Rentrée littéraire et broyage médiatique

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Chaque année c’est le même ballet : les libraires attendent les prix et remplissent leurs gondoles de valeurs sûres, Amélie Nothomb revient en ritournelle, entourée des fidèles qui assurent chaque année la rente des bandeaux rouges : le dernier ****.

Regardez les magazines dits culturels : « les incontournables de la rentrée, les romans qu’il faut absolument avoir lu, les coups de cœur recommandés, à ne pas manquer », etc. Une injonction pour ne pas mourir idiot dans les dîners, puisque ceux-ci reprennent ou un laminoir à idées ?

La semaine passée, j’ai visionné un redoutable critique littéraire qui venait de commettre un opus sur la critique (au moins il connaissait son sujet). Il était confronté à une sympathique libraire et à une écrivaine tout aussi sympathique.

Je vous passe les amabilités d’usage, les sourires face au bougon personnage qui lui, vu son statut, n’avait pas besoin de faire assaut de séduction.

Il faut reconnaître que j’ai bien reconnu le milieu éditorial dans son discours, et lorsqu’il a expliqué que les éditeurs ne veulent pas de progressions régulières mais une grosse vente tout de suite, impossible de ne pas acquiescer. Les chiffres plutôt que le suivi d’un auteur, le marché est difficile, et il y a beaucoup de personnel dont il faut assurer le salaire.

Arrive le moment où on lui demande comment il choisit les romans qu’il va lire. Sourire de l’écrivaine et poncif bien connu :

— Vous lisez la première et la dernière page ?

— Non, j’ouvre le livre au milieu.

— Et vous lisez la page ?

— Non, un paragraphe, ça suffit vous savez pour reconnaître le style, il n’y en a pas tant que ça.

Silence de l’auteure qui encaisse. Son sourire s’est un peu figé. Peut-être pense-t-elle à tous ces auteurs dont le destin se joue sur un paragraphe pris au hasard. Peut-être pense-t-elle à ses propres romans, à l’attachée de presse qui fait des pieds et des mains pour faire lire les textes qu’elle doit défendre à un critique qui se prend pour Dieu et décide du destin d’un ouvrage d’une pichenette. Pire que le marché : je prends ce fruit bien brillant, je laisse l’autre qui a peut-être plus de goût. Trop de livres, trop d’auteurs, et la pression de la rédaction, celle des lecteurs qui veulent un article bien saignant qui donnera plus de relief au suivant, laudatif bien sûr. Éternelle balance pour satisfaire tout le monde, « Rien n’a changé depuis Balzac », assure le critique. En effet. Sauf qu’il y avait moins de livres, pas de traitement de texte et pas de photocopieuse.

Combien de centaines d’ouvrages submergent le lecteur, déjà, à la rentrée littéraire de septembre, et autant à celle de janvier ? Une question : les éditeurs croient-ils en tous les livres qu’ils publient ou savent-ils dès le départ que moins de dix pour cent trouveront leurs lecteurs ? Comment se sentent-ils, face aux auteurs naïfs et pleins d’espoir ? Devant ceux à qui ils ferment définitivement la porte parce qu’ils n’ont pas assez gonflé les caisses ?

Cette année on met en valeur beaucoup de premiers romans de jeunes femmes en général très photogéniques. De la chair fraîche pour alimenter la machine. Mais combien d’entre elles reverra-t-on dans les palmarès des années futures ?

Allons, les prix littéraires vont très bientôt exciter la machine, les gondoles vont se remplir de bandeaux avec le prix en question, cela fait vendre, le bandeau. Parfois le livre est excellent. Ne comptez pas sur moi pour entrer dans cette logique, il arrive que certaines de mes critiques concernent les livres primés, mais c’est un pur hasard. Ne comptez pas sur moi pour alimenter la machine, je ne vous parle que de livres que j’aime ou d’autres, plus anciens, qui ne méritent pas à mon avis leur réputation flatteuse.

Un écrivain met tant de lui-même dans ce qu’il écrit ! Les phrases peaufinées, lues à haute-voix, tant de fois reprises jusqu’à ce qu’elles sonnent juste, qu’elles correspondent exactement à ce que l’auteur voulait dire ou donner à éprouver au lecteur !

Certains livres merveilleux ne trouveront jamais leur public parce qu’on ignore leur existence. Le temps disponible pour qu’un roman se fasse une place est très court : trois mois maximum. Après direction le pilon, souvent. Qui ne broie pas seulement du papier, mais le cœur de celui qui l’a écrit.

Bientôt le moment excitant de la révélation des principaux lauréats agitera public et librairies, le grand cirque automnal battra son plein. Profitez de ce moment tellement français, mais n’oubliez pas s’il vous plaît les romans qui pourraient vous faire pénétrer dans un univers où vous serez chez vous, apaisé, heureux.  N’est-ce pas un des buts de la lecture, finalement ?

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5 réflexions sur « Rentrée littéraire et broyage médiatique »

  1. alainx

    Ton propos reflète une triste réalité.
    Artificialité — mercantilisme — pédanterie et suffisance.
    Toutes attitudes cumulées que l’on retrouve un peu partout…
    et cette fameuse formule ridicule et néanmoins… incontournable… « les incontournables de la rentrée »
    que ce soient les bouquins, la mode, les films, les expos, et tout le bazar.
    Si tu a contourné les incontournables tu n’es pas fréquentable.
    Tu n’es pas un consommateur responsable qui fait tourner l’économie pour enrichir quelques-uns.
    Se détourner de l’incontournable frise le délit pénal.
    Triste société qui voudrait tous nous transformer en moutons.
    Quand quelqu’un me dit « tu devrait lire ce livre, tout le monde l’a lu ! » : Je fuis ! !

    (En revanche, j’ai lu quelques livres de Nicole Giroud dont je garde un excellent souvenir)

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Merci hélas (parce que ce n’est pas réjouissant) de reconnaître la réalité dans laquelle nous vivons, de plus canalisée, nous sommes dans un entonnoir et nous ne nous en rendons pas compte.
      Merci aussi d’avoir lu certains de mes livres, cela me ferait plaisir que « Par la fenêtre » ne t’échappe pas: il parle de vieillesse et de liberté, de littérature et de souffrance.
      J’espère que tu vas bien, en tout cas l’esprit est toujours aussi vif, et cela me réjouit!

        1. Nicole Giroud Auteur de l’article

          Quelle réactivité! J’attends avec attention tes commentaires pour ce texte que j’ai écrit il a plus de vingt ans et régulièrement retravaillé au fur et à mesure de mon propre vieillissement. J’ai mis beaucoup de moi-même dans ce roman.

          1. alainx

            J’aurais en tête ce que tu réponds, à la fois sur le mûrissement au fil des années ainsi que d’avoir mis beaucoup de toi-même. Je pense qu’on laisse toujours de soi-même dans ce qu’on écrit, mais le « beaucoup » je le présuppose important.
            J’ai commencé quelques pages… c’est bien écrit et je sens que je vais « accrocher » (au sens positif du mot…)
            Lecture à suivre… !

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