Archives mensuelles : mars 2014

La petite danseuse de pierre

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L’ovale parfait de son visage, la finesse sidérante de ses traits : sourcils et bouche parfaitement dessinés, nez grec, pourraient la transformer en icône de magazines du monde occidental mais elle est figée dans la pierre depuis près de mille ans.

Le tailleur de pierre a rendu la lenteur de la danse, prodige d’équilibre, rotation à droite, puis à gauche, puis de nouveau à droite où il a saisi le mouvement et figé pour l’éternité ce demi-sourire et ces yeux clos. Il a capturé la petite épouse de Vishnou dans sa gangue de pierre, main droite relevée, serres recourbées des ongles pointus, bracelets au niveau des biceps du bras droit, triple rang de colliers et lourde boucle d’oreille, couronne très travaillée. La petite apsara, danseuse sacrée, est parée pour la séduction.

Elle a été choisie par les prêtres pour la perfection de son corps et sa façon de marcher, tête immobile et grâce infinie. Elle est partie  sans un mot,  sans bagage, le temple pourvoirait à tous ses besoins, c’était un honneur, un grand honneur. Toute droite, entre les deux robes safran, avec la pluie qui coulait sur son visage et lavait ses larmes.

La vie au temple avec les autres élues, toutes filles du peuple d’une très grande beauté, perfection de la peau et du corps : ablutions rituelles et pureté obsédante, complicité et dureté de l’apprentissage. Ne pas parler. Ne pas lever les yeux. Psalmodier les prières au milieu de la nuit pour briser l’enveloppe corporelle et fragiliser l’identité. Les exercices rituels, pendant des heures, jusqu’à ce que l’une des petites épouses de Vishnou tombe d’épuisement. La longueur des pas. La position des pieds. Celle des doigts. Les élongations, assouplissements, torsions jusqu’à la douleur extrême. Mais aussi l’écriture, la lecture, l’initiation aux textes sacrés. Sept ans pour apprendre la langue sacrée, pour accomplir chaque geste, chaque enchaînement de mouvements à la perfection. Sept ans avant que tout son être connaisse le langage de Vishnou, que chaque expression de son visage ou rotation de son corps soit parfaite.

Comme elle est troublante ! Poitrine nue et bras en mouvements, voilage dévoilant ses cuisses parfaites, de lourdes broderies masquant son entrejambe, le sculpteur a reproduit toute l’ambigüité de la danse sacrée : la petite épouse de Vishnou est offerte au dieu à travers une communication érotique où les hommes servent d’intermédiaire.

Et nous voyageurs, en face d’elle, si belle, si vivante, elle dont on croirait entendre tinter les feuilles d’argent autour de sa taille et se soulever le voile sur son intimité, nous voilà plongés dans une culture qui nous échappe totalement.

 

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Rob Brezsny, troubadour des conjonctions astrales

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Connaissez-vous Rob Brezsny l’astrologue le plus lu de la planète, l’oxymoron des horoscopes traditionnels, le chantre de la transformation et de l’humanisme ?

Ce poète musicien écrit toutes les semaines un horoscope qui ne ressemble à aucun autre, plein de poésie, de culture et de confiance dans les capacités de l’être humain. Avec lui pas de conjonction entre les étoiles qui vous feront rencontrer l’âme sœur mais de profondes réflexions suivies d’un horoscope « traditionnel » concernant les différents signes.

Courrier International est le premier journal de la presse francophone à proposer une traduction de l’astrologue, ce qui  en dit long sur la curiosité et l’ouverture d’esprit de ce journal toujours à l’affût d’articles intelligents dans tous les domaines.

A titre d’exemple, voici l’horoscope du 20 au 27 mars 2014 : « A méditer cette semaine : essaie de te rappeler la douleur qui t’a été la plus salutaire ». A creuser, non ?

« Je parie que, dans les jours à venir, un charme pétillant et une belle malice décupleront tes forces vitales. Ton réseau de sociabilité se fera plus profond, plus festif, plus plaisant. Fonce, Gémeaux, fonce ! Exprime avec plus de clarté et d’entrain ta vision de ce que tu désires. Invente des artifices séduisants pour t’attirer de nouveaux alliés et engager tes alliés existants à mieux te soutenir. Si tout se passe comme je le prévois, la synergie entre travail et plaisir devrait être plus fructueuse que jamais. Tu doperas tes ambitions en multipliant les sorties entre amis, tu amélioreras ta vie sociale en affichant tes ambitions ».

Waouh !!! Comment ne pas être dopé par une telle incitation à améliorer sa vie ? Rob, vous êtes une puissante incitation à prendre sa vie entre ses mains, la malaxer jusqu’à ce qu’elle devienne une boule brillante qu’on lance vers les étoiles.

Ami lecteur, fais-toi du bien et médite chaque semaine les prévisions (gratuites) de Rob le troubadour des conjonctions astrales.

 

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Le Grand Roman indien de Shashi Tharoor

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L’argument du Grand Roman indien semble très simple : le vieux Ved Vyas dit V.V. dicte ses mémoires à son secrétaire au physique éléphantesque, qui s’appelle d’ailleurs Ganapati (autre nom de Ganesh, le dieu éléphant). Il va raconter au jeune homme l’histoire politique de son pays, l’organisation par Gandhi de la résistance non-violente, la partition du grand pays entre l’Inde et le Pakistan, les soubresauts politiques et les luttes sanglantes.

« Ils me disent que l’Inde est un pays sous-développé. Ils assistent à des séminaires, se produisent à la télévision, viennent même me voir, accrochés à leurs attachés-cases de plastique moulé, froissant leurs costumes à huit cents roupies, pour annoncer sur un ton infiniment entendu que l’Inde n’est pas encore développée. Foutaises. »

Un livre d’histoire de plus, me direz-vous, à la structure bateau rabâchée depuis des siècles… Pas du tout ! Un torrent de rire et de sang, de fureur et de sensualité, une parodie étonnante, un conte à tiroirs, à double, à triple entrée où nous nous perdons plus encore que nous le supposons. Quant à la structure qui nous semble si banale, elle est calquée sur le texte parodié, le plus ancien texte de la mythologie hindoue, le Mahabharata qui signifie « la grande Guerre ». Dans celui-ci, Vyâsa, raconte au dernier des membres de la famille l’histoire de la guerre qui a détruit le clan. Vyâsa, Vyas, c’est transparent, tout comme la structure de la narration.

L’auteur du Grand Roman indien reprend l’immense poème fondateur, pour nous conter l’histoire de l’Inde moderne à grand renfort de poèmes, histoires coquines et roublardes, personnages hauts en couleurs dont l’incroyable Gangaji, Gandhi. Les Pandava et les Kaurava, les cousins du mythe, vont partir à la conquête du pays. Et l’histoire de l’Inde défile, avec ses Anglais pleins de morgue et d’ignorance, leur exploitation systématique du pays, la façon désastreuse dont ils ont géré l’accès de l’Inde à l’indépendance. Mais aussi la soif de pouvoir des nouveaux dirigeants, l’échec de la non-violence, les torrents de victimes, et là on ne rit plus :

« C’est la fuite qui rend les gens vulnérables, c’est la fuite qui les rend violents ; c’est la perte de ce précieux contact avec son monde et sa terre, l’arrachement aux racines, aux amitiés et aux souvenirs qui crée la dangereuse instabilité d’identité et fait des hommes la proie des autres, de leurs propres peurs et de leurs propres haines. C’est souvent l’être qui a tout perdu qui est aussi la cible la plus commode, car il est sans visage, sans maison, sans lieu, et son manque d’identité invite et semble pardonner l’attaque. Après tout, personne ne pleure un rien du tout ».

Ce paragraphe pourrait s’appliquer à toutes les victimes des guerres modernes, en Asie ou en Afrique. Mais bien vite l’auteur revient à plus de légèreté et conclut son énorme roman (plus de 500 pages) par une pirouette :

« Tes sourcils et ton nez, Ganapathi, se tordent en un point d’interrogation éléphantesque. Etes-vous arrivé, sembles-tu demander, à la fin de votre histoire ? Comme tu as peu de mémoire ! Pas plus tard que l’autre jour, je te disais que les histoires ne finissent jamais, elles se continuent simplement ailleurs. Dans les montagnes et dans les plaines, dans les cœurs et les foyers de l’Inde.

Mais mon dernier rêve, Ganapathi, me laisse avec un problème beaucoup plus grave. S’il possède une signification, une signification quelconque, c’est que j’ai raconté jusqu’ici mon histoire d’un point de vue complètement erroné. J’y ai réfléchi, Ganapathi, et je me rends compte que je n’ai pas le choix. Il me faut la raconter de nouveau.

Je vois la consternation se peindre sur ton visage. Je suis navré, Ganapathi. J’en toucherai un mot demain à mon ami Brahm. Entre-temps, reprenons au commencement.

Ils me disent que l’Inde est un pays sous-développé… »

Sashi Tharoor, fin connaisseur de la littérature et de l’histoire de son pays, nous livre avec cette histoire chantournée et mythique, un récit d’une richesse et d’une verve exceptionnelles.

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De l’équarrissage considéré comme un des beaux-arts dans le monde de l’édition française

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Le mot équarrissage ne vous évoque sans doute que des pratiques barbares mises en lumière par de récents scandales concernant notre alimentation : vous avez découvert que la viande était considérée comme un minerai, que toutes les parties des animaux étaient utilisées, mixées, broyées de façon à nous donner une nourriture indéterminée. Vous savez tout cela, mais le rapport avec l’édition, non, vraiment, vous ne voyez pas.

Je vais tenter de vous éclairer. Commençons par la définition du Petit Larousse édition 1994 (mes droits d’auteur se font attendre, le renouvellement du dictionnaire itou) :

Équarrir :

1. dresser une pierre, une pièce de bois de façon à lui donner une forme se rapprochant d’un parallélépipède à section carrée ou rectangulaire.

2. augmenter les dimensions d’un trou.

3. dépecer (un animal) pour en tirer la peau, les os, les graisses, etc.

 

Vous remarquerez que la première définition part d’un morceau de bois que l’on va raboter de façon à lui donner une apparence qui ressemble à ce bel objet rectangulaire qui peuple nos bibliothèques. La masse informe que l’on va façonner pour en faire un livre, correspond à un certain nombre de feuillets format A4 que l’auteur, pétri de naïveté et d’espoir a envoyé par la poste aux maisons d’édition.

Dans le cas précis, 400 feuillets s’entassaient dans la fourre, relatant la vie extraordinairement dense de Louis Favre, héros méconnu de la Résistance. Trois ans de travail, des documents de première main et des découvertes dans les archives du Bureau de la Résistance. J’affronte le regard de la postière de mon village un lundi après-midi.

Le vendredi matin, coup de fil d’une directrice de collection d’un des « trois grands » :

— Il est super, votre type, et vous avez des documents sensass… mais vous parlez de son enfance et de sa famille, on s’en fout ! Votre texte fait 400 pages, vous allez m’en faire 90.

— …

— Et puis vous avez mis des dialogues, quelle horreur ! Vous allez m’enlever tout ça !

Silence au bout du fil. La dame s’impatiente :

— Vous voulez être publiée chez nous, oui ou non ?

Que celui ou celle qui ne se serait pas prostitué(e) pour avoir son nom sur une couverture prestigieuse me lapide. Je me suis mise au travail. Avec fébrilité. Avec perplexité. Supprimer son enfance et sa famille, le père mort à la guerre, le rêve d’héroïsme ? Faire sortir du chapeau un résistant frais et fringuant sans passé qui se sacrifie sans qu’on sache pourquoi ? J’écarte cette pensée importune et commence à enlever.

Au début ce n’est pas difficile, je resserre, recentre, enlève la rencontre et l’amitié avec le frère de Louis, les vieux missionnaires si drôles, les chausse-trappes des gardiens du temple, etc. Le livre gagne en densité. D’accord, il perd en émotion, mais l’émotion, le lecteur n’en veut pas tout de suite, il faudra attendre les interrogatoires de la Gestapo, c’est ça, le lecteur n’a qu’à attendre.

A mi-parcours je demande l’avis de mes re-lecteurs familiaux. J’ai déjà supprimé une centaine de pages, qu’en pensent-ils ? Un silence gêné s’installe avant qu’un courageux se lance :

— Bien sûr, c’est plus dense… Mais toute l’émotion du début, les raisons qui t’ont lancée dans ce travail, l’enfance de Louis, il n’y a plus rien.

— C’est plus intense, mais…toute l’originalité du livre a disparu.

Les coups de fil indignés des amis :

— Tu n’as pas honte ? Tu te renies, pire, tu renies ton travail, la personnalité que tu as mise en lumière, tes découvertes, mais comment tu peux faire ça, comment ?

Comment ? En créant des trous dans la logique du personnage, en supprimant des archives, ce qui nous renvoie à la définition numéro 2 du Petit Larousse. Le trou est si grand que ce qui reste autour est fragile, mais la question n’est pas comment, c’est pourquoi, et la réponse est évidente, parce que je veux être publiée chez un grand éditeur !

J’use et abuse du style indirect libre pour garder sournoisement mes dialogues. Trop long. Je raccourcis les tortures. Les remets. Les enlève. Et la description de la prison ? Encore trop long. Impossible d’arriver au chiffre demandé.

Je ne reconnais plus ni mon livre, ni cet homme extraordinaire, cet homme qui a refusé de s’évader pour que d’autres ne le paient pas de leur vie, cet homme dont j’ai lu la lettre si bouleversante, si humaine, je ne le reconnais plus.

Mes re-lecteurs intimes s’étranglent, éructent et finissent par se taire.

Je veux être publiée chez un grand, je veux être publiée chez un grand…

Pause en librairie, pour me motiver, bientôt à moi les têtes de gondole ! Tiens, tiens, c’est fou comme les livres ont rétréci depuis « Indignez-vous », et la longue liste d’impératifs qui ont suivi : du très court, comme si le temps destiné à la lecture s’était fragmenté. C’est sûr, avec si peu de pages pas le temps de s’ennuyer, sans compter qu’on augmente rapidement le nombre de livres qu’on a lus. Le nombre de parallélépipèdes quasiment plats (ce qui les fait ressembler à une liseuse électronique) m’impressionne. Je compte le nombre de pages : quatre-vingt-dix…

Je louche du côté des locomotives, elles n’ont pas l’air d’être touchées par la crise du papier, alors ?

J’arrive à 130 pages après avoir correspondu exactement à la définition numéro trois du Petit Larousse et j’envoie les feuillets du reniement au comité de direction.

 

Qui le refuse : trop journalistique, m’explique la directrice de collection…

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Le sexe des arbres 7

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On ne voit que le bas de son corps, ses deux jambes nerveuses qui se reposent un instant sur le mur, sur la trouée du mur de pierre suffisante pour l’envahissement. Le reste tient encore debout mais la barrière est détruite.

L’un des membres, tendu à la verticale, se termine par une sorte de sabot de faune. L’autre étonne. Sa cuisse épouse le sommet de la béance, bien à plat, en position de repos, pendant que la jambe, pliée à angle droit, pied à l’extérieur semble esquisser un pas de danse, comme une des nombreuses apsaras du temple. Mais ici, nulle danseuse, doigts en éventail, yeux mi-clos et sourire énigmatique.

Une force brutale dont la puissance de la structure, tout en tendons, sexe énorme à côté d’une béance menaçante, enjambe le mur.

En arrière-plan, une dentelle de feuilles calée sur des troncs clairs élancés. Mais on ne voit que les membres recouverts de peau malsaine en train de franchir le mur de pierres ocres, la menace.

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