C’est un clown traditionnel, un Auguste, celui avec une boule rouge au bout de son nez, avec un chapeau ridicule, celui qui doit mettre en valeur et gêner à la fois le Clown blanc, le maître du jeu. L’Auguste prend des claques, fait des galipettes, des bruits grotesques et se moque du Clown blanc. Il fait rire les enfants par sa roublardise, ses immenses chaussures et ses maladresses.
Le clown de la photo de Vivian Maier ne fait rire personne.
On a dû avoir besoin d’un clown pour faire du battage, regardez, juste à côté de lui on saisit ce qui semble un accordéon tenu par une femme coiffée d’une voilette, avec un chemisier d’une propreté impeccable. Un cirque ambulant ? Un battage publicitaire ?
On l’a jaugé, pris dans le tas des miséreux qui hantent le trottoir. Pas la peine de lui rajouter beaucoup d’accessoires, une boule sur le nez, du noir sur la mâchoire, deux virgules au niveau des sourcils, un maquillage blanc lumineux pour la bouche, très importante la bouche de l’Auguste, les enfants vont crier Le clown ! Mum, y’a un clown ! On lui met un chapeau écossais sur la tête et la cravate assortie. Un petit malin rajoute une pince à linge en guise de pince-cravate, ce que c’est drôle ! Pour le reste, pas besoin, on n’a pas le temps. Et son habillement est assez comique comme ça.
La manche déchiquetée de sa veste. Sa chemise à laquelle il manque des boutons remplacés par des épingles de nourrice. Il est en lambeaux.
Il tient le revers de sa veste avec sa main droite ; il se donne une contenance ; il s’appuie sur quelque chose qui lui appartient pour être encore quelqu’un. Il ne regarde rien, à part le sol, en tout cas pas les gens. Il est humilié. Il ne sait pas ce qu’il fait là, déguisé en clown. Il fait le clown. Les derniers remparts de sa dignité vont s’effondrer, la bouche hilare va pleurer, les commissures de la grande gueule qui happe la lumière n’arrivent pas à se relever.
Vivian Maier est là. La fille solitaire, la nanny qui ne quitte jamais son appareil photo, dont le Rolleiflex enregistre la misère, le racisme et la morgue des nantis. Vivian qui capte ce sourire de clown qui vire aux larmes, son désespoir et l’effondrement de sa dignité. Vivian en colère qui enregistre tout ce qu’il faudrait faire payer aux indifférents. Comme cet homme aux cheveux mal coupés, le regard perdu. Cet homme au bout du rouleau dans l’Amérique des années 50.
Vivian enregistre tout, avec rage, avec douleur, avec tendresse. Avec impuissance. Elle ne fait développer que très peu de photos. Les autres remplissent des caisses, des dizaines de caisses qu’on a retrouvé après sa mort. Jamais elle n’a montré une de ses photos.
Post Scriptum :
Parmi les personnes qui postent des messages, il en est une très particulière, très attentive, dont j’ai déjà dit ailleurs tout le bien que je pensais de son blog et de ses admirables photos. Eric a trouvé l’identité de ce clown pathétique pris en photo par Vivian Maier et je le remercie de l’éclairage que cela donne.
C’est un vrai clown de métier, un des plus célèbres qui soit en Amérique : Emmett Leo Kelly. Il a d’abord été trapéziste avant d’inventer son personnage de clown tragique inspiré par les « hobos », ces vagabonds qui parcouraient les États-Unis pendant la Grande Dépression. Ceux-ci prenaient clandestinement le train pour parcourir les immenses distances séparant les endroits où l’on trouvait du travail. Son personnage pathétique a révolutionné le statut de l’Auguste et effacé le clown blanc. Il lui a créé une véritable identité : « Weary Willie », Willie le fatigué, le clown triste toujours décalé, toujours à faire des actions bizarres comme tenter d’écraser des cacahuètes avec un marteau de forgeron ou de balayer la piste quand le spectacle est terminé, s’obstinant à balayer le cercle de lumière du projecteur.
Weary Willie, répétition de sonorités comme les roues grinçantes du chemin de fer, Weary Willie a bouleversé l’Amérique dès 1942. Il était la vedette du cirque Barnum et Bailey, il faisait rire et pleurer à la fois. Vivian Maier l’a photographié, comme elle a photographié aussi d’autres célébrités venues à Chicago. Ce clown à l’apparence miséreuse correspondait si profondément à ses thèmes obsessionnels !
Vivian a photographié Weary Willie, le miséreux maladroit emblème d’une Amérique de laissés pour compte, pas Emmett Kelly, l’attraction vedette d’un grand cirque.
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Quel regard et talent pour figer l’instant ! Je trouve que le contraste est à son paroxysme. De par la lumière forte du ciel derrière le clown qui met en relief son visage, ses vêtements, son chapeau. Les nuances du noir au blanc donne encore plus de force à l’image. Le sourire du Clown soulignant le bord des lèvres vers le haut se retrouve à implorer le sol. Sa main droite semble remettre en place son col comme pour retrouver un peu de dignité.
Vivian MAIER doit être un peu accroupie (en contre plongée) pour donner encore plus de caractère au personnage. Elle doit être proche du clown qui semble vraiment ailleurs, dans des tourments qui nous sont inconnus mais que l’on sent si intenses…
Incroyable histoire que cette femme photographe inconnue de son vivant. Elle voue une véritable passion pour saisir ces instants de vie, d’expressions humaines qui croisent son regard. En découvrant le site qui lui est dédié on peut découvrir des images à la fois insolites, des portraits saisissants et un style qui la place au rang des talentueux photographes humanistes. http://www.vivianmaier.com/
Merci pour cette découverte et cette mise en valeur du féminin en photographie
Quel somptueux commentaire, Eric! Votre analyse m’éblouit par sa finesse et sa sensibilité. Le photographe que vous êtes se sent en totale empathie avec Vivian, n’est-ce pas… Moi aussi elle me fascine. Cette vie dans l’obscurité à capter l’essence des êtres, cela mériterait un roman. J’y songe vaguement…
Merci Nicole de ce complément d’information sur le clown « Weary Willie » et de souligner l’intention photographique de Vivian Maier