Le lambeau de Philippe Lançon : horreur et fascination

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Ce 7 janvier 2015, sur son vélo, le journaliste Philippe Lançon hésite entre deux options : se rendre d’abord à Libération ou à Charlie Hebdo ? Sa décision, qui doit tout au hasard, va le plonger dans l’inimaginable.

Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ? Ce n’est pas seulement l’imagination qui est dépassée par l’événement ; ce sont les sensations elles-mêmes. […] Je croyais encore que ce qui avait lieu était une farce, tout en devinant déjà que ce n’en était pas une, mais sans savoir ce que c’était. Comme un papier calque mal replacé sur le dessin qu’on y a copié, les lignes de la vie ordinaire, de ce qui dans une vie ordinaire dessinerait une farce ou, puisque c’était l’endroit, une caricature, ces lignes ne correspondaient plus à celles, inconnues, qui venaient de les remplacer. Nous étions soudain de petits personnages prisonniers à l’intérieur du dessin. Mais qui dessinait ? (p.74-75)

Ensuite ce sera l’horreur. Les cadavres. Leurs membres qui s’emmêlent. Et lui, la partie inférieure de la mâchoire en bouillie, je suis devenu un monstre pense-t-il.

Mais un monstre vivant à qui on va essayer de rendre visage humain à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, dans le service de chirurgie maxillo-faciale qui n’a pas l’habitude des blessures de guerre mais plutôt des bagarres qui ont mal tourné ou des suicides ratés. Une grosse douzaine d’opérations lourdes, sans compter toutes les autres, quand tel ou tel détail ne marche pas, que ce soit une greffe ratée ou autre. Ensuite des allers-retours entre la Pitié et les Invalides. Au début il ne peut communiquer que par une tablette, ne peut pas se nourrir, étouffe souvent sous l’énorme pansement.

Je vais vous épargner ici toutes les horreurs qui ont formé son quotidien pendant plus de deux ans et que Philippe Lançon, l’écrivain, ne nous épargne pas. Il a écrit son témoignage en presque huit mois, ce qui est très court, compte tenu de la longueur et de la densité de l’ouvrage.

Je dis l’écrivain et non l’auteur, parce que Philippe Lançon est une vraie plume, adepte de métaphores, à la phrase ample, parfois trop, comme celle de Proust dont il n’arrête pas de relire la mort de la grand-mère :

Mais étais-je, à cet instant, un survivant ? Un revenant ? Où étaient la mort, la vie ? Que restait-il de moi ? […] Les mots permettent d’aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions. (p.82-83)

Pendant cette période atroce qui aurait pu rendre fou n’importe qui, Philippe Lançon se raccroche à la culture, les livres, mais aussi la musique et la peinture. Il est très entouré, d’abord par sa famille (magnifique description des vieux parents qui reprennent leur rôle auprès de lui, comme un nouveau-né, mais que la douleur fragilise).

Un nouveau-né, c’est ce qu’il est, par sa totale dépendance aux autres, mais aussi parce que l’ancien Philippe est mort dans une salle de rédaction, laissant la place à un autre qui doit se réinventer pour pouvoir survivre.

Et cet autre est vraiment un écrivain.

[…] écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre. Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine : tout était fiction, puisque tout était récit – choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient. (p.365-366)

Écrire lui permet de nous donner des portraits magnifiques, surtout de femmes, qui sont très présentes dans cet ouvrage, amantes, amies, collègues, jeunes « fliquettes », infirmières ou aide-soignantes. Chloé sa chirurgienne occupe une place immense, présence toute-puissante et malgré tout amicale. Une relation un peu trouble comme il s’institue, je suppose, souvent entre un malade de longue durée et ses soignants.

Le temps passe, l’hôpital est devenu un cocon rassurant dont il est difficile d’imaginer s’extraire pour revenir dans la vraie vie, celle où tout peut arriver. Les amis qui ont été si présents

(Ils) étaient derrière la vitre, dans l’autre vie, celle aux lèvres entières et aux cœurs épanouis ou blessés par le cours naturel. Je pénétrais dans cette jungle civilisée, sans cheval, comme un conquistador à l’armure fêlée. (p.437)

Solitude. C’est Philippe Lançon qui se trouve derrière la vitre, marqué à jamais par ce qu’il a vécu et ce qu’il est devenu.

J’ai crié « Jorge ! » et l’homme s’est retourné : c’était lui, de passage à Paris. Nous nous sommes approchés. Il a regardé ma silhouette, mon pansement, et ce n’est qu’en croisant mon regard qu’il m’a reconnu. Le sien s’est alors rempli de sympathie et d’effroi, à parts égales, nous avons échangé quelques mots, mon pansement fuyait, et après m’avoir serré la main et bafouillé, il a vite franchi la porte derrière laquelle se trouvait une toute petite partie de mon passé. (p.433)

Une solidarité se crée entre anciens malades sur la voie de la guérison, l’auteur a de la chance, personne ne l’a laissé tomber, contrairement au malade abandonné par sa femme et ses amis dont il fait le rapide portrait en mémorialiste :

Il n’insistait sur aucune de ses peines. Un bon sourire fermait le constat de solitude et des incertitudes de la vie. (p.469).

J’apprécie ces formules courtes, ces métaphores si évocatrices, comme

Les souvenirs épaississaient les instants (p.148)

L’auteur explique qu’il était trop bavard, que ses articles étaient toujours trop longs, et je crois que l’ancien Philippe Lançon a laissé son empreinte sur le nouveau. 512 pages pour relater ce qui lui est arrivé est peut-être un peu long. Il aurait pu couper sur tous ces allers-retours entre sa chambre et la salle d’opération, peut-être. Les lecteurs ont compris que ce qu’il a vécu est abominable. La façon hallucinante dont il a rendu l’attentat rend le livre précieux. La fatalité, l’incompréhension, le déroulement, les bruits, les corps, tout cela provoque un choc. À la fin, je dois dire que je n’en pouvais plus de toutes ces opérations : le terme « récit » est ambigu et j’avais oublié que j’avais affaire, malgré les immenses qualités de l’écriture, à un témoignage et non à un texte littéraire. Un témoignage apparemment exhaustif.

Ce livre qui secoue, hante ses lecteurs par sa précision, sa cruelle lucidité, sa lutte pour redevenir humain, ce livre qui raconte par le menu l’hôpital, ses soignants, ses malades, ce livre qui mêle culture, amours, amitiés, résurgences du passé, je ne l’avais pas encore lu.

Trop de publicité au moment de sa parution, comme une scie : impossible à la fin de savoir si l’on parlait d’un livre, d’un critique littéraire redouté, du témoignage d’une victime de la tuerie de Charlie. Tant de témoignages ont été écrits au sujet de cette vague d’attentats dont le pays ne s’est toujours pas remis, des textes certes émouvants, mais souvent répétitifs et comment pouvait-il en être autrement ?

J’ai attendu. Comme souvent quand le cirque médiatique bat son plein, j’attends que repose le bouillonnement et la vacuité des commentaires répétés à satiété. Je ne le regrette pas. Plongée dans ce qui tient de la fatalité, du hasard et de l’impossible, j’ai vécu des heures en apnée. La fascination de l’horreur, quelque chose comme un tableau de Goya bousculé par Guernica de Picasso.

Le lambeau
Philippe Lançon
Gallimard, avril 2018, 512 p., 21€
ISBN : 9782072689079

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