L’ordre du jour : faiblesses humaines et écriture

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Je ne lis jamais les textes primés par les grosses machines médiatiques si bien rodées, avec menu communiqué à la presse et jurés au bord de l’indigestion, l’œil brillant d’alcool et de satisfaction. Non, je lis des livres. Parfois il se trouve qu’ils obtiennent des prix : L’ordre du jour d’Eric Vuillard fait partie du lot.

L-ordre-du-jourDans ce court texte que l’on ne peut vraiment pas qualifier de roman, ni par sa longueur ni par son sujet, Eric Vuillard choisit quelques moments clés de la marche à la guerre. Certains sont connus, comme la réunion du 20 février 1933, où les plus puissants patrons allemands (Krupp, Opel, Siemens etc), acceptent de financer la campagne du parti nazi pour les législatives, ou l’entrevue entre Adolf Hitler et le chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg le 12 février. Même grossièreté, même méthodes d’intimidation, et Hitler n’est chancelier que depuis quelques semaines !

L’auteur choisit pour la progression vers la guerre des événements attestés mais méconnus comme la gigantesque panne des « panzers », juste après la frontière autrichienne franchie ; ou le dîner donné par le premier ministre Chamberlain en présence de Churchill et de l’ambassadeur Ribbentrop qui venait d’être nommé ministre des affaires étrangères par Hitler. C’était le 12 mars 1938, jour de l’entrée des troupes allemandes en Autriche, et les incessants verbiages ont faire perdre leur temps à Chamberlain et Churchill.

La panne est un concentré de burlesque, avec Hitler furieux, les chars sur le bas côté de la route, et les Autrichiens qui attendent les héros du jour dans le froid. Elle montre à quel point tout le monde s’est laissé abuser par ce qui était de l’esbroufe : une armée pas encore préparée, un matériel peu fiable, mais des hommes d’une arrogance et d’une violence face auxquels les dirigeants policés de la vieille Europe se sentent désarçonnés.

D’une façon un peu plus subtile mais tout aussi risible, c’est la même politesse qui a paralysé Chamberlain et Churchill face à la logorrhée de l’Allemand, retardant la réaction de la Grande-Bretagne.

C’est tout l’art de l’auteur : il choisit des événements ou des personnages historiques et les dissèque, les digère, les dénude : des grands industriels ? Non, des calculateurs. De grands hommes politiques ? Non, des individus mesquins pensant à leur propre carrière ou incapables de s’imposer, et tous, politiques et industriels, paralysés de peur devant un malade mental qui hurle. Cela nous touche intimement. Nous avons tous fait des petits calculs mesquins, nous avons tous été terrorisés par plus fort que nous.

Eric Vuillard nous fait acteurs de ces événements : nous sommes dans la tête des personnages, nous sommes cachés derrière le rideau ou domestiques en train de servir des mets raffinés. Nous écoutons, nous participons aux scènes, au plus près de ceux qui sont assis et courbent l’échine.

Je n’ai pas lu L’ordre du jour pour ces moments où l’Europe marche vers la catastrophe, je ne l’ai pas lu pour toutes les compromissions, les faiblesses des hommes et leur incompréhension des événements. Je ne l’ai pas lu pour le cynisme de ces patrons allemands soutenant financièrement le Reich ou la description de l’Anschluss vue par ses acteurs et spectateurs. L’auteur n’est pas historien, et son texte ne prétend pas à la véracité historique, seulement à la vérité humaine. Eric Vuillard fait de la littérature avec des êtres qui ont existé, c’est différent. Il rend la vie, avec ses moments cruciaux, ses incohérences, ses longs passages pleins de rien. L’intensité rugueuse, sèche du texte est interrompue parfois par un lyrisme déstabilisant ou une référence surprenante :

Ainsi, peut-être qu’au moment où Hitler jette à la tête de Schuschnigg son ultimatum, au moment où le sort du monde, à travers les coordonnées capricieuses du temps et de l’espace, se retrouve un instant, un seul instant, entre les mains de Kurt Schuschnigg, à quelques centaines de kilomètres de là, dans son asile de Ballaigues, Louis Soutter était peut-être en train de dessiner avec les doigts sur une nappe en papier une de ses danses obscures. […] À cet instant où le destin de l’Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscures, se tordant comme des fils de fer, me semblent un présage. (p. 49)

D’autres moments, dans ce texte si court, confinent au verbiage, comme la complicité musicale entre Schuschnigg et Seyss-Inquart, le nazi autrichien qu’Hitler veut imposer, autour du compositeur Bruckner ou l’incessant bavardage de von Ribbentrop lors du dîner donné par le premier ministre Chamberlain la nuit de l’Anschluss.

C’est irritant. Tout comme les moments qui n’ont rien à faire avec « l’ordre du jour », les collisions temporelles, les retours sur événements. Mais, malgré ces réserves, si, comme moi, vous êtes insensibles aux grosses machines médiatiques, je vous encourage à lire ce livre. Ne serait-ce que pour ce magnifique chapitre, le magasin des accessoires (p.121) où un accessoiriste juif de l’Hollywood Custom Palace cire les bottes des nazis.

L’ordre du jour
Éric Vuillard
Actes Sud, mai 2017, 160 p., 16 €
ISBN : 978-2-330-07897-3

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