Marina Tsvetaïeva, l’œuvre au noir

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Il est certains créateurs dont l’œuvre incandescente se double d’une vie tragique qui ajoute encore à la fascination qu’ils exercent. La grande poétesse russe Marina Tsvetaïeva fait partie de ceux-ci : un mélange de poète maudit (quelle expression possible au féminin ?), de génie broyé par l’histoire et… d’égocentrisme. Tsvetaïeva

J’ai réagi très fort lorsque j’ai écouté l’auteure franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata invitée à la librairie francophone pour raconter l’histoire de Marina Tsvetaïeva. C’était un tissu de contrevérités, de gommage d’éléments que l’auteure considérait sans doute comme gênants. Elle a, paraît-il, lu tous les carnets de Tsvetaïeva, mais on retient ce que l’on veut et l’on gomme le reste quand on se trouve au stade de l’identification. Vénus Khoury-Ghata est sans aucun doute une personne généreuse, pleine d’amour pour les siens, et l’idée que la poétesse qu’elle admire tant se soit montrée parfaitement indifférente à la mort de son enfant lui est intolérable, tout comme son aspect « croqueuse d’hommes et de femmes séduisants » dès son plus jeune âge. Pourquoi vouloir calquer sa morale sur une personne au-dessus de tout cela ? La pire des attitudes, lorsqu’on écrit la biographie d’un créateur, est de s’identifier à celui-ci et de calquer sa propre morale et sa propre façon de ressentir sur une personne irréductiblement étrangère.

L’histoire commence bourgeoisement : mère cultivée et musicienne, père fondateur du Musée des beaux-arts Alexandre III devenu musée Pouchkine après la révolution de 1917. Marina est une jeune fille très libérée, mais elle tombe amoureuse à dix-neuf ans d’un jeune homme de dix-huit, Sergueï Efron. Le mariage suit très vite en 1912 et les jeunes gens se retrouvent parents la même année d’une petite Ariadna le 5 septembre. Ils n’ont pas encore fêté leurs vingt ans. Pendant la révolution russe la situation de Marina n’est pas brillante, elle deviendra vite dramatique. Elle loge avec ses deux filles (Irina est née en avril 1917) tout en haut de la maison, dans le grenier. Marina écrit à son bureau dont la fenêtre donne sur les toits et elle s’occupe de l’éducation de sa fille Ariadna qui a l’obligation d’écrire son journal. Par contre la petite Irina ne semble pas compter beaucoup pour sa mère. C’est le moment où une famine terrible sévit dans tout Moscou. Une faim qui pousse à manger des pommes de terre gelées, une faim qui pousse à toutes les horreurs. Le peu qu’elle trouve à manger pousse la mère à privilégier l’aînée aux dépens de la cadette et l’aînée se prive pour sa mère. En 1919, lorsque la situation devient intenable, la poétesse abandonne ses deux filles dans un orphelinat de la banlieue de Moscou. Ariadna écrit des lettres enflammées à cette mère qui a un si puissant ascendant sur elle :

(Si vous venez) je vous offrirai solennellement mon âme.

Marina ne vient pas, les petites souffrent, elles ont faim, elles ont froid, l’aînée supplie :

Venez ! Je me sens vraiment horriblement mal. Il n’y a pas de crochet, ici, sinon je me serais pendue il y a longtemps.

Ariadna a huit ans lorsqu’elle écrit cette lettre terrible. Mariana finit par venir, elle reprend l’aînée mais pas la cadette qui mourra de faim peu après. Qu’écrit-elle dans son journal lorsqu’elle apprend la mort de sa fille ?

La mort d’Irina est pour moi aussi irréelle que sa vie.

Ailleurs,

Pauvre enfant ! Que je suis heureuse de ne pas l’avoir aimée !

Elle croise des amis le jour-même et parle de la façon dont elle doit s’habiller pour la soirée ! Déni pour ne pas sombrer dans le désespoir, diraient la plupart des mères du monde, indifférence totale ou dureté provoquée par les temps, diraient les autres.

Le destin de Marina Tsvetaïeva et de sa famille, c’est Le docteur Jivago de Boris Pasternak, le poète amant épistolaire, mais en plus tragique encore, puisque toute la famille de Tsvetaïeva meurt dans des conditions tragiques à part Ariadna. Il faut dire que, pris dans la tourmente de la révolution, Sergueï Efron et sa femme accumulent les décisions malheureuses puis fatales à toute la famille. Après dix-sept ans d’exil familial, essentiellement à Paris, la famille rentre à Moscou en ordre dispersé et pour des raisons plus ou moins troubles. En 1939, un des pires moments de la répression et des purges staliniennes. Ariadna est torturée et signe une dénonciation de son père puis elle est condamnée à seize ans de goulag. Marina Tsvetaïeva est déportée puis se suicide en 1941, son mari Sergueï Efron est arrêté et fusillé la même année, son fils Gueorgui surnommé « Mour », meurt au front en 1944, à l’âge de 19 ans.

_efron_ariadnaAriadna est réhabilitée en 1955, deux ans après la mort de Staline. Écoutez jusqu’au bout cette émission édifiante sur France Culture, émission « Une vie, une œuvre » du 14 octobre 2017 qui lui est consacrée mais parle abondamment de Marina Tsvetaïeva. Ariadna se vouera à l’édition de l’œuvre de sa mère et à la réhabilitation de son père. Ariadna restera jusqu’au bout dévorée par sa terrible mère, jusqu’au bout fascinée par son père, idole souvent absente de sa vie. Ariadna qui a  a toujours recherché l’amour de cette mère qui l’a traitée comme une domestique, empêchant ses propres aspirations de s’exprimer. Elle a payé un peu pour tout le monde, et surtout pour sa mère obsédée par son œuvre à écrire, cette mère qui a pleuré beaucoup plus sur la disparition de ses amant(e)s que sur la mort de sa petite fille.

La poésie de Tsvetaïeva est imprégnée d’une intensité, d’une urgence, d’une force brûlante. Une œuvre au noir, comme disent les alchimistes, sous le signe de la mort, de la destruction, la première étape nécessaire pour convertir les matériaux ordinaires en or. De sa détresse, de l’épouvantable façon dont l’Histoire a broyé sa famille et sa vie, mais aussi de son incroyable sens de la vie, Marina a tiré une œuvre splendide, incandescente, avant de se pendre dans le grenier d’un paysan tatare à l’âge de 49 ans.

L’écrivain Frédéric Pajak a suivi Marina Tsvetaïeva dans son errance dans les espaces immenses de l’URSS, lui aussi a lu ses carnets.

PajakDans Manifeste incertain 7 / Emily Dickinson, Marina Tsvetaïeva, / L’immense poésie aux éditions Noir sur Blanc, il dresse un tout autre portrait que celui d’une mère Courage. Un constat lucide pour celle dont la grande affaire de sa vie fut toujours l’écriture, une constatation peut-être que Tsvetaïeva, avec sa vie débridée et son absence de sentiment maternel, avec sa vie chahutée par l’exil, sa vie broyée par l’histoire de son pays, avait atteint une liberté dure comme du silex. Et cet affranchissement des conventions sociales et des sentiments communs l’avaient menée à une solitude absolue. Elle a laissé avant de mourir un message aux siens pour leur dire qu’elle les avait aimés. Frédéric Pajak donne des pistes. Il n’excuse pas, n’explique pas, il montre. Et jusqu’au bout le mystère de la poésie incandescente de Marina Tsvetaïeva restera inconnaissable à qui aimerait connaitre les recettes. Une dernière citation de la poétesse pour vous inciter à lire son œuvre :

Chaque vers est le fruit d’une collaboration avec les « forces supérieures », et c’est déjà beaucoup de dire que le poète est un secrétaire. Avez-vous pensé à ce que le mot « secrétaire » a de superbe ? Le secret.

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3 réflexions sur « Marina Tsvetaïeva, l’œuvre au noir »

  1. Ping : Un thé chez Tsvetaïeva | Papiers d'arpèges

  2. Edmée De Xhavée

    C’est vraiment une vie terrible. Certaines personnes refusent de ressentir pour ne pas souffrir, ou pour souffrir moins. Ou n’y arrivent pas. Ou sont anesthésiées par la vie, leur époque et ses troubles… Je pense surtout, finalement, à Ariadna, qui elle… aimait, et a sauvé se qu’elle pouvait de la vie de sa mère…

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Des vies terribles, il y en a eu des dizaines de millions sous la terreur stalinienne. Ariadna m’émeut aussi beaucoup. Je pense aussi à la petite Irina, dont la mère ne s’est jamais préoccupée, elle l’a même affamée au profit de l’aînée, l’a laissée mourir dans un endroit atroce et n’en a éprouvé apparemment aucun remords.

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