Une femme drôle : Zouc, double de Maryline Desbiolles

Shares

Une femme drôleCe petit livre si dense, si personnel de Maryline Desbiolles me trouble profondément.

L’auteur découvre l’artiste suisse à la télévision durant son enfance, dans les années 70, télévision en noir et blanc, Zouc tout en noir devant un rideau blanc, Zouc, de son vrai nom Isabelle von Allmen, née en 1950 dans le canton de Berne. Zouc, l’artiste si singulière qui suscite le rire ou le malaise, ou les deux à la fois. Une artiste peut-être destinée aux femmes, tant elle leur parle d’elles à toutes les étapes de leur vie.

Zouc, cette comédienne étrange, pourvue d’un accent suisse et d’une voix capable de monter très haut dans les aigus lorsqu’elle se livre à l’une de ses incarnations : en scène, elle est à la fois la petite fille capricieuse, la mère exaspérée, la maîtresse d’école, la paysanne du Jura… Zouc, drôle à faire peur.

Lisez attentivement la magnifique quatrième de couverture qui est un condensé de ce livre attachant et déroutant.

Cela tient de l’hommage à une artiste et de l’autobiographie, des souvenirs d’enfance et des émissions de télévision, de la réflexion sur la féminité et ses interdits sous-jacents. Une femme ne doit pas faire rire, telle est la règle non-écrite que doivent surmonter toutes les humoristes, en particulier celles qui ont montré la voie, comme Zouc. Si vous êtes jeune, vous ne connaissez sans doute pas l’artiste suisse.

Un trou de Zouc, cette femme massive tout en noir […], sans maquillage, sans mèche affriolante, les cheveux tirés, les cheveux tirés et la robe noire comme une paysanne, ou plutôt comme personne, aucune des distinctions qui font la personne, pas de distinction, ce qui fait d’elle une sculpture parlante, une idole, une apparition inquiétante qui a l’air de venir du fond de l’écran, d’avant la couleur, d’avant la télévision, d’avant le mouvement, d’avant les images, leur flopée, d’avant l’image, Zouc est à la télé comme si la télé n’existait pas encore, et cependant, tenant l’écran comme personne, une femme massive qui ne comble pas, d’autant plus massive qu’elle ne comble pas. (p. 28-29)

Zouc, artiste qui fait rire, comme la mère et la grand-mère de l’auteur. Le rire comme transgression, et l’acceptation des conjoints de cette surprenante mise en avant de leur femme vaut toutes les déclarations d’amour.

Je n’ai pas réussi à trouver le sketch dont parle Maryline Desbiolles, L’orgelet, mais celui-là vous donnera une excellente idée du travail de Zouc.

Je suis chavirée quand elle dit justement qu’elle ne dira pas : oh non j’i dirai pas, j’i dirai pas, si doucement, si tendrement, elle ne dira pas au garçon avec lequel elle flirte qu’en lui soufflant de trop près il lui cause des orgelets. Férocité de la révélation, i m’souffle de trop près, je ne la vois pas, mais j’entends que l’intonation de sa voix, grave, quasi gouailleuse, lui étire la bouche, la fait énorme comme elle lui arrondit les yeux au bord desquels on pourrait voir l’orgelet. Férocité mise à mal, renversée, cul par-dessus tête, par la bonté de ces deux ou trois secondes et la clémence d’un silence annoncé : la jeune fille ne dira rien au garçon, elle ne veut pas lui faire de peine. (p.48-49)

Zouc, découverte dans l’enfance, en noir et blanc, donc, sauf chez le grand-père de l’auteur qui avait posé des filtres de couleur sur le poste, Zouc qui se mélange à la famille, aux souvenirs d’école, au lapin que tue le grand-père. Zouc éclatée en tant de personnalités, Zouc à la fois universelle et solitaire… Zouc comme un double qui montrerait le chemin.

Je suis assise à côté de Zouc, sur le même banc d’école. Sur mon cahier, rien n’est biffé en rouge. Au début j’aime passionnément l’école. J’aime la loi de la langue et me soumettre à elle. Je lis sans fin les règles de grammaire et je révise les conjugaisons. Pis encore : je suis première de la classe. […] Mais je suis assise à côté de Zouc. Et je comprends que pour écrire il me faut renoncer à être première de la classe, il me faut renoncer à être aimée de mon maître. […] Mais plus exactement je comprends que la connaissance de la langue ne sert pas à être première de la classe, que la connaissance de la langue ne me mets pas du côté des gagnants, que la connaissance de la langue ne sert à rien, que rien est ma vocation. (p.71-72)

Rien est ma vocation. Comme Zouc. Des riens universels dont est tissée la vie.

Une femme drôle
Maryline Desbiolles
Éditions de l’Olivier, octobre 2010, 80 p., 11,20 €
ISBN : 9782879297224

(Vu 362 fois)
Shares