Le livre de ma mère d’Albert Cohen, un texte complaisant

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En ce moment, je pratique cette opération cruelle que les bibliothécaires appellent le désherbage. Pour faire de la place sur les rayonnages, les livres qui ne sont pas sortis depuis longtemps finissent sur les étagères Servez-vous.

Hier c’était au tour d’Albert Cohen et de son texte Le livre de ma mère, présenté comme « le chant d’amour le plus émouvant, le plus délicat, Un des plus beaux romans d’amour, Livre déchirant » et j’en passe. Comme les sensibilités ont changé !

Pour ma part, j’ajouterai : livre irritant, où l’auteur imbu de lui-même s’affirme avec une naïveté complaisante et emberlificotée.

Rien n’est plus cruel que le vieillissement d’un style, et ce texte paru en 1954 en est la preuve :

Allongée et grandement solitaire, toute morte, l’active d’autrefois, celle qui soigna tant son mari et son fils, la sainte Maman qui infatigablement proposait des ventouses et des compresses et d’inutiles et rassurantes tisanes, ankylosée, celle qui porta tant de plateaux à ses deux malades, allongée et aveugle, l’ancienne naïve aux yeux vifs qui croyait aux annonces des spécialités pharmaceutiques, allongée, désœuvrée, celle qui infatigablement réconfortait.

Cette mère en adoration devant son fils, est morte toute seule en 1943 pendant que son fils se trouvait à Londres.

Tous ses espoirs de vieillesse auprès de moi pour en venir à cette fin, la peur des Allemands, l’étoile jaune, mon inoffensive, la honte dans la rue, la misère peut-être, et son fils loin d’elle.

Elle méritait bien, cette mère admirable, un autel à l’amour maternel. Mais j’ai eu de la peine à l’apprécier :

Amour de ma mère. Elle était avec moi comme un de ces chiens aimants, approbateurs et enthousiastes, ravis d’être avec leur maître. (p.93)

Cette femme qui avait tout donné à son fils, disponible jour et nuit, traitée en effet comme un chien par son pédant de rejeton à la haute fonction diplomatique, cette femme humble et sublime que l’on avait parfois envie de secouer, méritait en effet un tombeau, cette œuvre poétique en son honneur que son fils s’efforce de lui donner.

Reconnaissons son honnêteté. Il ne cache rien de la façon épouvantable dont il la traitait, insiste sur son physique, ses fautes de français, mais aussi sur la lumière qui s’allumait dans ses yeux à la simple vue de son fils. Mais le reste, style compris, ne passe plus de nos jours.

Elle est maussade en sa terreuse mélancolie. (p.159)

Signifie qu’elle est morte, car jamais le fils n’évoque un moment d’irritation de sa mère.

Albert Cohen, si pénétré de son œuvre, a voulu sans doute glorifier sa mère, ses remords tardifs formant une leçon pour tous les fils qui penseraient leur mère immortelle. Mais en fait c’est surtout de lui dont il parle, sur lui qu’il s’attendrit et non sur celle qui est morte dans la terreur, à Nice, en 1943. Sa mère disparue, il est conscient que plus personne ne l’aimera avec autant d’intensité.

Avec elle je n’étais pas seul. Maintenant je suis seul avec tous. (p.105)

Moi, moi, moi :

Ainsi est la ruminante douleur aux mandibules en veule mouvement perpétuel. (p.96)

Il s’apitoie sur lui, encore et encore :

Quelquefois, lorsque je suis seul avec ma chatte, je me penche vers elle et je l’appelle ma petite Maman. Mais ma chatte me regarde et ne comprend pas. Et je reste seul, avec ma ridicule tendresse en chômage. (p.81)

Albert Cohen a eu une fille. On aurait pu penser qu’il ferait un parallèle entre l’amour maternel et l’amour paternel, mais non, il revient toujours à sa personne :

Ma fille m’aime, mais tandis que je suis tout seul à écrire, elle est en train de déjeuner avec un crétin épris d’art et de beauté. […] Ma file m’aime, mais elle a sa vie et elle me laisse seul. (p.103 et 104)

J’avoue que je désherbe avec plaisir ce monument de complaisance. Tant d’écrivains ont célébré leur mère avec une émotion sincère, inutile d’encombrer les rayonnages de ma bibliothèque. Et tant pis pour « le chef d’œuvre qu’il faut avoir lu ».

Le livre de ma mère
Albert Cohen
Gallimard, avril 1974, 192 p., 6,30 €
ISBN : 978-2070365616

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2 réflexions sur « Le livre de ma mère d’Albert Cohen, un texte complaisant »

  1. alainx

    Je n’ai pas lu ce livre qui paraît il a eu un énorme succès en son temps.
    Donc pas d’avis sur l’ouvrage lui-même. Mais en effet tes citations montrent un style vieillot, alambiqué et surfait. Ça prête à sourire. Sur l’ego-centration c’est la loi du genre et ça ne s’est sûrement pas amélioré depuis.
    Je retombe parfois sur des livres lus dans ma jeunesse et je me demande comment j’ai pu m’y intéresser.
    Qu’en sera-t-il demain des styles d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fera totalement ringard dans quelques années ?
    Nous l’ignorons, mais il est certain qu’un certain nombre ne passeront pas l’hiver suivant !

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      C’est le sort des livres, ils se périment, eux aussi. Ce qui est anormal, c’est de continuer à ronronner autour des « chefs d’oeuvre » que l’on a, souvent, même pas lus.

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