« Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment.
Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ?
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver. »
Le texte de Lola Lafon ci-dessus qui figure sur la quatrième de couverture décrit toute l’ambivalence et la richesse de cette nuit dans le musée dédié à Anne Frank. Que faire toute une nuit dans un musée vide où le sentiment d’absence creuse la solitude et incite à l’introspection ? Un musée où l’auteure n’aura le droit ni de boire, ni de manger, lointain écho de la façon dont vivaient les huit reclus,
Ainsi, jusqu’à midi et demie, « pas une seule goutte d’eau, pas de chasse d’eau, pas une seule foulée, un silence absolu, » écrit Anne Frank. […] À 13h 30 il fallait retourner à l’immobilité. (p. 35-36)
Il semblerait que personne n’arrive au bout de la nuit. Trop angoissante, trop peuplée de silences, et de multiples fantômes exacerbent l’imagination et la sensibilité de celui ou celle qui tente l’expérience. Le besoin de retrouver l’air, la lumière, la vie, loin des portraits pixelisés de la célébrissime adolescente devient vital, et c’est la fuite loin de l’Annexe. Lola Lafon restera jusqu’au bout, et le texte qu’elle nous livre est sans doute le plus autobiographique, le plus intime qu’elle ait livré à ses lecteurs.
Qui était vraiment Anne Frank ? Célébrissime ne veut pas dire reconnue en tant que personne, mais érigée en icône, malaxée, déformée, réduite aux attentes populaires, et parfois niée par les révisionnistes. Un texte d’une telle profondeur ne peut pas avoir été écrit par une adolescente, affirment-ils en un compliment dont ils n’ont pas conscience.
Lola Lafon aborde les réécritures de l’Histoire, à commencer par la première de toutes : le malentendu du Journal. Anne Frank travaillait sur les pages brutes de son journal, le réécrivait pour le transformer en œuvre littéraire ; mais celui-ci est ravalé au rang de « journal d’adolescente » dont le succès tient au tragique de l’Histoire et non à la singularité du talent de son auteure.
Les réécritures du Journal commencent très tôt, dès les années 50. Le texte d’Anne est tronqué, il faut le rendre lisible dans les écoles. Puis le voilà transformé en comédie pour Broadway, un succès triomphal qui s’exporte, mais pas en France où l’on craint de froisser les nouveaux amis allemands. La réclusion dans l’Annexe est transformée en comédie adolescente tournée vers la vie et l’amour, gommées l’identité juive et la fin tragique. Une comédie pour les familles, tout comme le film qui sera tourné pour surfer sur la vague du succès de la pièce de théâtre. Le metteur en scène doit réécrire la fin, jugée trop triste par le public des projections tests. Le film se conclut ainsi :
La caméra balaye les visages terrorisés des huit clandestins : des voix brutales se rapprochent, celles de la Gestapo venue les arrêter. Les Allemands tambourinent à la porte de l’Annexe ; « Otto Frank » se lève, et, posément, s’empare d’un sac de voyage qu’il tend à « Margot », puis il en tend un autre, qu’il donne à sa femme, et un dernier qu’il confie à sa cadette. Le père s’assied, comme rasséréné, et c’est d’un ton sage qu’il conclut, tandis que les nazis surgissent et les encerclent : « Ces deux dernières années, nous avons vécu dans la peur, à présent, nous pouvons vivre dans l’espoir. »
Cut.
Le visage extatique de Millie Perkins – Anne Frank s’affiche en surimpression sur un vaste ciel aux nuages duveteux, traversé d’oiseaux gracieux, elle susurre :
« Je crois encore à la bonté innée des hommes. »
THE END. (p. 118-119)
La suite exacte de cette citation ?
Il m’est impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j’entends plus fort, toujours plus fort, le grondement du tonnerre qui approche et nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par s’arranger, que cette cruauté aura une fin, que le calme et la paix reviendront régner sur le monde. (p. 122-123)
Quelle lucidité, mais aussi quel besoin de croire en la paix chez la jeune fille qui voulait devenir écrivain et qui devait batailler pour conserver la petite table où elle se confrontait à l’écriture. Elle n’a pas eu le temps de confirmer les promesses de son talent.
Tout se mêle intimement dans Quand tu écouteras cette chanson : les membres disparus de la famille Frank et ceux de la famille de Lola Lafon, le même besoin d’écrire chez Anne et chez l’auteure. L’écrit, la seule chose qui survit vraiment à l’indicible. Et Lola écrit, raconte, sa vie, ses blessures, la façon dont elle a essayé de se tourner vers la vie, malgré tout. Et surtout, écrire. Comme Anne. Pour Anne.
Cette nuit dans l’Annexe où l’absence de meubles met en valeur la présence obsédante de tous ces morts qui n’ont pu accomplir leur vie, est une nuit de vérité où tout se mêle dans un désordre apparent et une vraie douleur. Le titre s’éclaire à la toute fin du texte, comme une ultime façon de ne pas oublier. Le génocide nazi et celui des Khmers rouges, forment une danse macabre, un lamento plein de sensibilité et de douleur.