Sur le parking d’un supermarché, dans une petite ville de province, une femme se démaquille. Enlever sa perruque, sa robe de soie, rouler ses bas sur ses chevilles : ses gestes ressemblent à un arrachement. Bientôt, celle qui, à peine une heure auparavant, dansait à corps perdu sera devenue méconnaissable.
Laurent, en tenue de sport, a remis de l’ordre dans sa voiture. Il s’apprête à rejoindre femme et enfants pour le dîner.
Voici un extrait de la quatrième de couverture qui est plutôt un résumé de Point cardinal, le dernier roman de Léonor de Récondo.
Ce point cardinal qui sert à orienter le voyageur, celui qui lui évite de se perdre, c’est la femme cachée depuis toujours dans le corps de Laurent.
Laurent s’est marié avec Solange, il l’aime, il a deux enfants adolescents, Claire, treize ans, et Thomas seize. Seulement la femme qui est en Laurent rue dans les brancards, et Laurent devra céder la place à Lauren.
Solange découvre la vérité et envoie Laurent chez un psy : il est malade, il faut le soigner. Mais Laurent ne se sent malade que de cette aberration : il est une femme dans un corps d’homme.
Ce difficile sujet du changement de sexe, Léonor de Récondo le traite avec délicatesse et sensibilité. Rien n’est caché dans ce texte d’une grande honnêteté, ni la peur de Laurent devant l’effondrement de ce qui a été son existence tranquille, ni la souffrance de sa famille. Mais Laurent ne reculera pas, il est perdu depuis trop longtemps. Son point cardinal ressemble à cette très belle femme rousse entrevue dans un restaurant, alors qu’il discutait avec Solange.
Solange essaie de sauver sa famille, et chacun fait son chemin à sa façon : Thomas fuit la famille dans un internat, Claire essaie de comprendre et fait un exposé dans le journal de l’école sur les transsexuels. Quant à Solange, après un chemin de souffrance, elle se pose des questions sur sa vie et sur ce qu’elle a construit.
Laurent franchit le pas du changement de sexe : les hormones, les bouleversements du corps, la tenue vestimentaire, le regard des collègues et des voisins. Laurent devient Lauren.
Comme tu as changé, murmure-t-elle dans la bouche de Lauren.
Et ces mots résonnent sur les palais de l’une et de l’autre.
Tu disparais de mon paysage intérieur. Je te touche, et pourtant je t’ai perdue.
Délicatement, Lauren pose la main de Solange sur son sexe. La bitedelaurent est toujours accrochée au corps de Lauren. Chair d’une identité passée d’où la vigueur s’est enfuie. Solange la caresse avec une tendresse nouvelle. Elles se connaissent si bien.
La bitedelaurent devait être celle de toujours, […]
De leurs bouches, si proches à cet instant, ne s’échappent que de faibles soupirs. Réminiscences d’une vie que l’on regarde s’éloigner sans pouvoir la rattraper. Souvenirs emprisonnés de baisers, de langues liées, de lèvres soudées, de plaisirs. Leurs soupirs se chargent de tous ces souvenirs, les transportent d’un esprit à l’autre, traçant une ligne flottante, hésitante parfois, mais continue. Expression ténue d’une vie aujourd’hui déboussolée et heurtée.
Que leur reste-t-il ? Une mémoire commune et un présent écartelé. (p. 205)
Nous quittons Laurent/Lauren dans le Thalys, le train qui le mène à Bruxelles pour l’opération ultime, pour
Lauren en pleine lumière. (p. 224)
Ce roman m’a bouleversée par sa vérité humaine. La subtilité des descriptions et la justesse des sentiments, l’écriture fluide, limpide, sans effets appuyés, avec des passages inattendus du « je » au « il » ou « elle », tout concourt à rendre le basculement du confort au désarroi de la famille et à la souffrance de tous. Nous sommes dans la tête de Laurent, dans celle de Solange, ou celle des enfants, dans le regard des voisins ou des collègues, nous sommes cet individu écartelé qui essaie d’être vrai et qui flotte au-dessus des vagues de souffrance qu’il génère malgré lui. Nous faisons du chemin avec Laurent-Lauren, avec ses proches dont toutes les certitudes ont volé en éclat et les nôtres avec elles.
Le domaine des transsexuels m’était connu uniquement au travers des films de Pedro Almodovar. Avec ce roman je suis sortie de ma zone de confort et je ne le regrette pas : je vous conseille vivement la lecture de ce court roman humaniste publié aux éditions Sabine Wespieser. Dans notre société liquide où tout est bousculé, identités fragiles, familles éclatées, sexualité incertaine, l’être humain doit se frayer un chemin vers sa vérité dans la forêt de sa solitude. Léonor de Récondo rend admirablement la difficulté de l’exercice, avec une sorte de grâce mêlée de respect.
Je ne dirais pas non à cette lecture… J’ai connu, lorsque je travaillais comme bénévole à Turin auprès de Don Ciotti qui s’occupait justement de transsexuels, prostitutées, drogués… c à d personnes marginales en attente d’un retour à la vie « normale » – un très gentil garçon sarde, Erico. Il se défendait d’être homosexuel : il était une fille, et passait par les opérations nécessaires pour émerger en fille, dans une nouvelle vie. J’ai beaucoup parlé avec lui. Il venait d’un petit village sarde étriqué, et ça avait été difficile!
Tu as eu une expérience passionnante et très enrichissante au point de vue humain. Ce garçon que tu as connu, Erico, c’est le double de Laurent le héros du livre. Seulement Laurent a fondé une famille, ce qui rend les choses encore plus difficiles.
Un sujet sensible en effet…
Et très difficile.
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Sensible, très difficile, mais parfaitement traité dans ce roman. À lire! À bientôt Célestine…