Cette maison d’édition au travail si soigné, logo épuré, blancheur resplendissante de la couverture, et ces lettres qui semblent tapées à la machine, aucune majuscule, ni dans le nom de l’auteur, ni dans le titre, cette maison qui doit encore employer de vrais correcteurs tant le texte est parfait, les éditions verticales donc ont publié le roman de Arno Bertina des châteaux qui brûlent en 2017. Cette minuscule dans le titre colle au sujet du livre, à la vie des gens qui vont se croiser, s’interpeller, raconter leur vie dans ce roman social choral, des vies minuscules dans le monde de l’abattoir, mais loin du style de Pierre Michon.
Les salariés d’un abattoir de volailles destinées au Moyen-Orient refusent la liquidation judiciaire de l’entreprise et la fatalité du chômage : ils occupent l’usine. Débarque de sa propre initiative le secrétaire d’état Montville, double transparent de Montebourg. Il partage avec son modèle les grandes idées et l’absence de connaissance de la vie des vrais gens.
Dès le départ, les deux univers se cognent à la méconnaissance réciproque :
Il ne fait pas dans le détail : il y a un monde à renverser, la malbouffe, la surconsommation. Et là il parle aux tenants de ce monde ancien à ne pas pleurer, d’après lui. Il a devant lui des « acteurs », il dit, de cette chaîne alimentaire tordue – c’est comme ça qu’il nous appelle. Il se plante évidemment. On n’est pas l’axe de direction du bolide qui fonce dans le mur, ni même les roues crantées. On n’est rien que les crans de ces roues, ou encore moins que ça : nous sommes la graisse noire qui les enduit. […] Il nous aura entendues – certaines – parler fièrement de l’abattoir parce qu’on vend nos poulets et nos plats cuisinés dans le monde entier, et il croit qu’on est solidaires des choix de la direction, à cause de ça. Il ne voit pas que c’est le visage de notre drame, cette fierté. (p. 20-21)
Très vite cela bascule et le secrétaire d’état est séquestré par les salariés. Chaque partie est divisée en un groupe de points de vue et aucun n’est supérieur à un autre : Pascal Montville, secrétaire d’état voisine avec Sylvaine Grochoski, salariée (service de l’hygiène) ou Kevin Deshayes, lieutenant du GIGN. Une narration complexe, tissée d’autant de vies que le tissu social. Roman choral donc, mais si chacun joue sa partition, ce n’est pas dans une immobilité figée : beaucoup évoluent, à commencer par le ministre qui apporte son savoir économique et politique pour épauler la reconversion de l’abattoir. Il se met à croire à un avenir possible, il rêve avec eux. D’où, peut-être ce titre tiré d’une chanson de Neil Young (Don’t let it bring you down/It’s only castles burning).
Cette chanson énigmatique où un vieil homme meurt au bord du chemin dans l’indifférence générale, ce n’est rien que des châteaux qui brûlent, comme les rêves des châteaux en Espagne, la force des rêves qui éclatent comme des bulles de savon et la vie reprend son cours, la terrible vie quotidienne.
— Nos lettres de licenciement elles ne paient pas de mine. Ce qui tue c’est pas les munitions mais l’effet de souffle qui vient après, les déflagrations dans les têtes, ceux qui s’enfoncent, les effets sur le reste de la famille, qui craque, elle se disloque… […] Les gens qu’on fréquente, ça nous permet de la hauteur, on sent tout le champ de bataille, les piétinements, le souffle, la chaleur des autres. Mais parce qu’on n’a plus le travail et le vestiaire, on voit plus grand monde… On n’a plus qu’un semblant de fierté donc quand on se croise on ne s’avoue pas à quel point c’est dur. (p. 81-82)
N’attendez pas de lyrisme : le texte est grinçant, chaotique, éclaté. Comme ces quelques jours où les oubliés de notre système relèvent la tête et se découvrent une puissance qu’ils ne se soupçonnaient pas. Toutes ces vies que le texte nous donne à contempler !
Certains moments confinent à la pure poésie, comme lorsque les poulets vivants arrivent par les airs ou lorsqu’une salariée danse sur une montagne de carcasses de poulets :
Sylvie soulevée par le tas qui se formait à ses pieds, sous ses pieds, Sylvie presque portée par les os des bêtes, les cartilages et la structure de cathédrale de toutes ces petites cages thoraciques, que chacun venait de sucer, de dépiauter, à la recherche de la chair goûteuse, et elle s’’est retrouvée au sommet de ce monticule bizarre, d’os passés par toutes les bouches pour renforcer la vie de chacun, vigie comme au-devant d’un bateau ou montée en haut du mât […] Et les gamins continuent d’écumer le parking pour que l’ossuaire-pyramide s’élève encore, et elle avec, qui ne pose ses pieds que sur un tas de braises en quelque sorte, et ses pieds dansent tellement qu’ils attisent un ancien feu, lui redonnant de la vigueur, ou aux poulets eux-mêmes, les convoquer, les faire se redresser – les ramener à la vie ? (p. 407-408)
C’est un monde multiple : les politiques, les CRS, les médias, les ouvriers et leurs enfants qui leur portent à manger, l’entraide, les petites lâchetés.
Tant de réalités humaines dans ce roman ! Et la dureté du monde de l’entreprise, le poids des fonds de pension, les écarts salariaux qui se creusent. Et la force du groupe, et l’énergie qu’il génère avec ses abus et ses éclairs de fraternité. Et le secrétaire d’état qui perd pied, se prend peut-être pour don Quichotte ou pour un Christ misérable.
Tout est dit par petites touches. Arno Bertina nous offre un roman d’une force extrême, avec un style d’une grande puissance. Il tranche parfois la syntaxe comme les salariés la tête des poulets, il laisse des béances, des tirets suspendus dans le vide, des dialogues qui n’en sont pas, il chahute les niveaux de langue, fait se croiser des trajectoires individuelles qui s’entremêlent dans un chaos qui secoue le lecteur.
L’insurrection des humbles, leurs voix brisées, révoltées, c’est un château qui brûle, et les flammes se voient de loin.