Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, un peu confus et prétentieux

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SansalLe train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu est le troisième livre que Boualem Sansal consacre à la menace islamiste, après l’essai « Gouverner au nom d’Allah » et le roman « 2084 La fin du monde ».

Cette fois il écrit un texte complexe, qui tient à la fois de l’essai, du roman épistolaire, du roman en train de s’écrire, où histoire et sociologie, passé et présent se mélangent. Le tout sous le patronage revendiqué de Thoreau, le militant du retour à la nature, de Kafka et la Métamorphose, ainsi que de Dino Buzzati et son Désert des tartares. Tout cela sans compter les mises en exergue des deux parties du texte convoquant l’Enfer de Dante et les différents clins d’œils littéraires dans les titres de chapitres. N’est-ce pas un peu trop ?

Texte complexe ou confus ? Écrire un texte à emboîtements comme les poupées russes exige de retomber sur ses pattes comme le chat botté ; on ouvre une poupée pour en retrouver une autre, pas pour trouver un méli-mélo d’idées et de références. Voici le prologue un peu prétentieux et grandiloquent :

Ce roman raconte les derniers jours de la vie d’Élizabeth Potier, professeure d’histoire-géographie à la retraite, habitant la Seine-Saint-Denis, victime collatérale de l’attentat islamiste du 13 novembre 2015 à Paris. Après quelques jours entre la vie et la mort, elle émerge de son coma avec une autre personnalité et c’est sous cette identité qu’elle décèdera un mois plus tard.  […]

Les deux histoires additionnées sont une quête de vérité à travers les continents et les époques, vérité que certains, que nous dénonçons au passage, affirment posséder en exclusivité et entendent imposer au monde entier. La construction du roman s’éloigne notablement des cadres habituels de la narration et peut dérouter, mais ainsi est le chemin de la vérité, bien fait pour nous perdre. Dans cette vie, rien ne nous est donné gratuitement. La lecture, si elle s’accompagne d’une véritable méditation, est un acte initiatique. (p.13-14)

Fichtre ! Avant même que le roman commence l’auteur nous précise ce que nous allons trouver dans une sorte de résumé. Le lecteur est averti qu’il va avoir droit à un roman très original et qu’il devra s’accrocher pour retirer la substantifique moelle de l’ouvrage qui se trouve entre ses mains.

Précaution bien utile… On n’entend pas parler d’Élizabeth dans la première partie de ce roman épistolaire. La vieille aristocrate Ute Von Ebert écrit à sa fille qui vit à Londres et ne recevra sans doute jamais ses lettres, car la petite ville d’Erlingen en Allemagne est assiégée par un mystérieux ennemi. Les élus se montrent veules et incapables et la population attend un train à mi-chemin entre la diligence salvatrice et les wagons des camps de concentration. Enfermement. Oppression. On pense tout de suite au Désert des tartares de Buzzati, et l’attente de ce mystérieux ennemi dont on ne sait rien. Cet encerclement de la ville, cet emprisonnement des habitants coincés entre les barrières naturelles (la neige qui empêche d’accéder à la ville) et les assaillants invisibles aurait pu donner un texte splendide s’il s’était montré moins virulent quand les habitants se mettent à prier, par exemple :

[…] l’homme n’a que lui-même pour fondement et que l’action pour se réaliser, quand il prie il n’est rien, il se nie, se renie, se déresponsabilise, se soumet en fin de compte. Crois-tu ma chère enfant qu’on puisse réfuter cela ? Crois-tu qu’un Dieu serve à cela, recevoir nos prières, entendre nos jérémiades, endurer nos crises de foi ? Qui a besoin de ça ? Ce ne sont que postillons, grommellements fatigants, sûrement très nauséabonds pour un nez divin. On devrait interdire ces choses, Dieu n’a pas besoin de nous et nous n’avons pas besoin de lui. (p. 106)

Le texte est vindicatif, et paradoxalement cela fait perdre de la force au propos de l’auteur, parce que Boualem Sansal tire sur tout ce qui bouge (population inconsciente, passive devant le danger, lâcheté des dirigeants, etc.) sans apporter de solution. Les grands contempteurs sont rarement de grands bâtisseurs.

Les repères se perdent, y compris ceux de la narration, car la vieille dame raconte la vie dans la ville assiégée mais écrit des notes pour un roman à quatre mains qui doit être écrit avec sa fille. Roman à tiroirs.

Dans cette première partie on peut constater une grande complaisance à décrire les cadeaux invraisemblables reçus pendant son enfance par la fille de la narratrice, tout comme une véritable description d’esclavage des domestiques, comme si l’outrance pouvait tenir lieu de vraisemblance. Il me semble que des détails plus véridiques auraient rendu l’abîme social plus percutant. Quant au personnage de la vieille dame, il est sans nuances et les autres tiennent de l’ectoplasme ou de la caricature.

L’ennemi que l’on appelle « les Serviteurs » transforme ceux qui l’approchent. Et là, voici que surgit la « Métamorphose » de Kafka :

Ceux qui ont approché l’envahisseur et qui, soudain atteints par un fluide cosmique, ont adopté son genre se sont transformés en caméléons, et voici que l’environnement se modifie sous leurs pieds, leur donnant l’impression qu’ils marchent sur le monde aussi bien que le divin Jésus marchait sur l’eau. (p. 138)

Enfin on passe à la deuxième partie où l’on découvre Léa, fille d’Élizabeth, qui s’adresse dans ses lettres à sa mère décédée après avoir succombé à son agression. Un effet miroir de la partie précédente où la mère s’adressait à sa fille absente, une sorte de chiasme où la fille prend le rôle de la mère. Les deux filles (aussi inconsistantes l’une que l’autre) habitent toutes les deux en Angleterre. Nous avons quitté la ville allemande imaginaire assiégée et son aristocrate rugueuse pour le département de la Seine-Saint-Denis tout aussi assiégé, mais cette fois on voit très bien qui sont les envahisseurs.  Voilà qui est lumineux. Enfin.

Le monde est en marche vers le nouveau royaume. Les Serviteurs qui se proclament uniques exécuteurs de la Volonté divine en seront les gardiens jaloux. Ils présideront le Tribunal universel permanent et soumettront les peuples par le spectacle terrifiant de leur mise à mort. […] Qu’importe à vrai dire, demain cesseront les doutes, les peurs et toutes les fatigues mentales, la soumission est le refuge idéal. […] Elle est l’avenir du monde. (p. 176)

Tout est dit très vite, dans cette partie un peu fourre-tout. L’auteur explique longuement en quoi il est redevable aux auteurs déjà cités dans des notes de lectures : Thoreau, Kafka, Buzzati. Ordinairement les notes de lecture sont situées à l’extérieur du texte, mais ici elles font partie du roman. Manière d’allonger une partie qui serait trop courte ? De parler d’un thème qui est cher à l’auteur ? De faire de l’originalité à tout prix ? Enfin les thèmes se croisent et se réunissent, mais que cela semble artificiel !

Il y a pourtant dans ce texte que j’hésite à qualifier de roman de très beaux moments comme la description de la Maison allemande des émigrés à Brême, quand l’auteur oublie la lourdeur de son propos et donne la mesure de son talent.

Dans un entretien pour La Cause littéraire, Boualem Sansal laisse échapper disons une certaine suffisance et un mépris tout aussi certain pour le lecteur qui n’adhérerait pas à son roman. Extraits choisis :

Sauf à vouloir faire de la petite vulgarisation pour des lecteurs supposés débiles, on est obligé d’user de moyens sophistiqués pour dire la complexité de ce monde. […]

Ce roman, qui semble centré sur l’islamisme, traite en fait de toutes les grandes menaces de notre époque, la mondialisation, le libéralisme, le capitalisme, la migration, les dictatures, la religion, les manipulations mentales, les métamorphoses biologiques, la politique politicienne, la ghettoïsation, le communautarisme, etc. Traiter de tout ça dans un roman de taille courante (200 à 300 pages) ne se pouvait pas avec des constructions narratives classiques. Le danger de ma démarche est que le lecteur peu informé, insuffisamment cultivé, perde pied dès les premières pages. J’ai fait ce que j’ai pu pour réduire ce risque mais est-ce suffisant ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez de retours pour en juger. De toutes façons, le livre est fait, je ne peux le reprendre et le simplifier.

Qui parle de le simplifier ? Boualem Sansal aurait pu l’amplifier, au contraire, donner souffle et grandeur à ces questions très graves et très actuelles ! Travailler son ouvrage et enrichir sa construction, la rendre complexe mais cohérente, chercher à rendre les femmes et les autres personnages de ce texte plus vivants, incarner leur courage puisqu’il semble que les hommes politiques en manquent, soulever les contradictions inhérentes à la condition humaine… Écrire un vrai roman, en somme, dont la lecture serait une leçon de vie, une réflexion qui permettrait certaines tentatives d’actions ou de réactions…

Réussir un roman didactique et imprécatoire à la fois est difficile ; oublier de donner chair à ses personnages au profit des idées, aussi justes soient-elles, est fatal. Le lecteur veut bien être égaré mais pas pris pour un imbécile et contraint à un exercice d’admiration.

Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu
Boualem Sansal
Gallimard, août 2018, 256 p., 20 €
ISBN : 9782072798399

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