Un jour, Jeff Valdera reçoit une étrange carte postale venue tout droit du passé : l’hôtel Waldheim, où il a passé à trois reprises des vacances avec sa tante alors qu’il était adolescent. Cette carte est suivie de quelques autres, et chaque fois une question énigmatique posée en un étrange français interpelle l’homme mûr qu’il est devenu.
Il finit par rencontrer l’auteur des messages ; c’est une femme plus jeune que lui, Frieda, une Suisse Allemande, qui l’oblige à fouiller dans sa mémoire. Elle veut savoir ce qui s’est passé cet été-là de ses dernières vacances à l’Hôtel Waldheim, en août 1976, car elle est persuadée que Jeff a joué un rôle important dans la disparition de son père. Frieda sait un certain nombre de choses que l’homme qu’elle interroge ignore, parce qu’elle a lu la partie des archives de la Stasi concernant son père.
Au moment de la chute du Mur, le gouvernement est-allemand a cherché à éliminer les traces les plus compromettantes de sa politique répressive et ordonné la destruction des archives dans les semaines de novembre et décembre 1989. 16 millions de pages de rapports ont été déchirées et stockées par la Stasi dans 16 mille sacs que la RDA n’a pas eu le temps d’incinérer. Une partie a été récupérée par la CIA, afin de déterminer les complicités internationales du régime est-allemand. Ces documents ont été restitués par la CIA à l’Allemagne fédérale en 2003.
Des millions et des millions de pages ont été déchiquetées, à Berlin, dans l’urgence. […] la quantité de sacs, plus de seize mille, bourrés non de confettis, mais pas loin.
Dans les années 1990, des employés de l’Allemagne réunifiée ont été chargés d’entreprendre la reconstitution des pages… à la main… un gouffre… une archéologie sans fin… quelques sacs… décourageant.
Un travail de fourmi associé à un programme informatique remarquable a permis de restituer une grande partie de ces archives. L’Allemagne réunifiée autorise alors l’accès des familles de victimes aux archives les concernant. C’est ainsi que, munie d’épaisses liasses de documents, Frieda interroge la mémoire de Jeff.
Ces révélations rassemblées par Frieda provoquent en moi un nouvel afflux d’images, encore confuses, mais que je pressens essentielles. Pourtant, leur arrière-fond de manœuvres supposées me révolte. Je préférerais laisser de côté le tas d’archives empilées sur la petite table devant nous, qui grossit, à mesure que Frieda en extrait des liasses de son sac, et oriente de manière malsaine les reconstructions de ma mémoire, sûrement imparfaites et insuffisantes, mais authentiques et sincères. Laissons tomber les archives de la Stasi, l’anti-vérité absolue. […] Cette mémoire parallèle bouffe la mienne, comme si une moitié de mon cerveau était remplacée par cette machine à souvenirs totalitaire. Ça devient oppressant.
Suit alors un combat non exempt d’ambiguïté et d’alcool entre la femme qui se place en procureur et l’homme qui fouille dans sa mémoire pour retrouver l’adolescent de seize ans :
À l’entendre, j’étais très fort, à seize ans, pour tout effacer, et ça continue. Pourtant, à force de déblatérer sans réfléchir, j’ai commencé à lui prouver et à me prouver que je me suis fourré dans de drôles de situations. Si quelqu’un m’avait dit hier : tu t’es comporté comme le pire voyeur, pour surprendre un couple dans son lit, je ne l’aurais pas cru. C’est revenu tout seul, devant cette fille dans son fauteuil. Je sentais son souffle sur ma peau, incroyable ce qu’elle m’insuffle. Presque malgré moi, j’ai reconstitué la scène oubliée. Et d’autres. Elle va finir par me convaincre que je lui cache quelque chose. Que je me cache quelque chose ? Comme l’impression de rencontrer un inconnu qui s’appellerait Jeff Valdera. Et dans le genre inconnu, elle se pose là aussi, avec ses questions insistantes…
C’est tout l’objet de ce roman : un travail fascinant sur la mémoire qui fait penser parfois aux romans de Patrick Modiano. Qu’est-ce qui reste de ce que nous avons vécu autrefois ? Qu’avons-nous compris des événements auxquels nous avons été mêlés ? Qu’avons-nous reconstruit, gommé, idéalisé ?
L’image que se fait le narrateur de ses dernières vacances à l’Hôtel Waldheim avant la surprenante fermeture de celui-ci ne ressemble pas à ce que Frieda, munie des archives de la Stasi, voudrait lui faire avouer. Les traces mémorielles sont fugaces, mais l’écrit est-il plus véridique ? Les deux agents est-allemands présents à l’hôtel ont-ils transcrit la vérité des faits ? N’ont-ils pas eu tendance à arranger leurs rapports dans un sens qui leur était favorable ? Qui s’approche le plus de la vérité, de l’homme mûr qui cherche honnêtement des indices de ce qu’il n’a pas saisi à l’époque, ou de la fille qui veut comprendre ce qui est arrivé à son père à l’aide des rapports de ceux qui ont sans doute contribué à son élimination ?
Jeu d’échec trouble où, de pion minuscule, l’ancien adolescent se voit propulsé au rang de pièce maîtresse, en ce moment où la guerre froide se déroule également en Suisse. Le microcosme de l’Hôtel Waldheim se précise, s’enrichit d’espions et de transfuges, mais aussi de littérature avec une étrange vieille dame qui vit à l’hôtel et qui est hantée par les romans de Thomas Mann. Elle servira d’initiatrice à la littérature pour le jeune homme qui visitera grâce à elle les lieux de la Montagne Magique : Davos, le sanatorium Berghof, le cimetière des tuberculeux… où elle cueillera des champignons qu’elle lui fera manger en omelette ! Humour de l’auteur : la littérature peut procurer le grand frisson…
Celle-ci prend le pas sur la réalité, la déforme, l’ingère même :
C’est le moment où nous avons entrepris la descente vers Davos Platz, course effrénée vers Clavadel, un des lieux de promenade préféré des « Russes bien » dans le roman de Thomas Mann, en voiture, avec le lac que je connais forcément, je me souviens ? Moyennement. Mais il faut apprendre à lire, me dit cruellement Frau Finkel. Personne ne sait lire comme il faut, croyez-moi, absolument personne, c’est la tragédie de tous les livres.
Si j’avais lu comme il faut, j’aurais été sensible à ce cours d’eau que nous longeons, émouvant de le voir couler à la fois dans un livre et à nos pieds, comme à ces rails étroits, à voie métrique, que nous enjambons au mépris du danger, sans vérifier à droite ni à gauche si le train rouge ne va pas surgir. Puisque ce train figure dans un livre, il ne peut pas nous écraser.
Le roman se continue de nos jours, et je ne suis pas persuadée que ce soit la partie la plus convaincante. La longue poursuite des divers protagonistes dans la neige fait plus penser à un James Bond qu’autre chose. Tout se bouscule, s’amalgame avec plus ou moins de bonheur. Je trouve cela dommage : l’auteur aurait dû tailler dans le vif, supprimer certains personnages et rebondissements qui étouffent le roman. On ne recherche pas la vraisemblance, mais là, c’est superfétatoire, cette avalanche de personnages qui ressurgissent du passé.
Au sujet des personnages de ce roman, je ne sais pas si c’est d’avoir lu le bel essai de Mona Chollet, Sorcières la puissance invaincue des femmes, mais les personnages féminins ne sont pas gâtés dans ce roman, exception de la vieille dame. Cela commence par des sexes de jeunes femmes entrevus dans le train de nuit, scène reprise plus tard sur un chemin de randonnée, cela continue par le personnage pathétique de la tante archétype de la vieille fille en mal d’enfant et de mari, l’espionne belle et froide, et surtout Frieda, sorte de Walkyrie hennissante, éructant ses demandes d’information.
Reste malgré tout un beau roman de formation et une formidable recherche du passé où la vérité résiste toujours, comme une sorte de mise en abyme, et en ce sens, le tableau de la couverture est parfaitement adéquat : une partie d’échecs entre présent et passé qui n’en finit pas.
Oui, il m’est arrivé qu’une amie me raconte un souvenir, dont je ne me souviens pas, mais qui, en plus, me surprend « venant de moi ». Des comportements que j’ai eus, des choses que j’ai dites, et que je serais prête à jurer n’avoir jamais eu lieu… C’est très déconcertant!