De retour d’une longue balade où nous nous étions immergés dans une beauté sauvage et une sérénité totale, gorgés de plénitude et recrus de fatigue heureuse, nous avions pris le bus 92, l’un des fameux bus essentiellement destinés aux touristes qui font le tour de l’île de Guernesey pour une livre.
Six heures et demie du soir, à The Bridge comme dans toutes les villes du monde c’est la sortie des bureaux et donc les embouteillages, le bus était immobilisé au bord de l’eau.
Je regardais les bateaux, le ciel d’un bleu intense, bercée par les vibrations du bus, la fatigue et les bavardages des femmes qui parlaient français derrière moi. On n’échappe pas à sa langue maternelle, où que l’on se trouve elle vous happe malgré vous, même si vous ne voulez pas écouter. Les deux femmes parlaient de la fin de la vie avec sérénité, ce qui signifiait qu’elles se trouvaient proches de la vieillesse, peut-être un pied dedans, mais pas trop quand même, ce qui expliquait leur manque d’angoisse. Tout à coup :
– Mais regarde-la, c’est incroyable, elle est bizarre, tu ne trouves pas ? Tu as vu ce qu’elle fait ?
Adieu les bateaux et le ciel.
En contrebas du bus une femme fixait les touristes en souriant. Une femme d’un certain âge aux traits empâtés, à la robe molle en tissu synthétique, grosses fleurs orange électrique, savates en plastique, poussait une petite poussette d’enfant. Depuis le bus la vue sur son crâne penché en avant, couvert de cheveux frisés, rares, gras et trop longs, des cheveux d’une vilaine couleur noire serrait le cœur. Cela sentait l’abandon, la bière, la vie étriquée. Mais elle intriguait, elle retenait l’attention et c’est ce qu’elle recherchait.
Elle allait et venait avec cette poussette d’enfant blanche munie d’une visière sur le dessus et sur le côté. Malgré la chaleur la visière du dessus était fermée, impossible de voir le bébé. Celle qui était sans doute sa grand-mère ou sa gardienne avançait courbée en avant, comme un pendule dont le gradient serait le bus ; elle regardait les passagers puis se penchait vers la poussette en murmurant ce qui semblait des mots tendres avant de faire demi-tour et de recommencer son manège.
Ses petits yeux marrons et très mobiles cherchaient sans cesse à capter le regard des passagers, là-haut, dans le bus 92. Une sorte de harpon lancé avec force, une pêche impérieuse et désordonnée de l’intérêt de ces inconnus assis là-haut, dans le bus des touristes. Ils me happèrent comme ils avaient dû le faire pour un certain nombre d’autres personnes. Quelque chose entre le défi et le besoin lancinant d’attention, l’urgence d’être vue avant que le feu passe au vert. Elle continuait de sourire, plus largement depuis que plusieurs têtes étaient penchées dans sa direction.
Le bus commençait à avancer, alors d’un geste rapide, comme si elle tranchait le suspense, elle ouvrit la visière de la poussette en nous fixant : à l’intérieur, il y avait de la paille et deux lapins.
Ce regard, ce terrible regard qui disait sa haine et son désir de choquer, sa jouissance devant notre surprise un peu horrifiée, les appareils photos qui immortalisaient cette scène improbable, c’était son instant d’éclat, le moment où son épouvantable solitude, le mur d’indifférence qui devait entourer son existence, étaient brisés par la surprise des inconnus dans le bus 92.
C’est glaçant ce regard de ceux qui n’existent que par la provocation par laquelle ils captent le regard de l’autre.
Opération réussie, même si au vu de la photo, je ne reconnaitrai pas les lapins 🙂
J’avais écrit une histoire dans une autre contexte ici http://saravati.blogspot.be/2011/05/le-side-car.html
mais rien à voir …
Désolée pour la photo faite à la va-vite, on distingue pourtant bien un lapin noir dans le triangle de l’ouverture de la poussette.
Votre texte sur le grand Nord est très beau mais c’est différent: c’est vous qui imaginiez un enfant, une famille libre alors qu’il n’y avait qu’un gros chien menaçant. Ici c’est autre chose, plus triste et glaçant, comme vous le dites si bien.
Je ne critique pas la lisibilité de la photo, à travers les vitres et selon le point de vue, je sais que ce n’est pas facile …
A croire qu’un lapin baladé dans une poussette perd son sens de la fuite effrénée …
J’ai oublié de dire que j’aime beaucoup ce texte.
Merci!
J’ai eu l’impression que les lapins étaient apprivoisés. Une amie de ma fille possède un lapin qui se promène librement dans l’appartement et qu’elle soigne comme un bébé, je me demande si ce n’est pas la même chose pour cette femme…
C’est presque une courte nouvelle « d’horreur », l’horreur « normale » de ceux qui quelque part ont été abandonnés et puis se sont abandonnés eux-mêmes. Ou qui simplement se sont abandonnés eux-mêmes et ont fui les autres. Terrible. Les histoires vraies sont tellement plus effrayantes – ou belles, pour un autre type d’histoire vraie… – que tout ce qu’on peut imaginer!
C’est très juste ce que vous écrivez: une horreur normale. Et ce n’est vraiment pas rassurant!