Il est de bon ton de trouver que tout va mal dans ce bas monde promis à des catastrophes majeures, c’est pourquoi je juge utile de relever les progrès humains opérés ces dernières années. En effet, depuis quelques années aucune destruction majeure d’œuvres d’art ne s’est produite du fait des femmes de ménage. Grâce à l’activité intense des principaux directeurs de musées mondiaux ainsi que des galeries d’art contemporain les plus en vue, l’éducation artistique du personnel chargé du nettoyage a fait un bond considérable.
Personne n’a oublié les catastrophes survenues en octobre 2001 et août 2004. Rappelons tout de même les faits.
Le 18 octobre 2001 l’un des artistes les plus chers du monde, l’Anglais Damien Hirst, inaugurait sa nouvelle exposition à la Eyestorm Gallery. On peut traduire grossièrement le nom de cette galerie londonienne branchée par orage dans l’œil ou quelque chose d’approchant, me semble-t-il. Après le vernissage, le génie de l’artiste se mit en branle en contemplant les restes évocateurs de l’événement sur les tables. Aussitôt, mû par la puissance créatrice qu’on lui connaît, il ajouta avant de partir une ultime et saisissante installation devant la vitrine de la galerie : cendriers pleins de mégots, paquets de cigarettes vides, cannettes de bières, verres de vin à moitié plein (surprenant pour les Anglais dont on connaît le sens de la descente) et autres gobelets de café, sans compter les flyers. Il ne donna pas de titre à son œuvre, sans doute épuisé par son geste et l’heure tardive. Les galeristes, éperdus d’admiration, prirent des photos.
Le lendemain horreur et stupéfaction : l’œuvre avait disparu de la vitrine ! Après une rapide investigation qui fait honneur à leur sens de l’enquête et de la finance, les propriétaires retrouvèrent les composants de l’œuvre dans la grande poubelle devant l’établissement. L’énergie est communicative lorsqu’on se trouve devant une telle catastrophe. Ni une ni deux, les galeristes vidèrent les sacs poubelle et reconstituèrent l’installation à l’aide des photos qu’ils avaient faites quelques heures plus tôt. Ils durent bien sûr ajouter du vin dans les verres en comparant le niveau de ceux-ci sur les photos, je suppose qu’ils ont compté le nombre de mégots pour plus d’authenticité. Le coupable était l’agent d’entretien chargé de faire le ménage après le vernissage, aussi les galeristes, prudents, ajoutèrent-ils un panneau « Ne pas s’approcher » à son intention et à celle de ses collègues.
Trois ans plus tard, en août 2004 et toujours à Londres dans la prestigieuse Tate Modern, pareille mésaventure est survenue à l’artiste allemand Gustav Metzger. L’œuvre de 1960 possédait un titre correspondant à la profondeur du message : Nouvelle création de la première présentation publique d’un art auto-destructif. Sous une table recouverte de débris variés (des agapes comme chez Damien Hirst ?) l’artiste avait placé un sac poubelle rempli de vieux journaux et de morceaux de carton.
Là encore, le conservateur du musée agit avec un sang-froid exceptionnel et le personnel récupéra l’œuvre juste avant le passage du camion poubelle chargé d’évacuer les ordures du musée. La femme de ménage avait cru que les installateurs avaient oublié le sac poubelle.
Il fallut informer l’artiste de cet attentat involontaire à son œuvre, mais celui-ci décida que le sac avait subi trop de dommages et le remplaça immédiatement.
Le personnel de nettoyage de la Tate fut immédiatement alerté du problème, et l’œuvre recouverte d’un sac pendant la nuit. Je me demande si certaines œuvres vues depuis dans ce temple de l’art contemporain sont recouvertes pendant la nuit d’un plastique indiquant « Attention, ne pas toucher ».
En février 2014 une sculpture de l’artiste new-yorkais Pau Branca connut le même acharnement de la part d’une femme de ménage italienne. Cette dernière – qui n’avait sans doute pas suivi l’éducation à l’art contemporain de ses collègues britanniques – constata que du papier journal, du carton et des morceaux de biscuit jonchaient le sol. Elle trouva que le personnel chargé de l’installation des œuvres de l’Américain dans la galerie de Bari n’étaient pas très respectueux et mit le tout à la poubelle sans savoir que c’était une œuvre. Cette fois, hélas, le camion poubelle était passé, il n’y avait rien à récupérer. La société de ménage qui employait la malheureuse fit jouer son assurance pour rembourser les dix mille euros de l’estimation de l’œuvre.
Il est à noter qu’aucune mésaventure de ce genre n’est plus déplorée dans les journaux, ce qui donne à penser que le personnel de ménage a suivi depuis une éducation artistique accélérée et néanmoins intensive, en tout cas dans les grandes institutions.
On peut supposer que l’éducation artistique du personnel de ménage s’est étendu à toute l’Europe désormais, et je me réjouis de ce progrès de la civilisation.
Je me réjouis de la prise en compte du potentiel artistique qui sommeillait dans le personnel de ménage. Je suppose que cette formation intensive fut suivie d’une augmentation substantielle de salaire.
Ton article m’a permis également de mieux conscientiser ma propre dimension artistique que je déploie dans mon propre bureau. Jusqu’à présent je me minimisais en parlant de « désordre » que je m’engageais régulièrement à résorber. À présent je réalise que si je n’en faisais rien, c’est qu’intuitivement probablement-je conceptualiser qu’il s’agissait d’une œuvre artistique de renom à venir et à confirmer.
Au final me voilà fier de mon bordel !
Eh oui, le désordre de ton bureau (ou le mien) est en fait une installation artistique en devenir…