Comment un artiste maudit peut-il s’appeler Lequeu ?

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Le grand bâilleur… Regardez-le pendant trente secondes, et osez affirmer qu’il ne vous fait pas bâiller !

cliché BBF, département des Estampes et de la Photographie

cliché BNF, département des Estampes et de la Photographie

Il ouvre une bouche si grande, que l’on voit sa glotte et ses dents pas très saines, ses yeux sont plissés par l’effort de cette mâchoire si puissamment ouverte qu’il ne sait pas s’il arrivera à revenir en position socialement acceptable.

Est-ce un cocher qui attend un noble couple qui s’attarde à l’opéra ? Ou une représentation du dessinateur lui-même, architecte de formation, qui a végété après la révolution dans des postes miteux et finit par mourir dans la quasi misère ?

L’auteur de ce dessin s’appelle Jean-Jacques Lequeu. Si vous voulez vous immerger dans ses dessins, les expositions au Petit Palais à Paris et au musée des Beaux-Arts à Rouen combleront vos attentes : architectures impossibles, images d’une sexualité troublante, jeux sur l’imaginaire, ce « champion de l’archéologie obscène et lubrique » annonce les surréalistes, mais avec une maîtrise si époustouflante du dessin que l’on est troublé malgré soi. Sa religieuse qui sert de couverture au magazine Connaissance des Arts de janvier 2019 dévoile sa poitrine mais conserve un regard sévère dans un visage impassible. Perte de repères…

Si vous désirez plus de détails sur ce mystérieux Lequeu le bien-nommé, je ne saurais trop vous recommander le superbe article du blog de Henry et Raymond.

La carrière avortée de cet architecte singulier, sa vie brisée, étouffée par des tâches subalternes, trouvait un exutoire dans ses dessins incroyables, moqueurs et sexuels, étranges et perdus dans des labyrinthes de pensée auxquels nous n’avons accès que si nous lâchons prise avec la logique habituelle. La perfection formelle de ce qu’il créait lui permettait-elle de supporter le quotidien ? La très grande pauvreté à la fin de sa vie l’a poussé à essayer de vendre ses dessins. Aucun acheteur : trop de trouble devant cette sexualité triomphante et ces architectures impossibles ? Peut-être.

Six mois avant sa mort, en 1826, Jean-Jacques Lequeu déposa la totalité de ses dessins à la Bibliothèque royale. Il ne lui restait plus qu’à mourir dans un dénuement total, avec la certitude, peut-être, qu’un jour quelqu’un s’intéresserait à ses dessins.

C’est chose faite : courez à Paris avant le 31 mars 2019 voir l’exposition « Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), bâtisseur de fantasmes » ou à Rouen avant le 11 février où Lequeu n’a cependant droit qu’à une salle contenant des dessins prêtés par la bibliothèque nationale qui possède la totalité des œuvres connues de l’artiste.

Au fait, pour en revenir à notre bâilleur, la science nous apprend que l’on bâille de fatigue ou de faim, d’ennui ou de désir sexuel. L’auteur du dessin avait toutes les raisons de bâiller et de nous faire bâiller.

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