)
Ayant lu le livre d’une traite lundi dernier, (en partie dans mon temps-prisonnier de « commuter »), les souvenirs sont très frais. J’ai aimé retrouver la couleur de sable (c’est la tonalité, la teinte du livre que j’ai dans la tête quand je repense à l’histoire et au style) du roman dans votre critique mais me prends à différer de la philosophie à laquelle vous invitez, tout comme du mode de lecture que vous préconisez, dans votre conclusion.
Le poison, c’est ce que je recherche en premier, c’est presque la substantifique moelle qu’il faut à tout prix dénicher dès les premières lignes, sinon à quoi bon, c’est-là qu’on risque de se laisser endormir par la mouche tsé-tsé qui pique l’habituelle petite musique des romanciers stylistes d’aujourd’hui. Il me faut ressentir le picotement de la morsure d’un style, c’est à ce prix que l’histoire qui nous est contée a toutes les chances de nous lancer loin sur les traces de la résonance d’un écho, souvent enfouis en nous.
Dans le Gaudé, j’ai trop senti le thériaque tendu après chaque paragraphe, comme si l’auteur redoutait les pouvoirs délétères de l’ivresse exprimée depuis le pressoir de son écriture.
Les meilleures pommes à cidre sont les petites pommes acides, ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, les frères Grimm l’avaient bien montré dans un célèbre conte. (je suis pour que les Schneewittchen qui sommeillent en nous vivent dans la grande lumière de l’amour mais avant il leur faut absolument connaître les vertus du poison et de la complète ivresse.)
Merci, Lew, de ce très beau commentaire où vous vous dévoilez si vivement.
Le poison, dites-vous. J’ajouterai la bousculade, le souffle, la musique, la lumière et la douleur.
La bousculade pour me sentir vivante.
Le souffle pour aller plus loin que moi, dans des espaces où je me hisse sur la pointe des pieds, plus grande, soudain, remplie de ce que les mots peuvent apporter de meilleur, loin de ce qui plombe nos vies.
La musique, pas le ronronnement, pas l’imposture.
La douleur, parce qu’un être humain est toujours ramené à sa condition.
Je crois que nous ne sommes pas très éloignés.
Oui, je vous rejoins tout à fait sur le souffle, ce n’est pas qu’une métaphore bien pratique pour les gens qui parlent des livres et de la vie. Comme vous l’avez d’ailleurs prouvé avec votre étude du parcours de Louis Favre. Si j’en juge par les avis et compte-rendus de vos lecteurs, vous avez su leur insuffler une bonne part de deux plaisirs, celui de la connaissance après celui de la découverte J’ai hâte d’en savoir plus sur cet homme, je vais bientôt lire votre livre, vous en aviez parlé sur le blog de Pierre Assouline l’été dernier, je m’en souviens, cette époque tragique me passionne, comme beaucoup. Le poison, c’était une façon de parler, qui n’était pas du tout-là pour provoquer, mais n’y revenons pas, vous m’avez fait l’amitié de me dire que je n’errais pas trop. Les gens comme Favre ont sans doute tellement senti au plus intime de leur être qu’il fallait rechercher à tout prix le contre-poison à toute l’amertume de l’époque, afin de garder le goût de la vérité, au moins dans le palais ou sur le bout de la langue, que mieux vaut peut-être ne pas insister sur ce point. Bravo pour votre blog, en tout cas, keep up the good work.
En matière de dégustation, nous allons suivre vos conseils!