Sur la page de couverture, une ravissante Bimbo à la robe rose bonbon très chic baisse ses faux cils avec modestie, son crâne décalotté servant de réceptacle pour la brosse des WC.
Je vous présente Avec joie et docilité, le roman de la Finlandaise Johanna Sinisalo qui malaxe les éléments de La machine à remonter le temps de H.G. Wells d’une manière jubilatoire et troublante.
Petite piqûre de rappel : dans le roman de Wells paru en 1985, la terre est habitée par les Eloïs et les Morlocks, deux sous-races dégénérées descendant des hommes. Les Eloïs sont des espèces de benêts béats et oisifs qui jouent en mangeant des fruits toute la journée (finies les galipettes et les steaks saignants) pendant que, sous terre, les Morlocks s’activent et remontent faire leur marché la nuit, adeptes du steak d’Eloïs. Les descendants des anciens maîtres ne sont pas mieux lotis que ceux des anciens esclaves.
Dans son roman, Johanna Sinisalo détourne les codes tout en gardant les éléments significatifs et si Wells situait son roman dans des temps si lointains qu’ils en perdaient leur impact, la Finlandaise situe le sien de nos jours. Le roman se termine en août 2017. À peine un décalage de quelques mois entre la date de parution du livre (2016) et les faits racontés. Idée brillante qui rend son utopie totalitaire bien plus inquiétante que son aînée ! Je vous laisse apprécier maintenant les différences entre les deux romans.
La Finlande s’est repliée sur elle-même en une effarante dictature, mélange de Corée du Nord et d’utopie bio où l’eugénisme est la règle. Une bureaucratie tentaculaire, le Bureau, et une police obsédante traquent les moindres signes de déviance par rapport à la constitution. Le pays a résolu les antagonismes hommes-femmes d’une manière définitive en ayant la mainmise sur la reproduction. Seules les filles douces et peu éveillées auront le droit de se reproduire, les filles intelligentes étant stérilisées. La sélection intervient dès l’enfance, les fonctionnaires se déplaçant dans les foyers pour la sélection. Au moindre signe d’intérêt pour la mécanique ou les livres, les petite filles sont impitoyablement soumises à la stérilisation.
Les femmes sont donc divisées en deux catégories : les Eloïs et les Morlocks.
Extrait du nouveau dictionnaire moderne.
ÉLOÏ, subst. fém. Courant et familier. Sous-race du sexe féminin, active sur le marché de l’accouplement et vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être du sexe masculin.
Morlock, subst. Fém. Courant et familier. Sous-race du sexe féminin qui, du fait de ses limitations physiques (et notamment de sa stérilité), se caractérise par son exclusion du marché de l’accouplement. Recommandation officielle neutrelle*.
Les extraits de la constitution qui émaillent le roman expliquent la sélection génétique qui a permis de produire des Fémines destinées aux besoins des Virilos qui dominent la société. Hyper féminines et soumises, elles se destinent uniquement au mariage et aux enfants. Quant aux Morlocks, elles n’ont pas droit à la sexualité mais sont destinées au travail. Elles sont le pendant des infrahommes dont on ne parle pas. Les infrahommes, ceux du monde souterrain, semblent des esclaves des Virilos, mais le propos de l’auteur est dirigé sur la condition féminine, elle escamote les autres problèmes.
Nous savons que chez la Fémine, les caractéristiques physiques et psychologiques de l’enfance propres à provoquer l’attendrissement et susciter un désir de protection persistent également, de nos jours, jusqu’à la maturité sexuelle et même au-delà. Ces caractéristiques, telles que le besoin de plaire, la sociabilité, la recherche d’un soutien et d’une sécurité auprès du sexe masculin et la naïveté espiègle, sont, comme nous en convenons maintenant tous, intrinsèquement féminines. Or elles étaient, avant la domestication, en voie d’affaiblissement ou même de disparition, du fait d’une sélection naturelle faussée (qualifiée d’émancipation).
Dans cet état totalitaire, obsédé par la santé de ses citoyens, tout excitant ou produit considéré comme nocif à la santé comme la viande ou le café est soumis à une taxe. Le plus dangereux des excitants est le piment dont on extrait la capsaïcine, un psychotrope dont la puissance dépend de la variété du piment. La police pourchasse dealers et consommateurs.
Vanna l’héroïne du roman est accro au piment, à la fois consommatrice et dealeuse. Je vous recommande la scène étonnante des premières pages, c’est un morceau d’anthologie ! Vanna est la sœur de Manna, les deux filles ont été élevées par leur grand-mère Aulikki après la mort de leurs parents. Pas de « R » dans les prénoms féminins, ceux-ci étant destinés aux Virilos.
Les deux petites sont blondes (!), mais si sa petite sœur est une vraie Eloï, Vanna est une Morlock protégée par sa grand-mère qui lui apprend à à cacher son intelligence et à mentir pour déjouer les pièges des inspecteurs. Quand le roman commence, les filles sont adultes ; Manna a disparu, et Vanna la cherche, refusant l’idée de sa mort. Elle est accompagnée, protégée et aimée par Jare, le compagnon de son adolescence, dealer, lui aussi.
Le roman est construit comme un thriller avec des chapitres courts et une véritable tension dans le récit. La construction est complexe : l’alternance entre les lettres de Vanna à sa sœur disparue et l’avancée de l’action, les flashbacks, les extraits du manuel de la Domestication de la Femme ou du nouveau dictionnaire moderne, les publicités pour le Loto national ou les coupures de journaux, Avec joie et docilité exige de l’attention.
C’est une utopie glaçante et d’une grande complexité parce qu’on y retrouve beaucoup de travers de nos sociétés (obsession de l’image et de la santé, hyper sexualisation, contrôle à peu près total de nos vies, Loto pour faire rêver les foules, mise en cause des acquis des droits des femmes…)
Je terminerai par ce clin d’œil au bal des débutantes que l’on connaît depuis longtemps dans les classes dominantes, devenu le bal des accédantes « ordre d’incorporation sur le marché de l’accouplement » :
La surenchère avait de quoi donner la nausée. Des robes au décolleté si plongeant qu’il dévoilait le bout des seins au moindre mouvement en avant. […] les paupières étaient si chargées d’or ou de turquoise que les yeux se fermaient d’un air las. […]
Dans ce carnaval de paons et de poupées, dans ce musée des horreurs, il s’est produit exactement ce qui n’aurait pas dû. Je me suis détachée du lot. Mais comme une mouette d’un blanc pur planant avec grâce au milieu d’oiseaux de paradis battant de l’aile, criaillant, se griffant mutuellement, s’effondrant presque sous le poids de leurs plumes.
Je n’ai pas quitté un instant la piste de danse […]
Je souffrais de toutes les fibres de mon corps en te voyant debout dans le rang des oubliées qui attendaient en vain d’être invitées à danser, essayant de faire encore plus pigeonner ta poitrine, battant des cils comme si tu avais voulu ventiler toute la salle, te déhanchant de la manière la plus suggestive possible, et, quand j’ai croisé ton regard, il brûlait d’un sentiment violent.
Haine.
Jalousie.
Douleur.
Sentiment d’infériorité.
Chagrin.
Peur.
Chaque fois que l’eau monte dans la Cave, je repense à ton regard.
Où : quand je repense à ton regard, l’eau monte. Noire, luisante, prête à m’engloutir.
Qui n’a pas envie de lire ce livre ?
Johanna Sinisalo
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Actes Sud, juin 2016, 368 p., 22,80 €
ISBN : 978-2-330-06460-0