Un thé chez Tsvetaïeva

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Boire le thé chez Tsvetaïeva ? Cet épisode troublant s’est déroulé il y a bientôt vingt ans à Moscou. Nos enfants apprenaient le russe au lycée et connaissaient certains poèmes de l’immense poétesse Marina Tsvetaeïva : était-ce sa poésie ou son existence tragique qui les attirait ? L’intensité des textes de cette grande amoureuse brûle ses lecteurs à tout âge.

Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir !
Dieu n’enverra pas une nuit d’épervier pour mon âme de cygne !

D’une main douce, j’écarterai la croix sans l’embrasser,
Je m’élancerai dans le ciel généreux pour un dernier salut.

La faille du crépuscule, ou le matin ou le soir – et la coupure du sourire…
Car même dans le dernier hoquet je resterai poète !

Décembre 1920

Nous sommes donc partis visiter la maison-musée de la poétesse, rue Boris et Glèbe. À Moscou la chaleur peut être accablante en juillet et vraiment le pèlerinage littéraire se méritait ce jour-là.

Le musée actuel, comme un grand hôtel !

Le musée actuel, comme un grand hôtel !

Devant la demeure un policier fait le piquet ; la porte d’entrée est ouverte et des plastiques recouvrent l’escalier jusque sur le trottoir. La maison est en rénovation et le musée est fermé, explique le planton à nos enfants. Nous nous désolons en français sur le trottoir lorsqu’un vague sosie de la poétesse déboule du premier étage, frange épaisse et vêtements démodés.

— Vous voulez visiter ? nous demande-t-elle en un français un peu lent mais parfait. Mais bien sûr, entrez donc !

Et nous voilà embarqués à sa suite, seuls visiteurs d’un musée fermé et gardé par un agent. La dame brune au français scolaire nous explique qu’elle est la conservatrice du musée. Une sorte d’identification de cette femme avec la poétesse jette le trouble dans la famille. Marina Tsvetaïeva a vécu quatorze ans en exil à Paris et la conservatrice s’exprime en un français presque sans accent. Elle apprend que nos deux adolescents étudient le russe au lycée, sourit, approuve. Cela lui semble un juste retour des choses.

D’après notre guide la maison-musée court sur trois étages et Marina Tsvetaïeva y a vécu avec son mari Sergueï Efron et ses filles. Presque trois cents mètres carrés en comptant les étages. Mais l’espace est encombré d’escabeaux, d’auges de plâtre et d’ouvriers, pas besoin de comprendre le russe pour sentir que nous gênons. La visite est écourtée.

salle à mangerLa conservatrice nous faire alors entrer dans la salle à manger de la poétesse, puis, d’un signe de la main nous invite à nous installer autour de la table. Nous voilà assis sur les chaises et les fauteuils de Marina Tsvetaïeva, un peu sidérés, pendant que la conservatrice, les mains sur la table (en acajou si mes souvenirs sont exacts), commence à raconter la vie de la poétesse. Elle s’exprime en russe maintenant, « mon français est trop lointain » et demande à nos enfants de traduire. Son débit est lent, monotone, ma tête commence à dodeliner. La biographie de Tsvetaïeva c’est Guerre et Paix mâtiné de Docteur Jivago autant dire qu’il y a beaucoup à raconter. Beaucoup trop. La traduction est parfois laborieuse, et nous nous demandons si la conservatrice a réellement oublié le français parce que lorsque nos ados se trompent ou résument un peu trop elle les reprend. Il fait chaud. Il fait toujours chaud dans les appartements moscovites, été comme hiver, et je commence à piquer du nez. J’aimerais qu’elle s’intéresse à mon mari ou aux enfants, mais non, ses yeux restent vrillés sur moi, comme si la vie incandescente de Marina m’était destinée. Parfois lorsque mes yeux clignotent, je me réveille en sursaut : l’hôtesse déclame un poème. La musique étrangère pleine de sanglots et de rage secoue alors mon apathie.

Expérience étrange, hors du temps, par moment j’ai eu l’impression que l’hôtesse de cet appartement bruissant d’ouvriers était la réincarnation de la poétesse et qu’elle allait sonner pour nous offrir le thé.

Cette maison-musée de la rue Boris et Glèbe à Moscou correspond aux deux moments moscovites de la vie de Marina Tsvetaïeva. Côté pile, les débuts de son mariage avec Sergueï et la naissance de ses filles. On passe l’hiver à Moscou et l’été au bord de la mer Noire, on poétise et on blablate. Après la révolution Marina reste coincée à Moscou toute seule avec ses filles, toujours au même endroit mais tout en haut de la maison, dans ce qui ressemble plus à un grenier qu’à un appartement. On écrit, on mène une vie mondaine et amoureuse intense, on néglige ses filles et la plus jeune  finira par mourir de faim dans un orphelinat.portrait tsvétaïeva

Il y a longtemps que la maison-musée de Tsvetaïeva a été rénovée. Je me demande si la conservatrice actuelle fait visiter la sous-pente et si les visiteurs s’installent à la salle à manger, à écouter des poèmes, troublés au point d’attendre le thé. L’évocation d’un grenier en chasse une autre et le décalage vire à l’abîme entre cet immense appartement bourgeois et la grange d’obscurs paysans tatares où Marina a choisi de mettre fin à sa vie.

Je suis exclue de naissance, du cercle des humains, de la société […] Je suis sans âge et sans visage. Peut-être suis-je la Vie même.
Je sais qui je suis : une danseuse de l’âme.

Et cette danseuse nous ensorcelle.

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2 réflexions sur « Un thé chez Tsvetaïeva »

  1. Yannick

    Chère Nicole, certains matins sont drôles. En effet, deux lectures me ramènent à cette grande poétesse la tienne et une information sur le livre de Vénus Khoury Gatha « Marina Tsvétaïéva, Mourir à Elabouga » sorti le 3 janvier. Il doit être temps que je découvre ses écrits. Merci pour ce récit.

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Oui, certaines collisions sont étranges et poétiques dans le cas présent. Tu sais par mon article précédent ce que je pense du livre de madame Khoury Gatha. Mieux vaut en effet affronter la poésie de Tsvétaïeva sans passer par de lénifiants textes biographiques.

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