Archives mensuelles : février 2015

Le septième jour, un Dante contemporain dans l’enfer chinois

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Le septième jourUn roman d’une beauté prégnante où les êtres cheminent vers la douceur en convoquant pour mieux s’en déprendre leur vie de souffrance et d’offenses, dans une Chine d’aujourd’hui au pouvoir arrogant et cruel.

Voilà le dernier paragraphe de la quatrième de couverture d’un roman contemporain chinois, Le septième jour, paru aux éditions Actes Sud en 2014.

L’argument n’est pas vraiment chinois au premier abord : un homme vient de mourir et pendant sept jours il déambule dans l’outre-monde à la recherche de son père adoptif ; ce faisant, il retrouve des personnes qu’il a croisées durant son existence et qui lui racontent leur vie passée.

Sept jours, le temps de la création divine, bien sûr, le temps pour notre mort qui s’appelle Yang Fei de rejoindre définitivement la cohorte des morts sans sépulture car seules les personnes à qui leur famille peut offrir une tombe peuvent prétendre reposer en paix après leur incinération, les autres errent dans les lieux de leur passé ou dans des environnements champêtres idylliques où peu à peu leur corps se décompose. Voilà ce qui est vraiment chinois dans ce roman : l’importance de l’argent dans la vie comme dans la mort.

On entre de plain-pied dans un monde étrange, voici les premières lignes du roman :

Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j’ai divagué dans la ville irréelle et chaotique. Je devais me rendre dans cet endroit qu’on appelle le funérarium, et qu’on appelait jadis le crématorium. On m’y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation étant prévue pour 9h30.

Avouez que cela peut déstabiliser le lecteur occidental.

Très vite on comprend que le narrateur est mort et que le roman sera vécu selon son point de vue de nouvel entrant dans l’outre-monde : on peut être surpris par le fait qu’il doive remettre en place un œil ou une mâchoire pour se rendre présentable mais ce n’est qu’un détail parmi d’autres dans cette vision exotique des fantômes chinois.

Les distinctions entre les riches et les pauvres se perpétuent chez les morts, les VIP attendent leur crémation sur de confortables fauteuils pendant que les pauvres patientent sur des chaises en plastique. Yang Fei, notre passeur chinois contemporain, va nous promener dans un enfer où les pauvres sont pressurés, grugés, abusés par les puissants. Le petit restaurateur chez lequel l’explosion fatale au narrateur a eu lieu, se trouvait au bord de la faillite parce que ses clients fonctionnaires ne payaient pas, remettant à la fin de l’année la note aux entreprises obligées de passer par leurs exigences pour pouvoir travailler. La corruption se retrouve partout : scandales du lait coupé avec du talc, morts de nourrissons, expulsions devant la flambée immobilière, collusion de la police et du pouvoir, ventes de reins pour pouvoir survivre. Même les pauvres n’échappent pas à une forme de corruption, les petits fonctionnaires transmettant leur charge à leurs enfants.

Au milieu de tout cela, une histoire d’amour, celle des voisins de Yang Fei, la jolie Liu Mei dite Souricette et son amoureux Wu Chao. Souricette s’est suicidée parce que son ami lui a menti en lui offrant une imitation du portable dont elle rêvait. Souricette avait envie de tant de choses, des millions de Souricettes chinoises, pauvres et exploitées rêvent derrière la petite créature pathétique.

L’histoire dérisoire se déploie et tout à coup nous nous trouvons dans le chant cinquième de l’Enfer de la Divine Comédie, « Et voilà que des cris plaintifs commencent à se faire entendre, voilà que de grands sanglots frappent mon oreille », Francesca de Rimini et son amant se désolent dans le deuxième cercle de l’enfer. « Francesca, tes tourments me font pleurer de tristesse et de pitié », dit Dante, et Yang Fei ressent la même étreinte par-delà les siècles et les océans.

Oui, il y a beaucoup de poésie dans ce roman mais il faut attendre avant de se laisser saisir par l’étrangeté de ce monde, l’absolue et poétique irréductibilité de ce monde.

Des larmes perlent des orbites vides de Li Yuezhen. (…) Les larmes coulent le long de ses joues semblables à de la pierre, et tombent sur l’herbe. Puis un sourire se dessine dans ses orbites vides. Elle lève la tête et regarde autour d’elle les bébés qui chantent comme des rossignols. (…) Dans son cœur glacé jaillit un feu ardent. Un des bébés glisse par inadvertance d’une feuille, il rampe en pleurant jusqu’à Li Yuezhen, qui le prend dans ses bras et le berce doucement avant de le reposer sur la large feuille.

Vous avancerez dans ce voyage au pays de la Chine contemporaine en sept jours, autant que pour la création divine, en compagnie d’un voyageur de l’au-delà qui vous fera découvrir l’enfer des vivants et les regrets des morts.

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Le mal du pays chanté par Pierre Lapointe, grand moment sur France Inter

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LapointeCe matin Augustin Trapenard recevait Pierre Lapointe le chanteur québecois qui avait tenu une chronique pleine d’autodérision et d’humour sur France Inter l’été passé.

Chronique un peu ronronnante et tout à coup un grand, un somptueux moment dans Boomerang : Pierre Lapointe s’est mis à chanter Le mal du pays de Manno Charlemagne, ce grand chanteur haïtien passé aux oubliettes dans nos contrées. Une émotion palpable qui m’a reportée au magnifique livre de Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce.

« Dans ma petite chambre : / en plein hiver / je rêve à une île dénudée / dans la mer des Caraïbes / avant d’enfouir / ce caillou brûlant / si profondément / dans mon corps / que j’aurai / du mal / à le retrouver. »

Ce matin, entre neuf et dix heures, conjonction dans l’hiver parisien de deux exilés magnifiques grâce à un chanteur québecois et un commentateur de radio parisien.

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Les âmes soeurs de Valérie Zenatti, journée buissonnière

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ZenattiSuite à la belle critique de MicMélo Littéraire sur Mensonge de Valérie Zenatti j’ai cherché cet auteur mais n’ai pas trouvé le livre autobiographique de la traductrice d’Aharon Appelfed ; voici donc Les âmes sœurs qui date de 2010.

Nous avons affaire au principe du roman dans le roman : Emmanuelle prend une journée de congé buissonnier pour lire le livre confession d’une femme photographe et reporter de guerre. Les deux vies s’emmêlent : celle de la narratrice du roman que lit Emmanuelle, au « je » qui introduit une proximité troublante avec celle-ci, en retrait, spectatrice de sa propre vie, un peu décalée. D’un côté la transcription d’une histoire d’amour passionnelle et douloureuse sur fond de guerre, de l’autre le quotidien d’Emmanuelle, trois enfants en bas âge, mariée avec Elias.

Emmanuelle frissonna, ferma le livre et le serra contre elle. Son regard glissa sur les objets qui l’entouraient, la table basse du salon, les baskets de Gary, l’une sous la table, l’autre près de la télé. (Pourquoi là ? Pourquoi avait-il ôté ses chaussures là ? Pourquoi – question obsédante, appelant désespérément une réponse – les journaux, le courrier, les écouteurs des baladeurs, les peluches, les vêtements, les jouets, les pièces de monnaie, les gants, les CD, les DVD n’avaient-ils pas de place naturelle ? Et s’ils en avaient une pourquoi ne la gardaient-ils pas ?) (…) elle avait songé à toutes ces minutes et ces heures consacrées à des tâches sans intérêt et elle avait visualisé des monceaux de détritus, d’instants moches et rouillés. La décharge publique d’une vie.

Valérie Zenatti possède un art sidérant de radiographier le quotidien des mères de famille.

Ce livre relate la gestion d’une crise, un de ces moments où le ras-le-bol du quotidien vous saisit et où l’urgence d’un bol d’air évitera une explosion que les proches ne comprendraient pas.

Une journée, le temps d’entrer en résonance avec une autre vie que la sienne, deuil contre deuil (Emmanuelle vient de perdre son amie Héloïse), amour perdu contre amour perdu (celui qui aurait été possible si Emmanuelle avait obéi à son impulsion autrefois), voyage contre voyage. Les deuils plus anciens affleurent comme la mère décédée brutalement d’Emmanuelle ou celle, absente, d’Héloïse, et les vies possibles évanouies.

Des âmes sœurs. Dans la perte et l’errance, le temps d’une journée volée au quotidien.

Après quoi Emmanuelle reprend sa vie et se rend à l’école de son fils où il y a une cérémonie en l’honneur « des sept enfants de l’école déportés parce que nés juifs ».

Une autre piste explication de ces âmes sœurs, le poids de la judéité.

J’ai aimé ce petit roman sensible, cette écriture à vif où tant de femmes peuvent se reconnaître. Avec une réserve cependant : ce qui commence avec force s’affadit un peu au fil de la journée, tenir la distance au fil de la narration conduit à l’essoufflement et la fin rose bonbon, (j’aime ma petite famille et je reviens juste à temps pour les obligations familiales), même si elle est attendue, déçoit un peu.

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