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L’impossible vengeance du groupe Nakam

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Comment vivre après la Shoah lorsqu’on est juif et que toute sa famille a été décimée ? Comment avancer quand vous assaillent des images insupportables ? Le premier réflexe est la vengeance, comme ce rescapé des camps qui avait demandé à ce que les blindés alliés détruisent toutes les villes d’Allemagne. Mais la vengeance et la colère ne chassent ni les cauchemars, ni l’amertume. Raison pour laquelle la plupart des survivants n’ont pas voulu faire justice eux-mêmes. Ils ont reconstruit leur vie, fondé une nouvelle famille, fertilisé le désert et se sont plongés dans les textes religieux pour comprendre et trouver de la force. La plupart, mais pas tous.

Le 25 août, Arte a diffusé le film de Doron et Yoav Paz, Le poison de la vengeance. Ce dernier, réalisé en 2021, relate le projet d’un groupe de survivants juifs de faire payer les Allemands pour leurs crimes. Ce film romancé explique un moment méconnu de l’histoire à la toute fin de la seconde guerre mondiale, celle du réseau Nakam et du groupe des Vengeurs de la deuxième brigade juive.

Le héros du film est Max, survivant des camps qui rentre chez lui pour trouver sa maison occupée par son voisin. Sa femme et son fils ont disparu, Max erre dans une Allemagne de fin du monde, en 1945, juste après l’armistice. Le personnage de Max est campé (j’allais dire hanté) par l’acteur August Diehl qui est bouleversant de justesse, de fragilité et d’humanité. Max va croiser tout d’abord une unité de la deuxième Brigade juive, et se lier avec un de ses membres, Michael.

Historiquement la brigade juive faisait partie de la huitième armée britannique depuis septembre 1944. Elle était composée de volontaires recrutés en Palestine sous mandat britannique, mais aussi de rescapés de la Shoah. Cinq mille combattants qui s’illustrèrent pendant la campagne d’Italie et portaient l’uniforme britannique. La brigade fut dissoute en été 1946.

Le film montre fort bien le rôle de cette brigade, en particulier la façon dont elle rapatriait les Juifs survivants de l’Europe de l’Est de manière semi-clandestine dans ce qui n’était pas encore l’état d’Israël. Il montre également que certains membres de cette brigade, par groupes de trois ou quatre, tuaient les individus impliqués dans des meurtres de Juifs. Au début ils leur tiraient une balle dans la tête, plus tard ils les ont étranglés. Ces groupes s’appelaient « les Vengeurs ».

Max s’aperçoit vite que Michael fait partie d’un de ces groupes qui exécutent les nazis en toute discrétion. Ensuite le chemin de Max l’amène à croiser Anna qui va lui sauver la vie ; elle fait partie d’un groupe extrémiste dont Michael se méfie. Max est chargé d’infiltrer celui-ci. La Haganah – la plus importante organisation paramilitaire de Palestine – suspecte un projet d’attentat d’envergure dont elle ignore la nature. Il faut stopper avant son exécution leur plan dont l’organisation suspecte l’ampleur. La formation de l’État d’Israël ne peut pas être entachée par de telles pratiques. La suite du film décrit avec beaucoup de sensibilité et de justesse le dilemme de Max.

En dehors de l’aspect romancé indispensable pour intéresser les spectateurs, le film est très fidèle à la réalité historique. Il décrit fort bien la période troublée de cet immédiat après-guerre : les villes allemandes en ruine, l’antisémitisme persistant de la population, le partage du gâteau allemand entre les vainqueurs de la guerre… et le réseau Nakam avec son projet terrifiant. La loi du Talion appliquée à la lettre : « Tu paieras vie pour vie, dent pour dent, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure ». Six millions de morts allemands empoisonnés par l’eau potable pour six millions de morts juifs dans les camps d’extermination.

Le réseau Nakam a été fondé par Abba Kovner, un poète qui figurait parmi les leaders de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Celui-ci était né à Sébastopol en Ukraine, mais sa famille avait émigré très tôt en Lituanie. Pendant la guerre Abba Kovner intégra un mouvement de résistance antisoviétique. En juin 1941 il réussit à s’échapper du ghetto de Vilnius avec plusieurs camarades et forma un groupe de partisans réfugiés dans les forêts de Vilnius. À la fin de la guerre il fonda un mouvement qui organisait l’immigration des Juifs vers la Palestine. Kovner exerçait un ascendant très important sur les membres de son groupe qui lui étaient totalement dévoués. Ils étaient tous très jeunes lorsqu’ils avaient été confrontés dans leur chair l’horreur de l’Holocauste. Mais ils avaient lutté de toutes les manières possibles. Armes amenées en pièces détachées par le réseau d’égout conduisant au ghetto de Vilnius à la fin 1942, même procédé pour le ghetto de Varsovie. Ils avaient combattu les armes à la main, loin des agneaux du sacrifice que l’on a décrits et qui sont rappelés subtilement dans le film. Les jeunes gens s’étaient battus dans les maquis, mais ils ignoraient les camps d’extermination qu’ils découvrirent juste après la Libération. Ponary, Maïdanek. L’horreur. Le choc. L’extermination de masse industrialisée. Et les nouvelles des autres camps confirmaient l’impensable. Le groupe plongea alors dans une sorte de folie punitive, d’autant plus qu’il sentait que le monde voulait oublier cette horreur et recommencer comme avant, ce qui lui paraissait impossible.

L’idée de la vengeance fit son chemin dans le groupe et dans la tête de son chef. Leur commando s’appellerait Nakam, vengeance en hébreu. En 1945, le groupe de « Vengeurs » comptait une cinquantaine de garçons et de filles. Des partisans qui s’étaient battus à l’Est, d’anciens déportés, de très jeunes gens qui avaient échappé à l’horreur… Croyants ou non, tous avaient en commun l’absence de raison de vivre, la volonté de punir le peuple allemand et une loyauté absolue envers leur chef qui écrivit une sorte de manifeste dont voici un extrait :

Nous avons pris sur nous de ne pas laisser l’oubli recouvrir les victimes, d’où notre décision : rendre les coups. Plus qu’une vengeance, il s’agit de rendre justice au peuple juif assassiné. On utilisera donc l’acronyme DIN [pour Dam Israël Noter (le sang d’Israël se vengera) afin que la postérité sache que, dans ce monde sans pitié, qui s’est montré incapable de compassion, il y a malgré tout des juges capables de rendre un verdict…

Le réseau Nakam décida d’appliquer le plan A, c’est-à-dire d’empoisonner le réseau d’eau potable des grandes villes allemandes, Nuremberg, Hambourg et Munich pour faire le maximum de victimes. Kovner se rendit en Israël pour obtenir le poison, mais le projet échoua parce qu’il fut arrêté sur le bateau qui le menait en France, comme le montre le film.

Le plan B concernait le réseau d’approvisionnement de camps de prisonniers allemands, en particulier ceux de Nuremberg et de Dachau. Le plan sera annulé in extremis.

En avril 46, les membres de la Nakam entrèrent dans une boulangerie et recouvrirent d’arsenic les pains destinés aux prisonniers allemands du camp de Langwasser. Ils durent fuir avant d’avoir terminé leur sabotage. 2 200 prisonniers allemands sont tombés malades et 207 ont été hospitalisés. Aucun décès à déplorer.

Abba Kovner rejoignit la Haganah en décembre 1947, devint capitaine dans l’armée de Tsahal, l’armée de défense d’Israël, il mourut dans un kibboutz en 1987.

 La destruction n’était pas seulement autour de nous, elle était en nous.

Espérons que la lucidité de leur chef au sujet du poison de la vengeance gagna tous les membres de Nakam, et que ceux-ci  ont trouvé la paix.

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Quand tu écouteras cette chanson, le bouleversant memento mori de Lola Lafon

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« Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment.
Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ?
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver. »

Le texte de Lola Lafon ci-dessus qui figure sur la quatrième de couverture décrit toute l’ambivalence et la richesse de cette nuit dans le musée dédié à Anne Frank. Que faire toute une nuit dans un musée vide où le sentiment d’absence creuse la solitude et incite à l’introspection ?  Un musée où l’auteure n’aura le droit ni de boire, ni de manger, lointain écho de la façon dont vivaient les huit reclus,

Ainsi, jusqu’à midi et demie, « pas une seule goutte d’eau, pas de chasse d’eau, pas une seule foulée, un silence absolu, » écrit Anne Frank. […] À 13h 30 il fallait retourner à l’immobilité. (p. 35-36)

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Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Stock, août 2022, 180 p., 19,50 €
ISBN : 9782234092471

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