Lorsque j’ai lu l’article de Polina Aronson dans Courrier international, il y a quinze jours, j’ai été partagée entre la stupeur et la compassion.
Les photos de l’article montraient une mariée traditionnelle radieuse, robe et bouquet blancs, chevelure et maquillage de mariée, diadème de strass dans les cheveux. L’Italienne Laura Mesi célébrait en septembre le plus beau jour de sa vie selon l’expression usée jusqu’à la corde.
Cérémonie traditionnelle, pétales de fleurs jetés sur la mariée traversant la salle, multiples photos des invités. Inutile de chercher le marié, Laura célébrait son mariage avec elle-même. Un auto-mariage.
Si vous voulez plus de détails, ainsi que le « poids des photos » reportez-vous à l’article de Ouest France, vous aurez votre content de saugrenu.
Après les selfies et leurs perches, le mariage célébré dans tous les atours traditionnels, jusqu’au kitsch, à l’absurde.
Les photos de l’article m’ont émue : faut-il avoir rêvé de l’homme de sa vie, faut-il avoir avalé couleuvres et déceptions, espoirs et angoisse des années qui passent pour en arriver là !
Une fille en solo sur le gâteau de mariés traditionnel, et des fleurs en sucre noires, c’est élégant et original. Laura a quarante ans, elle a tiré un trait sur le prince charmant qui fait tant de mal aux petites filles. Elle s’est organisé une superbe cérémonie, avec soixante-dix invités (beaucoup de femmes, si on regarde bien les photos), tout le tralala du mariage à part la cérémonie religieuse.
Un acte isolé de folie ?
Pas du tout : en Europe, aux États-Unis et au Japon les stages de préparation à l’auto-mariage fleurissent, car l’amour de soi comme choix n’est pas donné à tout le monde. Rayez le verbe donner, le secteur est plutôt juteux. Les postulants (le plus souvent des postulantes, bien sûr) doivent passer par un certain nombre d’étapes avant d’accéder au saint Graal du mariage.
La sociologue d’origine russe Polina Aronson a décidé de suivre tout le processus pour comprendre de l’intérieur le phénomène. Elle s’inscrit à un stage sur internet. Elle est mariée et mère de famille ? Pas d’importance, la rassure son coach : prendre soin de soi et s’aimer est toujours bénéfique. Et puis, comme ce « mariage » n’est entériné par aucune autorité civile ou religieuse, que c’est une manne supplémentaire pour le commerce et un marché juteux pour les coachs improvisés, pourquoi s’en priver ?
La préparation dure dix semaines. Polina détaille les différentes étapes : écriture de lettres d’amour ou de poèmes à soi-même (on a dû jeter tous les autres qui auraient pu être écrits par des amants passés), rituel du « soul gazing » (contemplation de l’âme) :
Regardez-vous dans les yeux comme vous plongeriez dans les yeux d’une personne dont vous êtes très amoureux. Admirez la profondeur, le mystère, la beauté, la douce vulnérabilité de ce regard. À ces yeux dans le miroir, demandez : « Qui suis-je ? Qu’est-ce que j’aime chez moi ? Quels sont mes rêves, mes peurs ? Mes aspirations ? Qu’ai-je besoin d’entendre en cet instant précis ? »
On se débarrasse des autres, des souvenirs encombrants, on fait place nette pour cet auto-amour envahissant. Dîner aux chandelles en solo, virées dans les magasins pour se faire plaisir, tous les exercices picorés dans la sagesse occidentale sont détournés de leur sens au profit de la glorification de soi.
On n’a pas réussi à réaliser ses rêves de princesse éveillée par un baiser, le prince charmant s’est envolé avec son meilleur ami ou s’est enfui, terrifié par tant d’inconséquence et d’immaturité. Alors on fait mieux qu’un selfie, on utilise une perche gigantesque pour réaliser en trompe l’œil tous ses rêves enfuis. Pourquoi pas la marche de Mendelssohn, cette tarte à la crème des mariages traditionnels, pendant que l’on marche seule vers l’estrade où on va prononcer ses vœux de fidélité envers soi-même ?
Narcissisme pathétique.
Le but est de pouvoir dire qu’on est mariée. Finie la vilaine étiquette de la « vieille fille » qui n’a pas disparu des mentalités. Femme célibataire indépendante ? Voilà un statut qui reste peu enviable dans nombre de pays dits développés ; pour peu que la toujours célibataire soit jolie, ait un bon métier et de l’entregent, la voilà une menace potentielle pour les copines qui ont réussi à décrocher le gros lot. Tandis qu’une femme mariée, alliance à l’annulaire, cela éloigne la menace. Un mariage avec soi-même reste un mariage, surtout quand on a organisé une magnifique et ruineuse cérémonie, que l’on est même partie (seule) en voyage de noces.
Cette auto glorification de l’amour de soi cache une vraie détresse, un mélange d’échecs, de solitude, d’impression d’avoir raté sa vie. Comme si le mariage était la voix directe pour la réussite d’un être humain, comme si, loin de cette cérémonie tombée un temps en désuétude chez les hétérosexuels, il n’y avait point de salut !
L’amour de soi poussé à l’absurde va-t-il remplacer l’amour altruiste, celui qui nous pousse à devenir meilleurs, à nous oublier pour les autres, à tenter de créer quelque chose de sa vie en dehors de sa personne ? L’article de Polina relate très précisément les étapes de préparation de cette union avec soi, et nombre d’éléments m’ont fait frémir, car ils glorifient la complaisance et le repli sur soi. Comme un point d’orgue de notre société déboussolée.
Moi à tel endroit, moi en train de manger au restaurant, moi, moi, plus besoin de demander au serveur, il y a la perche. Un individu racorni, endurci par l’égoïsme qui l’envahit comme une tumeur garde pourtant des rêves anciens dans un coin de sa tête. Rêves taraudés par le matraquage cynique de notre société où on met l’amour à toutes les sauces. C’est l’argument massue dans les entreprises pour mieux exploiter les employés, dans les publicités pour produits hors de prix, l’amour justifiant l’énorme plus-value de la naïveté des acheteurs. L’amour partout et à toutes les sauces de la consommation et de l’exploitation.
Auto mariage, auto célébration d’une radicalité inquiétante sous les oripeaux des rites anciens. Moi, rien que moi, qui pourrait mieux m’aimer que moi-même ? Et les autres ? Ils ont disparu dans la destruction symbolique des liens.
Vertige.
Récemment, j’ai appris que des Japonais ont également des difficultés à tisser des liens. Ils en viennent à louer des amis et même un témoin de mariage pour passer un moment de vie comme du shopping, une sortie divertissante…
http://geopolis.francetvinfo.fr/japon-louer-un-ami-pour-ne-pas-perdre-la-face-33329
Oui, c’est très surprenant dans un pays qui a créé tant de beauté, cette inaptitude aux relations humaines. Pour aller dans votre sens, l’auto mariage avec robe meringue si peu conforme à la civilisation japonaise, se répand parmi les femmes qui sont restées célibataires, mais plutôt comme un déguisement.
Comme dit AlainX… c’est rassurant, parce que finalement, ils se mettent en avant! On sait tout de suite qu’on a affaire à une personne vaniteuse qui ne fera rien pour nous ou les autres à moins que ça ne se reflète sur elle…
Avons-nous besoin d’une telle cérémonie pour savoir à qui nous avons affaire? Je m’interroge sur la présence des invités à cette mascarade…
Après l’autoportrait–con ( vulgairement appelé selfie)
L’auto–connerie se répand et a encore de beaux jours devant elle…
C’est rassurant en quelque sorte !
Je ne sais pas si c’est rassurant. Il suffirait que quelqu’un invente quelque chose de pire ou de plus dangereux que cette dérive narcissique exploitée par le commerce…