Archives par étiquette : Dystopie

Les Testaments éclairent La Servante écarlate

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Margaret Atwood a écrit la suite de La Servante écarlate pour répondre aux interrogations de ses lecteurs qui voulaient savoir ce qui se passait réellement après la fin du roman, celle-ci autorisant différentes interprétations.

Trente-cinq ans laissent largement le temps de réfléchir aux réponses possibles, lesquelles ont évolué à mesure que la société elle-même évoluait et que les hypothèses devenaient réalité. (p. 535) […] Il arrive que les totalitarismes s’effondrent, minés de l’intérieur, parce qu’ils n’ont pas réussi à tenir les promesses qui les avaient portés au pouvoir ; il se peut aussi qu’ils subissent des attaques venues de l’extérieur ; ou les deux. Il n’existe pas de recette infaillible, étant donné que très peu de choses dans l’histoire sont inéluctables. (p. 536)

Les Testaments nous relatent les prémices de l’effondrement de Galaad (l’auteure a choisi cette fois-ci de traduire l’hébreu Gilead).

La construction est complexe et nécessite une adaptation de la part des lecteurs qui avaient pris l’habitude d’épouser le seul point de vue de Defred alias June dans La Servante écarlate. Dans cette suite polyphonique, trois personnages s’expriment, et il faut faire attention dans les premières dizaines de pages pour bien savoir qui parle, parce qu’autrement tout est confus.

L’auteure nous aide, bien sûr, mais sans nous mâcher le travail.

Le Testament olographe d’Ardua Hall concerne un des personnages les plus importants de Galaad, sans doute la femme la plus puissante de la théocratie, Tante Lydia. Elle figurait dans La Servante écarlate, femme retorse et cruelle dévouée au régime.

En premier lieu, le régime a besoin de moi. Je suis celle qui gère, d’une poigne de fer dans un gant de velours, lui-même glissé dans une mitaine en soie, le côté féminin de leur entreprise, et je fais régner l’ordre : tel un eunuque de harem, je bénéficie d’une position unique.

Deuxièmement, j’en sais trop sur les dirigeants – trop de scandales –, et ceux-ci ne sont pas sûrs de ce que j’ai pu fabriquer avec ces informations. S’ils me pendent haut et court, qui sait si ces fameux scandales ne s’ébruiteront pas d’une manière ou d’une autre ? Ils craignent peut-être que je n’aie pris soin de les sauvegarder ; ils n’auraient pas tort.

Troisièmement, je suis discrète. Tous ces hauts responsables ont toujours eu le sentiment que leurs secrets ne risquaient rien avec moi ; mais ce – je l’ai fait comprendre à mots couverts – tant que je ne risquais rien non plus. Il y a longtemps que je crois à l’équilibre des pouvoirs.

En dépit de ces mesures de sécurité, je ne me berce pas d’illusions. Galaad est un lieu où l’on perd vite pied : les accidents y sont fréquents. Quelqu’un a déjà rédigé mon éloge funèbre, c’est évident.

Quinze ans plus tard, nous découvrons comment elle a adhéré à l’idéologie totalitaire, poussée par l’instinct de survie. Continuer la lecture

Les Testaments
Margaret Atwood
traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch
Robert Laffont, octobre 2019, 552 p., 34,95 $
ISBN : 978-0-385-54378-1

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La Servante écarlate, de plus en plus d’actualité

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Ce roman écrit il y a presque quarante ans semble sorti de l’esprit d’une Pythie qui aurait anticipé les dérives théocratiques du monde occidental et les aurait porté à leur paroxysme.

L’histoire nous est racontée par une servante écarlate appelée Defred. Ce n’est pas son véritable nom, ce dernier signifie seulement qu’elle est attribuée à un homme qui s’appelle Fred, un des Commandants de Gilead, le nouvel ordre qui règne dans une partie des États-Unis après l’exécution de son président. Defred n’a plus d’identité, seulement une fonction. Elle a déjà donné naissance à une enfant normale, donc elle est devenue une  reproductrice dans ce monde menacé d’extinction par l’infertilité. Elle et ses semblables ont été conditionnées dans un centre où des Tantes, c’est-à-dire des femmes plus âgées armées d’un aiguillon électrique à bétail mataient toute tentative de rébellion.

Les reproductrices sont habillées de rouge, couleur du sang et de la vie, on les nomme les servantes écarlates.

Une forme, rouge avec des ailes blanches, une forme pareille à la mienne, une femme indéfinissable qui porte un panier s’avance vers moi le long du trottoir de briques rouges. Elle me rejoint et nous nous scrutons le visage, du fond des tunnels de tissu blanc qui nous enferment. (p. 39) […] Nous ne sommes pas autorisées à nous y [au centre de la ville] rendre, sauf à deux. […] La vérité, c’est qu’elle est mon espionne et moi la sienne.

Cette femme est ma partenaire depuis deux semaines. Je ne sais pas ce qui est arrivé à la précédente. (p. 40)

Tout est dit dans cette description : la déshumanisation, la reconnaissance et la méfiance entre semblables, la peur. Ces femmes n’ont aucun droit de regard, dans tous les sens du terme. Nous ne connaîtrons pas le véritable nom de la narratrice.

Defred raconte, passe du passé au présent, parle de son mari Luke et de sa fille dont elle ne dira pas le nom, comme si elle avait intégré de l’intérieur la déshumanisation qui attend la petite après la tentative de fuite de la famille.

Les servantes écarlates sont destinées à procréer, pas à être des esclaves sexuelles. Il n’est pas question d’éprouver du plaisir et je vous laisse découvrir de quelle manière se passe le viol mensuel inspiré d’un passage de la Genèse. Les futurs enfants sont très importants, nous comprenons que peu de femmes sont fécondes, et qu’elles ont assez peu de chances de mettre au monde un enfant viable et en bonne santé. Raison pour laquelle la plupart des femmes des Commandants adhèrent à la nouvelle doctrine. Un enfant assoit leur pouvoir grâce à sa rareté. Continuer la lecture

La Servante écarlate
Margaret Atwood
traduit de l’anglais (Canada) par Sylviane Rué
Robert Laffont / Pavillons poche, octobre 2015, 544 p., 11,50€
ISBN : 978-2-221-20332-3

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Avec joie et docilité, machine à explorer le temps finlandaise

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Avec-joie-et-dociliteSur la page de couverture, une ravissante Bimbo à la robe rose bonbon très chic baisse ses faux cils avec modestie, son crâne décalotté servant de réceptacle pour la brosse des WC.

Je vous présente Avec joie et docilité, le roman de la Finlandaise Johanna Sinisalo qui malaxe les éléments de La machine à remonter le temps de H.G. Wells d’une manière jubilatoire et troublante.

Petite piqûre de rappel : dans le roman de Wells paru en 1985, la terre est habitée par les Eloïs et les Morlocks, deux sous-races dégénérées descendant des hommes. Les Eloïs sont des espèces de benêts béats et oisifs qui jouent en mangeant des fruits toute la journée (finies les galipettes et les steaks saignants) pendant que, sous terre, les Morlocks s’activent et remontent faire leur marché la nuit, adeptes du steak d’Eloïs. Les descendants des anciens maîtres ne sont pas mieux lotis que ceux des anciens esclaves.

Dans son roman, Johanna Sinisalo détourne les codes tout en gardant les éléments significatifs et si Wells situait son roman dans des temps si lointains qu’ils en perdaient leur impact, la Finlandaise situe le sien de nos jours. Le roman se termine en août 2017. À peine un décalage de quelques mois entre la date de parution du livre (2016) et les faits racontés. Idée brillante qui rend son utopie totalitaire bien plus inquiétante que son aînée ! Je vous laisse apprécier maintenant les différences entre les deux romans.

Continuer la lecture

Avec joie et docilité
Johanna Sinisalo
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
Actes Sud, juin 2016, 368 p., 22,80 €
ISBN : 978-2-330-06460-0

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