Archives mensuelles : mars 2015

Remonter l’Orénoque, et la source de la vie

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Remonter l'OrénoqueLe sujet de « Remonter l’Orénoque » n’est pas une histoire d’aventuriers mais un triangle amoureux ; la jeune et belle Joanna, infirmière de son état, aime le brillant chirurgien Youri pendant qu’Ignacio – chirurgien lui aussi – roule des yeux de merlan frit à la belle tout en étant l’ami de Youri.  Joanna dont le père est vénézuelien, comme celui d’Ignacio, décide de remonter les sources de l’Orénoque pour retrouver l’endroit où son père a disparu alors qu’elle était petite. Sur le cargo rouillé où elle a pris place, nous comprenons qu’elle est enceinte ou l’a été :

Je t’ai perdu, je te construis, je lutte pour toi.

Encore une histoire téléphonée à coincer entre les collections où le beau chirurgien est amoureux de la non moins belle infirmière, un mix entre Urgences et la collection Harlequin ? Absolument pas. Parce que  l’auteur du texte est Mathias Enard, et que la puissance de son écriture vous empoigne dès les premières phrases. Attention, admirateurs de phrases lapidaires s’abstenir : pour exemple les pleurs du bébé du narrateur, Ignacio, le chirurgien quinquagénaire relatant les dérives destructrices de Youri :

(…) elle pleurait avant de s’endormir et ces appels insoutenables pour l’humanité qui y perçait, pour cette douleur universelle qui nous bouleversait, cette petite chose fragile hurlant dans le noir nous forçait à nous précipiter, vaincus, pour la réconforter et la prendre un instant dans nos bras, la couvrir de baisers qui ne savaient rien empêcher de sa tristesse, elle reprenait dès que nous la mettions à nouveau au lit, de plus belle, à cause de nos caresses mêmes qui retardaient seulement l’inévitable en lui donnant le goût plus amer encore des bras tout juste perdus, de ce souvenir d’un bonheur à peine disparu, si présent que le noir, le basculement dans la nuit devenait alors une torture, j’entendais ses cris, elle pleurait sur notre injustice, sans comprendre pourquoi rituellement nous l’abandonnions au moment où elle avait besoin de nous, justement parce qu’elle avait sommeil et que le sommeil l’effrayait.

J’ai raccourci la phrase d’un bon tiers, mais que ceux qui ont entendu pleurer un bébé de détresse la nuit osent dire qu’ils ne reconnaissent pas intimement ce moment-là… Très vite on est saisi par cette écriture qui vous assène par vagues des images et les actions comme dans un film. Lorsqu’on a terminé le roman, le retour au début s’impose absolument et l’on comprend à rebours les subtilités et douleurs de ce surprenant début :

Assis sur ma chaise, je pensais qu’il a raison, ce que l’on attend à présent des corps, c’est la putréfaction en silence, l’oubli, et de l’âme la survie sur les rôles et les registres, les certificats et les papiers, les marbres, les images. (…) les cadavres doivent disparaître, ils sont confiés à des professionnels chargés de les dissimuler, responsables de leur entrepôt, de leur manutention, de leur stockage, de leur destruction dans la terre ou les flammes, (…) .

Puissance, horreur, fascination… et exactitude. Les sentiments humains face à la mort, peur et lâchetés mêlées, sont radiographiés avec une cruauté et un talent confondants. Tout le reste est à l’avenant.

Les protagonistes de cette histoire semblent parfois archétypaux : le Russe romantique et destructeur, le Sud-Américain gentil, l’héroïne qui a tout d’une agnelle…  Le véritable personnage  de ce roman c’est l’hôpital présenté comme un gigantesque corps vieillissant, un bateau qui prend l’eau et dont les acteurs, droits dans les bottes de leurs privilèges, ne prennent pas l’aune du naufrage. Ce qui se passe durant la fameuse canicule si mal gérée en son temps et si admirablement décrite dans le roman, en est le triste exemple :

Toute la journée nous tournions en rond, l’œil sur le thermomètre, jusqu’à ce qu’un après-midi les urgences nous appellent, descendez, descendez tous, on n’y arrive plus, l’apocalypse a commencé. Des brancards partout, dans les couloirs, dans les consultations, dans la salle d’attente, des personnes âgées pour la plupart, mais aussi des touristes tombés d’épuisement place du Tertre, des enfants fiévreux dont les parents affolés ne savaient que faire et couraient à l’hôpital le plus proche, des malades fragiles que la chaleur paraissait sur le point d’achever, bien plus, bien plus de patients que de personnel, (…) nous avions mis quelqu’un à la porte pour trier les arrivées, choisir entre l’urgent, le très urgent, l’extrêmement urgent, les pompiers étaient de plus en plus énervés, ils essayaient de refroidir les gens dans la rue, à la lance à incendie, avec les glaçons du bar du coin, tout le monde courait après des fantômes – il paraît qu’on va nous apporter de la glace, il paraît qu’on va déclencher un plan d’urgence pour rappeler tous ceux qui sont en vacances, il paraît que cette nuit il va y avoir un orage. (…) Les urgences surpeuplées, insuffisamment aérées sentaient la sueur et la mort, et la morgue, la morgue même s’étendait en dehors de ses frigos comme une marée noire.

La fin magnifique, bouleversante et surprenante de « Remonter l’Orénoque » est le dernier coup de poing qui laisse le lecteur KO debout d’admiration.

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Changement de maquette

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Chers lecteurs,

Pour rendre la lecture de ce blog plus confortable pour les possesseurs de smartphones, celui-ci change de maquette. J’espère que les changements seront bien perçus.

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Troublante créature potagère

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radis indécentLes taupes et les mulots ont creusé leurs galeries partout dans le potager et sur les carrés de culture court comme un réseau de veines, terre effritée bosselant de brun plus clair la surface sombre et grasse. Dans un angle pourtant un amas de feuilles vert tendre nargue la dévastation.

Je soulève et quelque chose de particulièrement obscène, des fesses rose vif et charnues prolongées par une chute de reins vertigineuse, taille resserrée et panache vert sort de terre.

Cette Vénus callipyge issue d’une trop longue installation dans le potager où elle s’est transformée en objet  sexuellement troublant, c’est un radis.

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Les jours clairs, paradis d’enfance et éblouissement poétique

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Les jours clairsJ’aime rêver devant les quatrièmes de couverture des romans inconnus, cet appel qui ressemble aux marchands de légumes sur les marchés, belle marchandise, vous ne serez pas déçu. Parfois les fruits vantés possèdent vraiment une saveur incomparable et cela vaut la peine de prendre le risque.

La quatrième de couverture de ce livre couleur bleu paon m’a attirée : « roman envoûtant » ? On utilise souvent ces adjectifs un peu trop enthousiastes pour être honnêtes. Non, c’est la biographie de l’auteur qui m’a attirée. Zsuzsa Bánk, Allemande d’origine hongroise et parcours de vie intéressant. J’ai retourné la couverture : trois enfants sautent dans l’eau, mais on dirait qu’ils sautent dans le vide, ciel couleur d’eau proche de certains tableaux italiens de la Renaissance, logo discret dans un triangle : Piranha en blanc, avec le fameux poisson carnivore en blanc lui aussi. J’ai pris le livre. Les maisons d’éditions qui ont le culot de se lancer (Piranha a commencé à publier en 2014) veulent vraiment faire découvrir des auteurs.

J’ai dévoré Les jours clairs. Stupéfaite, irritée parfois par certaines longueurs, mais fascinée par cette puissance, cette poésie, cette façon de creuser la phrase jusqu’à ce que le lecteur éprouve exactement ce que l’auteur voulait qu’il ressente.

Voici je pense l’extrait à l’origine de la  couverture du livre :

Nous n’attendrions plus, nous prendrions notre souffle et plongerions dans la vie comme dans l’eau profonde, et nous nagerions vers le monde extérieur aussi loin que nous pourrions.

Les jours clairs est un roman d’apprentissage. Encore un ? Oui, encore un. Mais si particulier, constitué de tant de pirouettes d’acrobates le long d’un pont aux coquelicots !

La narratrice vit à Kirchblüt, petite ville typique de l’Allemagne du Sud. Elle est l’amie totale d’Aja, la fille d’Évi l’immigrée hongroise. Évi vit en marge de la ville dans une maison minuscule, une sorte de cabane construite avec des rebuts et dont Zigi le père d’Aja, artiste de cirque, colmate les brèches chaque fois qu’il vient rendre visite à sa famille pour que la maison puisse affronter l’hiver. Karl vient se greffer sur ce duo l’année où son frère Ben disparaît. Les trois enfants sont désormais inséparables et passent leurs journées ensemble dans la maison de conte de fées d’Évi et ses environs magiques, champs, forêt et lac. Les jours clairs du titre, les jours clairs de l’enfance, alors que les mères des enfants, en arrière-plan, vivent leurs propres drames. La mère de Seri la narratrice est hantée par le décès brutal de son mari alors que Seri était encore un bébé. Celle de Karl par la disparition de son fils cadet qui est monté dans une voiture inconnue et n’est jamais revenu :

C’était ça le pire, ici, parce qu’elle continuait à voir Ben, parce qu’il apparaissait, dix, vingt fois à la file, pour franchir en courant derrière Karl le portail de l’école, son jardin aux roseaux, les rues de Kirchblüt, la grande place sous les platanes, l’été sous les feuilles vertes, l’hiver sous leurs branches nues, étayées, qui se tendaient comme si elles voulaient l’attraper lorsqu’il passait devant elle sans la voir, lorsqu’il courait vers elle depuis tous les côtés, depuis tous les recoins, quand elle se tournait vers lui dans toutes les directions et qu’il lui échappait dès qu’elle voulait le toucher.

Les mères des trois enfants, si différentes par leur milieu social et leur origine, vont se lier d’amitié, décalque de l’amitié de leurs enfants, et s’aider mutuellement à affronter les douleurs qui les hantent. L’élément central de ce roman, c’est Évi, l’artiste de cirque immigrée hongroise.

Évi connaît une existence difficile dont elle extrait avec une force lumineuse toute la poésie possible afin que sa fille Aja vive environnée de beauté sans s’apercevoir de la misère. Évi pleine d’amour pour les autres est le phare de ce roman, celui qui projette sa lumière pour que les âmes désemparées reviennent à la rive de la vie. Elle aide les parents de Karl à surmonter leur tragédie et leur fils à transcender sa culpabilité en art. De son côté Maria la mère de Seri aide Évi à vendre ses gâteaux, veille sur sa fille Aja et apprend aussi à lire à Évi. Magnifique apprentissage, plein d’entêtement et de poésie, de délicatesse imagée :

Ma mère ne tarda pas à dicter à Évi des passages de mes livres, pas trop vite, avec beaucoup de pauses, parce qu’il fallait du temps à Évi avant qu’elle n’ait déposé les mots dans son cahier, de cette écriture qu’elle ne changea plus, qui resta identique même des années plus tard, peut-être parce que Évi ne pouvait plus se libérer de l’effort qu’elle déployait pour écrire chaque lettre et qu’il était visible sur chaque morceau de papier, sur chaque page de ses papiers où les lettres se pressaient comme si elles n’avait jamais eu suffisamment de place, comme s’il fallait qu’elles se repoussent les unes les autres.

Dans ce livre qui fait la part belle aux mères, les hommes sont curieusement absents : soit morts, soit présents par intermittence, soit mis à l’écart par la séparation et le drame. Pères rêvés, souvent menteurs ou muets, esquisses floues face aux portraits rayonnants de leurs femmes.

Les enfants grandissent, cruautés adolescentes, conflits amicaux et amoureux, éloignement.

Pages magnifiques sur l’éloignement des enfants et les sentiments de leurs mères, entre arrachement, perte et rancune.

J’allai seule sur l’étroit sentier de gravier et ils attendirent, pendant que je rompais mon serment et pleurais pour la première fois sur la tombe de mon père. Je pleurais parce que ma mère et moi étions restées seules, je pleurais sur le nom de mon père inscrit sur cette pierre, je pleurais parce que je n’avais pas de souvenirs personnels de lui quand je regardais les photos encadrées sur les étagères de nos bibliothèques. (…) Je pleurais parce que nous commencions à avoir nos vérités à nous, à ne plus nous fier aux histoires de nos mères, à inventer notre monde selon nos propres mesures, et parce que les années colorées et bruyantes de notre enfance étaient derrière nous.

Les trois inséparables partent à Rome poursuivre leurs études. Rivalités, non-dits, fissures dans la ville éternelle si admirablement décrite. Des secrets de famille douloureux sortent alors du chapeau du magicien, la fête est finie. La fin du roman baigne dans la nostalgie du paradis perdu.

Ce livre de 539 pages m’a parfois irritée : les errances de Zigi et d’Évi pour trouver un endroit où enraciner Aja m’ont semblé longues, errances de migrants auxquelles je ne pouvais m’identifier. La fin également m’a paru faible, ces trois désormais adultes qui conservent certains rites enfantins et continuent à vivre une amitié indéfectible malgré la vie quotidienne figés dans une enfance stéréotypée. Mais le reste ! Toutes ces pages d’une écriture magique, ces pages que j’aurais voulu écrire tellement elles décrivent exactement les sentiments et sensations que j’ai éprouvées dans ma propre vie, que tant de lecteurs ont éprouvées, vraiment je ne peux pas les oublier. Toutes mes félicitations au traducteur, Olivier Mannoni, qui a dû accorder sa propre sensibilité avec celle de Zsusa Bánk, un exercice de funambule dans ce livre d’équilibriste.

Je vous recommande avec force ce livre émouvant et poétique, puissant et incroyablement humain publié par une maison d’édition naissante à qui on ne peut que souhaiter longue vie.

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Saint Nicolas est raciste : il a un domestique noir.

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Saint Nicolas et Père FouettardQui a peur de l’Homme Noir ?

Dans les cours de récréations genevoises il est un jeu inépuisable qui met le feu aux joues des enfants et de la vitesse dans leurs petites jambes.

— Qui a peur de l’Homme Noir ? demande celui qui symbolise le Père Fouettard.

— Pas moi ! Pas moi ! répondent les petites voix surexcitées.

Alors l’Homme Noir du moment court après les impudents jusqu’il en ait attrapé un qui devient à son tour l’Homme Noir. Quels rires !

Nous sommes à Genève, kaléidoscope de nationalités. L’Homme Noir peut avoir les yeux bridés ou de grands yeux délavés, il peut même être noir. Celui qui n’a pas peur de l’Homme Noir fait partie de l’arc-en-ciel qui s’agite dans la cour, toutes couleurs et langues mêlées. Il peut même être noir.

Qui a peur de l’Homme Noir ? Qui a peur du page qui accompagne Saint Nicolas, le concurrent du Père Noël dans les pays nordiques, ce Père Fouettard à la peau sombre qui punit les enfants qui n’ont pas été sages ? Tout le monde a peur de l’Homme Noir : bravades de cours de récré et prétexte à jeux sans fin.

Genève est de tradition protestante, ce qui explique la présence de l’Homme Noir comme dans les pays nordiques. Cette tradition permettait aux parents de brandir une menace symbolique. Attention aux bêtises autrement le Père Fouettard qui accompagne Saint Nicolas va te punir et te fouetter avec son martinet, il sait repérer les enfants qui n’ont pas été sages !

Où est le problème, me direz-vous ?

Le problème, c’est que le Père Fouettard s’appelle Pierre le Noir, Zwarte Piet aux Pays-Bas et en Belgique. Or dans notre société bien-pensante où l’on traque les stéréotypes, un comité des Nations-Unies a étudié les plaintes des militants noirs qui trouvaient que ce Pierre le Noir exhalait de fâcheux relents colonialistes. Genève ne possède pas d’empire colonial mais la Hollande en a eu un et la Belgique aussi, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs au Congo. Manifestations, contre-manifestations, voilà les Pays-Bas en ébullition. Cela fait désordre, ce domestique noir déguisé en page. En plus il fouette les enfants (ou menace de les fouetter) alors que la fessée est punie par la loi !

Pierre le Noir risque de disparaître et la tradition va s’affadir. Par quoi va-t-on le remplacer ? Paul le Blanc ? Jacques à la couleur indéterminée ? Pourquoi ne pas faire disparaître cette coutume de récompenser les bons enfants au détriment des insolents ?

Les sourds et les aveugles sont devenus malentendants et malvoyants, les balayeurs des techniciens de surface ; Pierre le Noir va disparaître pour cause de notion éducative périmée et dangereuse pour le psychisme des enfants.

Dans les cours de récréations on va devoir inventer un autre jeu. Mais au fait, pourquoi jouer à se faire peur ? N’est-ce pas traumatisant ?

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