L’anomalie : concentré d’intelligence, d’humour et d’inquiétude

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Jamais au grand jamais je ne me précipite sur le prix Goncourt, cette anomalie aurait dû m’inquiéter. Pourtant il me fut impossible de ne pas faire comme 800 000 personnes avant moi, j’ai dérogé à ma règle. Un livre d’Hervé Le Tellier, un mathématicien qui baigne dans le bain de l’Oulipo depuis tant d’années, impossible de résister.

Ce moment de honte devant la pression médiatique n’a pas résisté au premier chapitre consacré à Blake, le tueur à gages qui nous conte ses débuts professionnels avant ce qui va devenir son ordinaire.

Blake parle de cible, de logistique, de délai de livraison, et ces précautions achèvent de le rassurer. Ils tombent d’accord, Blake réclame la moitié d’avance : c’est déjà quatre zéros. Lorsque l’homme lui précise qu’il veut que ça ressemble à une « cause naturelle », Blake double la somme et exige un mois. Convaincu désormais d’avoir affaire à un professionnel, le type accepte toutes les conditions.

Après le tueur à gages, l’écrivain obscur, Victor Miesel :

À quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies – espèce en voie de disparition à laquelle Miesel n’estime pas appartenir.

À qui donc pense l’auteur ? D’autant plus que Victor va écrire L’Anomalie avant de se suicider.

Mais j’avance, j’avance, pas question de vous divulgâcher l’histoire, comme dit Busnel. Vous allez découvrir un certain nombre de personnages, tous très différents, qui vont vivre une histoire d’amour ou se déchirer, une maladie incurable ou un succès médiatique deux fois, à deux dates différentes.

Que va-t-on faire de cette anomalie, cette duplication du réel à trois mois d’intervalle ? Et qu’est-ce qui est réel en fait ? Comment vont se sortir les personnages de cette situation ubuesque ? Et les gouvernements, à commencer par celui des États-Unis où atterrissent les deux avions ? Le président est toujours le même, mais le personnel sait gérer. Le scientifique qui a été convoqué à la Maison-Blanche reçoit un cadeau :

Vous trouverez aussi un sweat-shirt à capuche au logo de la Maison-Blanche. Le président a insisté pour vous le dédicacer personnellement.

Adrian n’a pas le temps de placer un mot que le chef du protocole ajoute, impassible :

— Ne vous inquiétez pas, professeur. Nous lui avons donné un feutre à l’eau, cela partira au premier lavage.

On rit, on est ému, on frissonne, et l’idée petit à petit fait son chemin : qu’est-ce que la réalité ? Où se trouve-t-elle dans ce monde qui semble à la fois fou et logique ?

Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.

Ainsi s’exprime Victor Miesel dans L’Anomalie, prononcez « Victeur », parce que le o est remplacé par un zéro barré…, et ce signe distinctif lui a peut-être permis de devenir un auteur culte après son suicide. Rien de sinistre, rassurez-vous, mais vous le découvrirez par vous-mêmes dans cette lecture jouissive et intelligente, vertigineuse et pleine d’humour.

Quant à la fin, Hervé Le Tellier s’est surpassé et ses lecteurs sortent de son roman pleins de questions et d’inquiétude : où se trouve la réalité ?

Quelques jours plus tard, j’ai regardé un reportage sur Melania Trump (avant son départ en grand deuil de la Maison-Blanche) et je lui ai trouvé un air bizarre, une rigidité dans la personne : est-ce qu’un clone ou une création quelconque par une identité numérique n’aurait pas pris la place de la femme du président ?

L’anomalie
Hervé Le Tellier
Gallimard, août 2020, 336 p., 20 €
ISBN : 978-2-07-289509-8

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