Comment résumer cette plongée dans l’abstraction, cette façon de creuser l’absence pour retrouver ce qui a troué la réalité, ouvert un gouffre métaphysique dont l’auteur n’est pas ressorti ? La petite fille de Philippe Forest est morte, et le monde a perdu toute réalité, remplacé par la multitude des mondes possibles où elle se cache peut-être et où, peut-être, elle l’attend, comme L’enfant de la Haute Mer de Jules Supervielle.
Philippe Forrest empile ces mondes, les superpose en un mille-feuille ontologique de présence et d’absence, jeux de cache-cache avec toutes les réalités imaginables, utilise la science et ses savants.
Il convie bien sûr Schrödinger et son fameux chat, Everett et Leibniz ; il déroule la présence du chat avec science et infinie pudeur, ce chat vivant et mort, présent et absent, ce chat apparu dans l’obscurité, de nulle part, ce chat autour duquel vont se cristalliser l’absence et la douleur.
« L’histoire d’un homme sans histoire, se faisant le chroniqueur des événements insignifiants survenus dans son existence à partir du plus minuscule de ceux-ci, l’arrivée dans son jardin d’un chat errant, et devenant la proie d’un délire assez extravagant en s’imaginant pouvoir reconstruire à partir de là une démonstration assez vaste pour englober à la fois le système de sa vie et celui de l’univers indifférent tournoyant avec ses phénomènes autour de lui.
Une sorte de thriller absurde au ressort purement spéculatif où les péripéties s’enchaîneraient mais où rien n’arriverait jamais.
Voilà où j’en suis ».
Au début j’ai eu un peu de peine à suivre, si vous n’êtes pas versé en sciences cela vous arrivera peut-être à vous aussi. Un seul conseil : persévérez. Vous allez bientôt être plongé dans des réflexions troublantes sur les mondes parallèles, vous vous rendrez compte que ces mondes multiples qui nous entourent forment l’essence de notre vie. Vous apprendrez aussi un certain nombre d’anecdotes sur les savants dont parle l’auteur, mais rien d’inutile dans cette façon d’enrouler le lecteur dans cette évocation subtile du destin.
J’ai déjà parlé de la douleur d’avoir perdu un enfant dans une critique comparant Tombé hors du temps, récit pour une voix de David Grossman et les Contemplations de Victor Hugo. Le poème douloureux et sauvage de l’auteur israélien et celui de notre poète national abordent de front le deuil impossible. Philippe Forest procède différemment dans ce livre, il affronte la douleur, si j’ose dire, de biais. Au travers du prisme du chat quantique : dans toutes ces réalités, il doit bien exister une petite fille qui ne souffre plus et qui, apaisée, attend patiemment l’histoire que son papa va lui lire…
« On invente une autre réalité afin de pouvoir considérer depuis le monde d’hypothèses que l’on se donne celui où l’on se tient, de jouer avec ce qu’il contient, désassemblant les pièces du puzzle pour voir si n’existerait pas une manière de les arranger autrement et de composer avec tous ces morceaux d’un monde en miettes une image plus juste de ce qui est ».
Ce livre plein de tours, de détours, de pudeur et de profondeur, vous rattrape par moments. La douleur d’avoir perdu ce chat, le chagrin qui submerge et qui vient à la place du chagrin ancien qui n’a pu s’exprimer tellement il était violent, qui ne l’a pas connu ? De même que la façon dont les gens qui n’ont plus rien s’ouvrent à l’absurde beauté du monde :
« Elle disparue, le monde avait perdu son centre. Un trou au ventre. Une sorte de plaie dans la poitrine. Par laquelle on ne voyait que du vide. Et dans l’espace qu’avait laissé son absence : le spectacle stupéfiant du jour comme jamais il n’a été vu et sur lequel, parce que dans l’abrutissement du chagrin, il ne nous restait rien d’autre à faire, nous gardions les yeux ouverts. Regardant, hébétés, la beauté toute bête des choses. La révolution du soleil dans le ciel. L’infusion lente de la lune et des étoiles dans le noir. Et puis la vie qui, sans plus rien avoir de sensé à nous dire, dépêchait cependant vers nous ses signes semblables. Comme si, elle partie, un grand appel d’air avait tout soufflé, balayant au loin les apparences fausses de l’existence, et qu’un vent salubre avait poussé vers nous ces myriades de phénomènes minuscules dont nous étions devenus, faute de mieux, les observateurs extasiés ».
Comment résumer Le chat de Schrödinger ? Peut-être comme un palais des glaces où, à l’infini, se reflètent vos blessures et où vous essayez de trouver un sentier possible pour trouver la lumière.