Archives mensuelles : février 2015

Pénitent de neige

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pénitent

Il nous attendait au bord du champ, sculpté par le vent dans la neige de février. L’homme qui marche de Giacometti ; un homme de neige fragile et las qui s’appuyait contre le piquet de châtaignier.

Dans cette solitude poignante, avec sa cape de cristaux de neige lovée contre le bois tourmenté, il semblait en conversation avec le poteau ridé, crevassé, envahi de lichens.  Message chuchoté contre une oreille attentive. Plainte commune ?

Les jeux d’ombre et les vagues de neige, les fils de fer noirs sous le soleil qui emprisonnaient son visage, le vieux poteau oblique en guise de soutien : il a suscité en nous, les marcheurs dans la neige, une émotion profonde.

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Le Transparent, recherche incandescente

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le transparentAmateurs de sentiers balisés et de romans distrayants passez votre chemin : Le Transparent de l’auteur franco-suisse Françoise Matthey est destiné aux familiers de la montagne, aux habitués des sentiers rudes, de l’effort et de la souffrance, tenaillés par la volonté d’avancer, aux êtres en recherche tentés par le vertige.

Étrange livre, en vérité, que cette méditation poétique sur la vie d’un saint du XVe siècle né dans la Suisse primitive, Nicolas de Flue. Un livre religieux ? La biographie d’un saint au XXIe siècle, quelle aberration !

Oubliez vos préjugés et ouvrez ce court texte, vous qui êtes en recherche de vérité au plus près des sensations.

Une fauvette dans le ciel.
Sous ses ailes bouleversantes la transparence de vivre,
Un abandon inouï.
Entre deux trilles, dans le ténu surgi, Nicolas se sent libre.
Immensément
Libre et debout
En devenir.

Françoise Matthey nous décrit un moment essentiel, celui où Nicolas de Flue, heureusement marié, père de famille nombreuse, membre important de sa communauté, décide de tout quitter pour céder à l’appel. Jamais le nom de Dieu n’est cité. C’est une force qui le pousse à partir, moment déchirant auquel il ne peut se soustraire plus longtemps. Nicolas cherche, il avance dans la montagne à la poursuite de ce qu’il sait plus puissant que lui.

Adossé à la force des ombres, Nicolas, au paroxysme de l’instant, persistait à chercher l’essentiel.

Texte puissant, sensuel, d’une poésie de granit et d’horizons infinis, de froid et de vertiges. Une approche dense de l’être en recherche, chaque vers poli et repoli en un objet dur et sans afféterie entrecoupé de quelques poèmes évoquant l’auteur sans doute, le seul moment où quelqu’un prend la parole :

Mon cœur qui se voulait visionnaire
Ne voit rien.
Que le rien qui se meut
Suspendu.

Le chemin de Nicolas n’est pas facile, et la tentation de retourner dans le foyer familial admirablement décrite.

Ce beau texte a été publié aux Éditions de l’Aire dans le canton de Vaud, à Vevey plus précisément, où depuis bientôt quarante ans la petite maison d’édition publie des textes d’auteurs essentiellement suisse romands de très haute tenue. Celui-ci ne déroge pas à la règle. Belle occasion pour découvrir le travail de fond de cette maison qui publie des auteurs importants en toute discrétion. L’édition suisse est vivante, protéiforme, il faut la faire connaître dans ses choix courageux loin des grosses machines éditoriales et des livres de circonstances.

Cet homme à la personnalité si forte qui s’incline devant plus grand que lui et devient Transparent, ouvert à toute la beauté du monde et à la grandeur divine, s’efface dans le poème :

Ainsi,
Celui qui veillait,
Celui qui, (…) avait accueilli tout au long de sa vie,
Transparent,
Parfois dévasté,
La rosée mystérieuse d’un ciel à fleur de terre, à fleur de monde.

Une superbe façon de déplacer le sujet, souvent absent, remplacé comme ici par le démonstratif Celui, avec des reprises là où on ne les attend pas :

Cependant que béat, il contemple, Nicolas, depuis des heures, la pureté des cimes, (…)

Se perçoit faisant partie intégrante d’un jaillissement vital. (…)
Croyant avancer sur des terrains spongieux, ce furent en fait les voies du ciel qu’il empruntait, Nicolas.

Déstructuration de phrases qui accompagnent celles de l’individu, phrases au sujet absent, balancement du prénom comme une feuille dans le vent, cette déstabilisation habile participe du travail du mystique, de sa marche heurtée.

Avec une citation de Lytta Basset (pasteure protestante très connue en Suisse romande) et une autre de Jean de la Croix (poète mystique du XVIe siècle) en guise de prélude, l’utilisation de la chronologie extraite de l’ouvrage du père Charles Journet, Saint Nicolas de Flue, l’auteure ancre Nicolas dans l’intemporalité de la recherche de sens.

Ce texte m’a fait penser au livre que Christian Bobin a consacré à François d’Assise, le Très Bas et les deux textes possèdent en effet de nombreux points communs : un court texte poétique concernant un saint qui n’est ni une biographie ni une hagiographie, dédié au cheminement des deux saints vers Dieu, leur abandon d’une vie douce pour une exigence qui ne leur appartient pas.

Pour le reste, l’écriture de Christian Bobin pleine de douceur et de joie répond en écho à la rudesse et au dépouillement de celle de Françoise Matthey comme un paysage à peine vallonné confronté à la grandeur des Alpes.

Si vous êtes sensible à

L’écho de qui porte en secret vertige et tentation,

Lisez le Transparent.

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Appel aux Valentines

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saint valentinBonjour  mesdames,

En ce jour de Saint Valentin si précieuse aux fleuristes, bijoutiers et restaurateurs, je me permets de vous rappeler que l’excès de romantisme nuit à la santé s’il n’est pas accompagné d’un minimum de lucidité.

Inutile de vous rappeler que cette Saint Valentin que l’on nous ressort de manière obsessionnelle chaque mi-février correspond à des éléments biologiques et historiques bien réels. Il vous suffit d’écouter les oiseaux le matin : ils se mettent à chanter d’une manière troublante : les appels du mâle, fut-il ailé, titille les oiselles et suscite du vague à l’âme.

Mi-février, sous la neige les arbres connaissent la montée de sève et la nature se réveille.

Depuis la plus haute antiquité on a célébré ce moment par des rites de fertilité où le bouc occupait une place importante parce que cet animal représente le champion toutes catégories de la puissance sexuelle dans l’imaginaire des hommes.

Les Égyptiens pratiquaient un rite de fertilité lors de l’accouplement entre un bouc et une femme. L’occupant grec créa le dieu Pan, mi-homme mi-bouc. Les Romains à leur tour s’approprièrent le Dieu Pan qui devint Lupercus, Dieu de la fécondité. Lors des Lupercales, on sacrifiait des boucs, dans une grotte située sous le Mont Palatin, grotte qui aurait abrité Romulus et Rémus. De ce rite découle notre expression « bouc émissaire ».

Quant à la culture judéo-chrétienne dans laquelle nous baignons depuis deux mille ans elle a fait du bouc le symbole de la luxure et le diable est représenté avec des sabots fourchus.

Les Grecs célébraient les « Lukéïa », la fête des loups, et les Romains les Lupercales, du 13 au 15 février. Fête de purification, de sacrifices, mais aussi de luxure. On a posé un voile pudique sur ce qui se passait lors de ces fêtes, avec les luperques couverts des peaux des animaux sacrifiés qui frappaient les femmes à coups de fouets (certaines « nuances de Grey » pourraient en prendre de la graine) et ce qui attendait les jeunes filles tirées au sort pour le banquet final…

Autant dire que ce qui se passait pendant trois jours dans une Rome désormais chrétienne faisait désordre et que les papes ont essayé pendant longtemps d’interdire cette fête scandaleuse. En 494 le pape Gelase a une idée de génie : il va remplacer les orgies des Lupercales par une fête de l’amour. Comment procède-t-il ? Il cherche (et trouve) un saint homme fédérateur. Ce sera Valentin de Terni, un moine roué de coups et décapité le 14 février 269 pour avoir célébré des mariages alors que l’empereur Claude II avait interdit cette cérémonie. Claude pensait que les hommes mariés partaient moins facilement à la guerre que les célibataires, ça se discute.

La date de la mort de Valentin est-elle exacte ? Le fait est qu’elle tombe pile au milieu des Lupercales, le 14 février. Le 14 février 495 le pape célèbre en grande pompe la consécration du nouveau saint dont il fait le patron des fiancés et des amoureux. La première Saint Valentin de l’histoire venait de réussir à supprimer les Lupercales.

Je n’ai pas l’intention de remettre au goût du jour ces fêtes antiques. Le repas inoubliable dont je vous propose d’influer le cours ne mériterait pas les foudres papales, je vous assure. Alors mesdames, prenez un pseudonyme, en aucun cas votre adresse sera divulguée, et influencez le cours de l’histoire dans le sens qui vous conviendra ! Vous ne voudriez pas que je tire le nom de la gagnante d’un chapeau ? Depuis le Ve siècle les femmes ont fait du chemin et elles dirigent le hasard.

J’attends avec impatience vos suggestions. Bien entendu les hommes sont les bienvenus mais je les sais moins timides.

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Aucun homme ni dieu, cruauté et envoûtement

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Aucun homme ni dieuVoilà une histoire singulière, un objet noir et glacé qui vous prend d’une manière obsessionnelle jusqu’au dénouement. Impossible de cerner avec précision l’objet de ce roman  : tragique histoire d’amours interdites ? histoire de nature writing sur l’Alaska ? sur le climat d’une dureté telle que les hommes en sont imprégnés d’une étrangeté radicale ? sur la limite ténue entre humanité et sauvagerie ?

L’impassible village demeurait figé dans la neige et le silence ; au-delà des collines s’étalait une étendue sans fin, où résonnait l’écho obscur de l’esprit du froid. (…) Et tout autour, ces collines et ces hurlements qu’elles étouffaient (…) Il ne parvenait pas à se souvenir d’un seul autre lieu aussi étranger, aussi inconnu que celui-ci. Une colonie à la frontière de la Nature, à la fois familière du monde sauvage et lui résistant.

Lui, c’est Russel Core, un auteur de nature writing spécialiste des loups. Core signifie le cœur, le noyau, ce dont on part et autour duquel se construit quelque chose, et c’est exactement cela : Russel Core est la personne autour de laquelle se construit cette terrifiante histoire, celui qui sera à la fois instrument du destin, témoin et victime.

Russel Core a reçu une lettre d’une jeune femme appelée Medora Slone : son fils a été dévoré par les loups, comme deux autres enfants de Keelut, un village perdu où personne ne vient jamais.

Mon mari doit revenir de la guerre très bientôt, lui écrivait-elle. Il faut que j’aie quelque chose à lui montrer. Je ne peux pas ne pas avoir les os de Bailey. Je ne peux pas ne rien avoir.

Pourquoi Russel Core répond-il à cet appel, lui dont la vie est usée jusqu’à la corde ? Parce que sa fille qu’il n’a pas vue depuis des années habite à Anchorage ? Parce qu’il cherche un endroit où mourir ?

Que dirait-il à Medora Slone au sujet du loup qui avait pris son enfant ? Que la faim n’a rien d’une énigme ? Que la vengeance n’était pas prévue dans l’ordre de la nature ?

Russel Core débarque dans ce pays où les GPS et les cartes sont inutiles, où le froid, la neige et l’obscurité anéantissent tout repère humain.

Hold the dark est le titre américain de ce roman puissant, dérangeant, obsessionnel et poétique, quelque chose comme retenir les ténèbres, la magie noire, les puissances obscures qui déclenchent la sauvagerie. Pourquoi la traductrice, Mathilde Bach, a-t-elle choisi ce titre poétique et mystérieux ? Elle ne répond pas à cette question quand les éditions Autrement lui donnent la parole après le roman mais ce qu’elle dit est d’une grande justesse :

En entrant dans le texte, les premières impressions sont sensorielles, le froid de l’Alaska, la sécheresse du désert, la douleur d’une mère, la violence de la guerre, le goût d’acier de la vengeance, le goût de soufre du secret. Puis on entre dans la langue, et il y a comme une musique permanente, qu’on n’avait pas entendue tout d’abord, mais qui est partout une fois qu’on l’a perçue.

On ne peut pas mieux dire. Le saisissement du lecteur face à la brutalité du texte, au chaos (du froid de la neige on passe sans transition au sable brûlant du désert), à l’incompréhension de ce monde qui lui est envoyé comme un paquet à la figure annihile  d’abord tout autre impression.

On peut lire ce roman pour la description de la nature, la sensation du froid extrême, l’immensité et les loups, pour le chamanisme, pour la traque impitoyable et les innombrables morts violentes qui jalonnent le parcours de Vernon Slone à la recherche de sa femme Medora. Et surtout pour le texte. Cet incroyable texte.

Ce chaos de sang, d’horreur et de nuit, cette immersion dans un monde dont l’auteur ne veut pas nous donner de clé prend d’abord toute la place. Puis, une fois remis de sa stupeur, le lecteur reprend le début du roman et cela le submerge, cette poésie étrange de la cruauté, ce déroulement implacable comme une tragédie antique revisitée par une sauvagerie d’avant l’homme.

 

 

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Un repas inoubliable: érotisme, humour et partage, partie 1

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Bonjour chers lecteurs et chères lectrices dont je connais l’imagination féconde et tortueuse. Avez-vous remarqué que le ciel est bleu, le temps radieux et que la Saint Valentin approche ? Que les arbres et arbustes montrent des bourgeons gorgés de sève malgré le froid ?

En ce moment je suis plongée dans l’écriture et la documentation du recueil Après la guerre et j’ai besoin d’un air plus léger pour me sentir vivante et pouvoir continuer mon travail. C’est pourquoi je vous propose aujourd’hui une

Nouvelle érotique et littéraire interactive : Un repas inoubliable.

Vous aurez, chers lecteurs, le pouvoir du romancier, vous allez vous prendre pour les dieux de l’Olympe et manipuler les humains (enfin surtout les femmes) qui s’agitent, en bas, dans la salle à manger d’Anatole, vous allez influencer la suite de l’histoire par vos suggestions, vous pourrez choisir votre championne, ralentir ses concurrentes, les égarer, bref vous créerez le corps de la nouvelle en répondant à la question figurant à la fin de l’épisode.

Il existe deux contraintes : la première, c’est que je choisirai seule la suggestion qui répondra le mieux à mon imagination ; lorsque j’hésiterai entre plusieurs possibilités, je les soumettrai à votre vote. La deuxième, c’est que la nouvelle devra être impérativement terminée pour le 8 mars, journée de la femme. Une précision : inutile de me faire des suggestions pornographiques ou sado-masochistes : j’aime le même homme depuis mes vingt ans et ce ne sont pas des territoires que j’ai explorés, adressez-vous à des spécialistes. Renoncez à DSK il est très pris ces temps-ci.

Bonne lecture à tous !

640px-Die_BauernhochzeitUn repas de fête

Première partie

Anatole sursauta au coup de sonnette impérieux. Il n’aurait jamais dû céder à la demande d’Anastasia, il connaissait pourtant son goût du blasphématoire, de l’obscène et de l’érotique, cela allait mal tourner, il en était sûr. Anastasia et sa horde de copines prêtes à engloutir du mâle, il voyait déjà leurs petites langues pointues surgir au coin de leur bouche, leurs yeux brillants de femelles affamées par la disette sentimentale et sexuelle clignoter en direction de la chair offerte. Il frissonna.

Cela faisait bientôt trente ans qu’Anatole était incapable de s’opposer à la tornade qui lui tenait lieu de sœur. Il tremblait devant elle depuis que, à peine âgée de deux ans, elle lui avait mordu la joue jusqu’au sang pour lui subtiliser un play-mobil.

Anatole, trente-trois ans, cœur de midinette, célibataire attentif à son look, adepte des salles de sport et amateur d’art, propriétaire du superbe appartement où allait avoir lieu ce qu’Anastasia qualifiait déjà de « Sainte Cène », ouvrit la porte blindée d’un geste sec.

 En face de lui, sourire professionnel accroché à ses lèvres minces, Léocadia, attendait que le grand dadais effaré se décide à s’effacer pour les laisser entrer, elle et Allan. Allan était l’employé du jour ; Léocadia ne s’appelait pas Léocadia mais elle trouvait que cela faisait littéraire et mystérieux, quant à ses employés elle les avait tous rebaptisés d’un prénom américain qu’elle trouvait glamour. Protection de la vie privée, leur expliquait-elle, vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui va vous poursuivre… Léocadia était très attentive à la demi-douzaine d’éphèbes qui composait son personnel. Elle veillait à ce que chacun ait au moins une journée de congé après une prestation : c’était très fatigant, elle le savait bien, elle l’avait expérimenté par conscience professionnelle avant de monter sa boîte.

Allan, vingt-cinq ans et un corps d’un mètre-quatre-vingt-cinq à se faire pâmer jusqu’aux saintes femmes retirées dans un couvent pour fuir la tentation de la chair, venait de poser quelque chose de particulièrement encombrant pendant que sa patronne parlementait avec le type nerveux qui encombrait l’entrée.

— Monsieur Santonge ? Léocadia, la patronne d’Un repas inoubliable. Est-ce que nous pouvons entrer et installer le matériel ?

— Oui, oui, bien sûr…

Anatole croisa les yeux bleus de l’éphèbe, crut y sentir de la moquerie devant son absence de pectoraux, rougit et détesta immédiatement cet imbécile. Léocadia jaugea l’immense appartement. Il y avait même une salle à manger, ce qui n’était plus courant de nos jours. Les gens demandent une prestation de haut niveau mais il faut opérer dans des lieux sans aucune classe, se cogner aux murs, parfois même renoncer à la table pour se contenter de ce qui se trouve dans l’appartement et découper le sagex avec la scie thermique. Léocadia facturait toujours le sagex neuf en plus. Au prix fort, elle n’était pas n’importe qui.

Léocadia se détendit devant la scène à la mesure de son talent, un léger relâchement de la tension dans son dos rassura Allan : les sautes d’humeur de la patronne stressaient tous ses employés.

— C’est parfait, absolument parfait. Allan, aidez-moi, nous allons mettre la table contre le mur pour installer la nôtre.

— Vous pouvez la mettre au salon, il y a de la place.

Le sourire de Léocadia s’élargit. Anatole aida Allan à déplacer la table laquée. Second regard, et cette fois Anatole comprit que la patronne d’Un repas inoubliable terrorisait autant le beau brun que sa propre sœur le terrorisait, lui.

Il l’aida ensuite à déplier la grande table de deux mètres par un mètre vingt sur laquelle le jeune homme installa une plaque blanche de cinq centimètres d’épaisseur de la même dimension que la table avec une facilité déconcertante.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Anatole pour qui le mot bricolage recelait des mystères proches des initiations des indiens Yanomanis.

Léocadia sourit encore :

— Du sagex. C’est un isolant. Vous comprenez bien que, même dans un appartement aussi bien chauffé que le vôtre, et je vous assure que ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut, rester nu pendant deux heures avec de la nourriture sur la peau est préjudiciable à la santé. Cela fait partie de la convention collective de la maison : du sagex épais pour sentir la chaleur dans le dos et pour ménager les lombaires des employés. Ce sont des performers pas des fakirs !

Tout en écoutant l’explication de sa patronne le souriant Allan avait commencé à se déshabiller. Sur son blouson de cuir fauve déjà soigneusement plié il empila son sweat-shirt et son jean. Il installa tout ceci dans un grand sac de coton marqué à son nom.

Anatole était pétrifié. Il sentait la rougeur envahir son visage sans qu’il puisse faire quoi que ce soit. Léocadia vint à son secours :

— Chaque performer possède son propre sac, une création exclusive à leur intention : du coton bio, une grande capacité, des poches intérieures pour les accessoires comme le portable et la pochette, sans compter un sac séparé pour les chaussures ! le tout marqué au nom de chacun. Une attention de la maison qui fidélise les employés, n’est-ce pas Allan ?

— C’est sûr… Se sentir respecté est important, dit ce dernier en enlevant son slip et ses chaussettes.

Anatole ne savait pas quoi faire de ses yeux ni du reste de sa personne. Léocadia n’était pas restée inactive pendant ses explications ; elle avait sorti une nappe blanche de la cantine métallique et l’installait soigneusement sur la table, chassant le moindre faux-pli d’un air soucieux. Un signe de tête et l’éphèbe effeuillé saisit une chaise pour grimper sur la table. Il procéda par gestes lents, attentif à ne pas déranger la nappe, en une chorégraphie lente où il déploya son superbe corps sur tout le blanc du lin immaculé.

— Un peu plus au centre, s’il vous plaît Allan…

Le jeune homme se décala. Anatole avait reculé jusqu’à la porte et recommençait à respirer devant sa fuite imminente.

— Si vous pouviez rester, monsieur, je ne veux pas avoir à forcer la voix pour vous demander de l’aide quand j’aurai besoin de vous.

Elle avait des yeux partout, c’était une Gorgone dont le regard pétrifiait tous les mâles, il n’y avait qu’à voir ce pauvre garçon qui ne bougeait plus d’un pouce depuis qu’elle avait ordonné : « Ne bougez plus Allan, c’est parfait. »

Léocadia sortit toute une série de Tupperware de sa cantine et les posa sur une desserte.

Une fois les contenus déballés, elle regarda le jeune homme, revint aux emballages, enfila des gants de latex  et attaqua son œuvre, sans un mot.

Elle commença par orner la tête d’Allan. Le jeune homme possédait de superbes boucles brunes : le cœur d’une chicorée frisée lui fit bientôt une auréole vert primevère. Léocadia était lancée ; Anatole observait le ballet fasciné des mains qui plongeaient dans la salade avant de virevolter autour du corps nu d’Allan. Tout un dégradé de verts formait un trait épais autour de sa chair légèrement ambrée.

Feuilles de chêne blondes au niveau du cou, laitue Iceberg au niveau des épaules, batavia, rougette de Montpellier et chicorée de Trévise à feuilles rouges au niveau des hanches et du sexe, jeunes pousses de betteraves aux tiges rouges et au beau vert vif au niveau des fesses, mâche et roquette au niveau des jambes… Ensuite elle parsema le reste de la nappe avec des feuilles de laitues pommées, disposa des branche de céleri par séries de trois à intervalles réguliers, recula pour visualiser son œuvre et sembla satisfaite.

Elle empila les emballages avant de sortir les suivants. Disposa alors des poivrons rouges coupés finement sur la rougette de Montpellier. Ce rouge vif magnétisait le regard au niveau du sexe du jeune homme, un sexe frigorifié d’après ce que voyait Anatole.

— Est-ce que ça va Allan ?

— Oui madame, mais je n’aurais rien contre le fait que vous installiez le plat chaud sur mon ventre…

— Bien sûr, il arrive tout de suite.

De nouveau la cantine. Léocadia sortit un grand plat rond revêtu de liège d’où émanaient de délicieuse odeurs de bœuf au gingembre et le posa sur le nombril du jeune homme.

— C’est mieux comme ça ?

— C’est parfait. Une agréable chaleur, merci madame.

Léocadia expliqua tous les essais qui avaient mené à la perfection du show. Le premier employé, Dylan, avait essuyé les plâtres. D’abord une pneumonie : c’était un buffet, trop de froid. Ensuite il avait subi des brûlures au second degré, très douloureuses : l’innovation du plat était insuffisante, elle avait oublié l’isolation de celui-ci. Il y avait eu ensuite des tâtonnements avec le liège, l’épaisseur de la couche jusqu’à ce que seule une douce chaleur pénètre la peau et réchauffe le ventre du performer.

Pauvre Dylan, pensait Anatole qui se sentait devenir livide.

— Maintenant tout est parfaitement au point, et le design correspond parfaitement à nos prestations haut de gamme, vous allez voir.

Deux petits plats ronds au niveau des mamelons, un plat rectangulaire rempli de riz basmati au niveau du plexus. Restait le sexe entouré de tout ce rouge, un beau membre rehaussé du triangle noir du pubis.

— Je vais vous demander de sortir maintenant, monsieur. Je dois préparer le dessert, la pièce maîtresse du dispositif, La surprise du chef. D’ailleurs il est déjà presque l’heure. Vos invitées arrivent dans dix minutes.

Lorsque le deuxième coup de sonnette impérieux de la soirée retentit, Léocadia venait d’installer les piques des amuse-bouche (figues farcies au fromage blanc) entre les orteils d’Allan.

Elles avaient respecté la consigne et se tenaient devant la porte en rangs serrés sur le palier, elles étaient toutes là : sa sœur Anastasia, bien sûr, son alter ego Solenn, une petite peste brune qu’elle avait connu à l’école maternelle de la Sainte Famille, Adeline la douce brebis égarée au milieu de ces louves, Karolina la slave explosive, Mercedes le sosie de la fille de Picasso et Elizabeth l’obsédée du groupe qui lui passait toujours la main sur les fesses. Anatole surnommait le groupe « les Walkyries ».

— Bonjour mon frérot adoré, lui susurra la blonde énergumène qui trompait son monde.

— Bonjour le plus craquant ! s’exclama Elizabeth, et comme il s’obstinait à raser le mur de l’entrée, elle se vengea en caressant ses attributs virils.

Les autres se firent tout aussi démonstratives : Adeline lui lécha l’oreille droite, Karolina le serra contre elle avec emportement, Mercedes soupira que c’était du gâchis qu’il soit toujours tout seul et Adeline se contenta de deux baisers sonores sur les joues. Il lui en fut reconnaissant.

Les Walkyries se précipitèrent à la salle à manger sans autre préambule. Allan, recouvert de nourriture, auréolé de verdure, Allan reposait sur la table et avança les lèvres vers elles, yeux bleus langoureux prometteurs de délices. Une coquille rouge vif recouvrait entièrement son sexe.

Léocadia laissa les jeunes femmes s’emplir d’excitation, attendit que les exclamations triviales se calment et prit la parole :

— Bonjour mesdemoiselles. Sur la table garnie de ce festin inoubliable se trouve Allan ; il ne peut malheureusement pas vous saluer sans déranger la présentation des mets. Cependant il vous observera tout au long du repas ; il aura le temps de s’exciter durant vos frôlements lorsque vous vous servirez de nourriture. Comme vous le voyez, son sexe est recouvert d’une coquille rouge contenant le dessert, la surprise du chef. Une seule d’entre vous aura droit à ce dessert et à la récompense érotique auquel il donne droit. Bonne chance à toutes et que le repas commence !

Question numéro 1 : Pensez-vous qu’Anatole aura le droit de rester pendant le festin et pourquoi ?

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