Pourquoi un titre pareil ?

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Oui, pourquoi un titre « limite imprononçable » comme l’a écrit fort justement Cassiopée dans sa critique. L’Anthogrammate ! Quelle bizarrerie ! Drôle de nom pour un roman qui raconte l’histoire d’une drôle d’institutrice, on devrait en changer si on veut avoir une chance que les lecteurs fassent l’effort de le commander.

Je vais vous expliquer pourquoi j’ai choisi ce mot que l’on ne trouve plus dans le dictionnaire et qui signifie spécialiste du langage des fleurs.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu la passion des fleurs et des mots et je sais à qui je les dois.

Ma mère qui venait de la ville et avait rêvé d’être institutrice avait épousé dans les années de pénurie alimentaire qui ont suivi la guerre un paysan qui lui avait donné (quel mot mal choisi pour une époque où on ne connaissait pas la pilule !) quatre enfants vivants, braillards et affamés. Dans un environnement où tout ce qui était planté devait être mangé, elle faisait de la résistance : le long du mur qui enserrait notre premier jardin elle semait tous les ans des volubilis d’un bleu profond, presque violet qui enchantait le grillage et le transformait en une masse colorée, un mur de conte de fées vibrant de poésie.

Je me souviens de mon éblouissement devant ces grandes corolles qui faisaient disparaître le vilain grillage à poules. Mon père ne disait rien : qu’est-ce qui aurait pu pousser contre ce mur ? Petit à petit elle s’est enhardie, elle a planté des rosiers. Notre maison suivante, plus grande, a connu aussi les rosiers contre la maison mais désormais les fleurs faisaient partie de notre vie. Si notre mère ne négligeait pas le potager elle grattait, semait, créait des massifs colorés pleins de la gaieté qui manquait à notre maison.

De l’art de semer des fleurs qui ne se mangent pas comme acte de résistance contre le quotidien. De la beauté pour ne pas oublier que l’être humain a besoin de s’élever vers plus grand que lui.

Ma mère lisait, aussi. Dans les interstices ténus de la vie quotidienne : potager, poules, cochon qui lui faisait peur, lessives (elle n’a connu le lave-linge qu’une fois ses enfants élevés), couture (elle nous faisait la plupart de nos vêtements), cuisine, elle lisait. Des magazines féminins : Nous Deux, Bonne Soirée, plongée dans un univers qui m’échappait et qu’elle m’interdisait, surtout le feuilleton qu’elle dévorait avec passion.

Rien de plus excitant que l’interdit. Je me souviens parfaitement du premier roman féminin que j’ai lu ainsi ; c’était Ambre de Kathleen Windsor, je crois. De la passion, du sexe, de l’amour avec des héros flamboyants. Ma mère n’a jamais su que je lui volais ses magazines dans le tiroir de sa table de nuit, ou peut-être s’en doutait-elle mais la couleur de ma mère était le silence. Rien de ce qui n’était pas dit n’existait.

Voilà d’où je tiens ma passion des fleurs et des mots.

Mais pourquoi L’Anthogrammate, me direz-vous ? Pourquoi ce mot précisément ? Et d’abord d’où il sort, ce mot-là ?

Il sort d’un article du Monde il y a fort longtemps. Je vous ai dit que j’aimais les mots. En fait j’ai une passion pour les mots rares, fragiles et menacés, les mots en voie de disparition.

Les espèces animales et végétales ne sont pas les seules à être victimes de la rapacité de l’espèce humaine ; les créations de l’esprit disparaissent à toute allure et on n’a pas besoin pour ça de religieux illuminés et criminels, les dictionnaires se chargent en catimini de la sale besogne.

Chaque année, pour faire place aux mots nouveaux que notre brillante civilisation produit comme consolidation budgétaire, crise de liquidité, état-parti, nonisme dans le Larousse 2014, ou pour faire moins sinistre scud, iconique, hystérisation et viralité, toujours dans le Larousse 2014, des mots anciens disparaissent. Le vocabulaire spécialisé des rites catholiques comme archidiaconat a disparu avec la ferveur religieuse, nombre de mots concernant le goût ont disparu depuis l’apparition des fasts food comme acerbité, acidule, nos sens en général se sont affadis ainsi que nos façons de percevoir l’existence : finis les délicieux babillement, baladinage, baliverner, amusoire, assoter, véritables songe-malice. Je ne voudrais pas chipoter mais ceux qui collaborent à cette cacade auraient dû réfléchir à deux fois avant de supprimer délogement qui correspond très exactement à l’action de notre police vis-à-vis des campements roms.

Je comprends fort bien que l’on ait besoin de ne pas gonfler le dictionnaire de mots inusités mais maintenant que nous sommes passés à l’ère numérique, que la moindre tablette ou liseuse peut contenir un nombre vertigineux de livres, pourquoi continuer à supprimer des mots ? Pourquoi générer de l’oubli et vivre dans un présent intemporel ? Les façons de vivre et de penser disparues nous aident à comprendre la nôtre, ses faiblesses et ses incohérences, c’est sans doute là que le bât blesse…

Et anthogrammate, là-dedans ?

Une sorte d’évidence, une résistance à l’uniformisation.

Marguerite Letourneur, femme dépassée, dinosaure parmi ses jeunes collègues, connaît l’art oublié du langage des fleurs. Une forme de communication disparue depuis moins d’un siècle, en un temps où on ne larguait pas son amoureux par SMS : on n’écrivait pas « Je t’m + », les hommes envoyaient une boule de millefeuille pour dire que leur cœur était cicatrisé ou, plus lâches, un bouquet de pieds d’alouette blanc : « Je suis très occupé »…

Je ne saurais trop vous recommander le Dictionnaire insolite des mots oubliés de Alain Duchesne, Thierry Leguay chez Larousse (Paris, France) et bien sûr L’Anthogrammate au titre imprononçable mais à la verve réjouissante.

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11 réflexions sur « Pourquoi un titre pareil ? »

  1. Eric

    Vos précisions à propos de l’inspiration de vos livres suscitent également de l’émotion

    L’histoire de votre mère amène à mon esprit celle de notre grand-mère.
    Son rêve était également de devenir institutrice. La vie chez ses parents n’était pas rose et assez jeune elle a épousé notre grand père qui après le service militaire travaillait à la fosse comme on disait. Un drôle de terme pour parler de l’endroit où les hommes accédaient par un ascenseur vertigineux pour se rendre dans les profondeurs de la terre.
    Le pénible travail était d’en extraire le précieux minerais noir qu’on nommait communément « Gaillette ».

    De cette union, quatre garçons sont nés et malheureusement la perte d’une fille à la naissance. Le rêve a été rangé dans l’armoire aux songes car d’autres préoccupations que vous énumérez Nicole ont pris une place importante dans sa vie. Et puis il y avait la solidarité, le combat des mineurs pour accéder à une vie meilleure, des activités où elle accompagnait notre grand père sur le fond de leurs idées et dans la pratique auprès des personnes, ceci pendant de nombreuses années.

    Facile de retenir le lieu où elle est partie en vacances hors de la région car cela ne s’est produit qu’une seule fois dans sa vie.
    Je n’ai pas eu le même engouement pour les mots qu’elle, ce n’est que depuis cinq ans que je suis revenu à la lecture et que j’essaye d’écrire ce que je vois comme des recueils en grande partie pour nos deux enfants.

    Son parcours ne l’a pas épargnée de nos souffrances d’êtres humains et elle me dit parfois au téléphone qu’elle aimerait ne plus être là tant les inquiétudes, la tristesse pour des proches se font grandissantes sur la fin de son chemin de vie.
    Depuis quelques années notre grand père n’étant plus auprès d’elle, elle vit dans un foyer où mon père prend soin de l’entourer au mieux. La lecture lui est devenue difficile car sa vue est déficiente, toutefois elle participe de son salon aux émissions de jeu de lettres à la télévision car elle garde toujours cet intense plaisir des mots

    1. Nicole Auteur de l’article

      Merci Eric pour cette très belle et très émouvante évocation d’un pan de votre histoire familiale.
      Cela me touche beaucoup que ce que j’écris provoque une vibration chez le lecteur, j’ai l’impression d’avoir envoyé une pierre dans l’eau des souvenirs et que l’onde troublée et ondulante ramène à la vie des sentiments oubliés.

  2. antigone

    Moi je l’ai bien aimé votre titre, juste trouvé un peu difficile à prononcer (mais c’était une boutade)… Et puis, j’aime cette idée que les mots ne disparaissent pas. Il ne faut pas renier ce titre, il est bon, et assez intrigant pour attirer la curiosité. 😉
    Amusante cette coïncidence, ma mère lisait aussi le feuilleton de Bonne Soirée mais moi j’avais le droit de le lire également, que de grands souvenirs d’émotions à lire ces pages là…

    1. Nicole Auteur de l’article

      Merci Antigone , votre boutade était profondément juste, j’ai reçu hier un courriel d’une amie qui me dit ne pouvoir mettre *l’Anthomogramme » sur sa tablette!
      Le fait que votre mère vous permît de lire le feuilleton montre votre belle complicité, c’est attendrissant…
      « Et c’est serrer des torses vaillants dans tes bras que tu souhaites, l’amitié » : j’aimerais beaucoup procéder à un échange de lien (quel symbole!) avec votre blog.

      1. antigone

        Je vous rajoute à ma liste de liens d’auteurs sur ma page d’accueil (oui bien sûr je n’y pense pas toujours), et merci pour votre lecture de mon modeste petit texte… 😉

  3. saravati

    Les mots sont vivants tant qu’ils sont lus. Certains mots disparaissent, on ne sait pourquoi et les remettre à l’honneur est un devoir de mémoire pour qui les aime.
    Je ne suis pas d’accord avec Coumarine. Elle anime des ateliers d’écriture et ne veut sans doute pas rebuter des participants avec des mots savants.
    J’aime les mots qui sortent de l’ordinaire car ils nous marquent bien plus que les autres. J’aime aussi ceux qui titillent ma curiosité, élargissent mon horizon.
    Et puis, ce n’est pas le titre qui oriente le choix d’un livre, une belle photo, une quatrième de couverture intéressante.
    Aucun mot banal ne saurait coller aussi bien à votre livre que l’anthogrammate 🙂
    et puis, ce mot sorti des couloirs de l’oubli n’est-il pas prétexte à de belles discussions ?

    1. Coumarine

      Bien sûr, Savarati, je te rejoins en ce qui concerne la remise à l’honneur de vieux mots chargés de sens et d’histoire…
      Je ne parlais pas de ça
      mais de la personne lambda qui entre dans une librairie en essayant de se souvenir sans se tromper, d’un titre de livre compliqué et qui n’y arrive pas (ou déchiffre avec difficulté un mot griffonné sur un bout de papier
      L’objectif est ici de faire connaître son livre, de le faire acheter… Ce n’est pas si évident (et j’en sais quelque chose!) Alors pourquoi compliquer les choses encore en choisissant un titre compliqué? Ton éditeur, Nicole, ne t’a-t-il pas mise en garde? 😉

      1. Nicole Giroud

        Bonjour Coumarine,
        Je connais la nécessité de choisir un titre facile à retenir.
        Une de mes amies libraires m’avait raconté qu’une cliente recherchait « Le Silence des Moutons », moutons, agneaux, même famille.
        Le mot anthogrammate est compliqué, certes (Georgette en parle au début du texte), c’est une arme à double tranchant. Trop compliqué, on ne retient pas, c’est sûr, mais Nicole Giroud?
        D’autres titres compliqués ou très longs ont fort bien réussi et franchement je ne voyais pas quel titre j’aurais pu choisir.
        Si certaines ou certains d’entre vous ont des idées, qu’ils les expriment!
        Avis aux lecteurs!

    2. Coumarine

      je suis de ton avis Saravati quand il s’agit, dans un écrit, de sauver d’anciens mots, des mots qui sortent de l’ordinaire, des mots qui ont qqch à dire…

      Mais je parle d’autre chose: je parle du titre que l’on entend donner à son roman, et qui décourage qd il est trop « original », trop difficile à prononcer et/ou à retenir. Cela ne sert pas le livre que l’on entend faire connaître…

  4. Coumarine

    (mon commentaire n’apparaissant pas, je le republie…

    Bonjour Nicole,

    Un titre difficile à prononcer…
    Un titre difficile à retenir…
    aie ouille
    Vous ne simplifiez pas la tâche de vos lecteurs, présents et à venir..
    Parler avec enthousiasme d’un livre dont les syllabes du titre s’entrechoquent dans la bouche, ce n’est pas évident!! Idem d’ailleurs quand il s’agit de l’écrire…
    Je suis moi-même auteure et l’éditeur à chaque livre a attiré mon attention sur le titre: il faut qu’il soit accessible au commun des mortels!

    Bien sûr vous expliquez fort joliment la vérité sur ce titre… mais ….qui la lira en définitive?
    Ne prenez pas ça pour une critique… enfin… juste un peu!
    et pardonnez-moi ma sincérité!
    Bien à vous

    1. Nicole Auteur de l’article

      Bonjour Coumarine,
      Vous avez raison: avec le recul je suis consciente que je n’aurais jamais dû choisir ce titre-là. Il s’était imposé au fil de la rédaction du roman et je n’ai pas pris le temps nécessaire pour simplifier la tâche du lecteur. Quel titre auraient choisi les lecteurs pour coller au texte? A vous de me le dire…
      J’ai pris beaucoup plus de temps par contre pour le titre de Lovita broie ses couleurs et il me semble coller au texte.
      Que faire pour mon anthogrammate, cette Marguerite qui cueille les mots et en fait de beaux bouquets d’histoires?

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